Francis Ghiles, chercheur spécialiste du Maghreb et ancien journaliste pour 18 ans au Financial Times était l’invité ce matin de Radio M, la webradio de Maghreb Emergent. Il a analysé la relation algéro-américaine sous la lumière de la stratégie des États-Unis pour l’Afrique et le contexte dans lequel le secrétaire d’Etat américain, John Kerry va se rendre à Alger, dès ce mercredi pour une visite de deux jours.
Francis Ghiles a d’abord relativisé le caractère « impromptu » attribué par certains candidats à la présidentielle à cette visite de John Kerry, lesquels ont estimé que le secrétaire d’Etat américain est venu apporter une légitimité à un régime à bout de souffle à la veille d’une joute électorale contestable ? «Les Etats-Unis ont des intérêts importants en Algérie et je ne pense pas que le contexte électoral en lui-même empêcherait les Américains de venir. Quant au timing, vu la crise ukrainienne, les horaires de Kerry changent littéralement tous les jours », a-t-il estimé.
Francis Ghiles a évalué ensuite la position de l’Algérie dans la stratégie américaine pour la région. «Les Américains donnent une place importance à l’Algérie, parce que dans leur stratégie vis-à-vis de l’Afrique il y a un axe qui n’est pas nouveaux : Algérie, Nigeria et Afrique du sud, deux sont anglophones, deux ont des ressources en hydrocarbures importantes et en Afrique du sud il y a une technologie que l’Algérie et le Nigeria n’ont pas. Cette stratégie vise à empêcher que la Chine ait la mainmise sur le pétrole et du gaz et d’autres produits minéraux. Aujourd’hui, cela va plus loin avec la crise ukrainienne. Les Américains sont inquiets que l’Europe fasse alliance ou plutôt baisse le pantalon devant les Russes puisque les Européens sont dépendants de la Russie à hauteur de 30% de leurs importations de gaz et les Américains veulent à tout prix éviter que l’Europe ne se rapproche de l’ex URSS. Donc, il y a une stratégie très claire, à savoir cimenter les relations entre l’Europe et l’Afrique dont l’Algérie et les USA dans cette perspective de redistribution des cartes mondiales qui est en train de se faire en ce moment », a-t-il expliqué.
Les Américains parlent de leur préférences en privé, pas en public
En ce qui concerne les sujets qui pourraient être abordés durant cette visite, Francis Ghiles indique : «Les américains sont soucieux que l’Europe ne diversifie ses ressources d’approvisionnement en énergie, notamment le gaz. Il y a aussi les négociations engagées avec les Palestiniens, l’affaire syrienne et toute une série de choses où l’opinion de l’Algérie peut avoir un intérêt pour les Américains. Il y a aussi la question du terrorisme qui constitue un souci dans un contexte plus large. Un contexte qui fait venir le secrétaire d’Etat américain à Alger, élection ou pas ». Mais, en effectuant sa visite dans un moment extrêmement gênant, John Kerry n’aura-t-il pas ouvert la porte aux spéculations quant aux préférences de Washington à l’intérieur du régime algérien en prévision de l’élection du 17 avril ? « Je n’ai aucune idée sur ce que Washington peut dire aux dirigeants algériens en privé. Mais, je pense que les américains s’ils ont envie de le faire, ils ne se priveront pas de donner en privé leur opinion aux dirigeants algériens. Or, de là à ce qu’il devient public, cela m’étonnerait », a-t-il avancé. A qui s’adresserait-il ? A l’armée, le chef d’Etat-major ou le chef du DRS ? Et à Francis Ghiles de répondre : «Qu’il ait des divergences au sein d’un système sécuritaire, cela ne constitue pas une situation inédite. Je suppose que les américains savent ce qui se passe dans ce domaine. Je pense qu’ils vont s’adresser à qui ils estiment être le bon ».
Les négociations entre les Etats-Unis et l’Iran appellent l’Algérie à jouer un rôle clé
Francis Ghiles n’a pas manqué de souligner le poids de l’Histoire dans les relations diplomatiques entre Alger et Washington. «Dans les années 60-70, l’Algérie a soutenu l’OLP, formé les commandos l’ANC, formé des guerrieros contre le l’empire portugais et pour cela elle était mal vue à Londres et Washington, mais l’histoire a donné raison à l’Algérie. Il y a une vielle histoire entre l’Algérie et les Etats-Unis. J’ajouterai deux choses qu’on oublie. Il y a eu l’Affaire des otages américains a Téhéran où Benyahia a laissé sa vie dans les négociations qu’il a tenté d’engager, son avion est sans doute descendu par Saddam Hussein, c’est en tout cas ce qu’on me dit souvent à Washington. Aujourd’hui, ses négociations sont engagées entre les Etats-Unis et l’Iran, elles sont les plus importantes depuis l’affaire des otages. El il serait normal de venir à Alger discuter peut-être de cela. Il y a toute une série de questions par le passé où l’Algérie, la diplomatie algérienne, l’armée algérienne, la sécurité algérienne ont été partie prenante. Je ne sais pas si elle peut jouer un rôle aujourd’hui mais, les sujets de conversations ne manquent pas », a-t-il dit.
L’Algérie peut jouer un rôle plus important sur la scène internationale
L’invité du mardi de Maghreb M a enfin situé la position de l’Algérie dans le contexte géopolitique actuel. «C’est un pays qui peut être moins important sans doute qu’il l’était il y a 20 ou 30 ans. Mais, il y a le poids de l’Histoire, les choses peuvent changer, la mémoire sert et dans le système algérien, il a y des diplomates, des officiers qui ont de l’expérience au sujet de l’Irak, l’Iran, la Palestine, la Syrie. Les américains doivent leur parler, cela m’étonne qu’ils ne leur parlent pas. L’Algérie pourrait jouer un rôle plus important que celui qu’elle joue aujourd’hui. C’est certain. Par ailleurs, la fiabilité de l’Algérie dans le respect de ses contrats de gaz qui est le b-à-ba d’une partie de sa politique étrangère. Elle n’a jamais failli à ses engagements commerciaux, même dans les années difficiles. Personne n’imagine que l’Algérie va arrêter le flux du gaz ou priver l’Espagne de gaz à cause de ses problèmes avec le Maroc. L’Europe cherchera à diversifier ses ressources. A quel point le gaz algérien peut être développé, on ne sait pas mais. L’Europe sera amenée naturellement à demander à l’Algérie si elle pouvait exporter plus de gaz. Pour contrer la Russie, autant il y aurait intérêt géostratégique pour les Américains de faire venir le gaz nigérien en Algérie, autant il y aurait des intentions en filigrane d’apporter le gaz iranien (2e réserve mondial) et qataris (3e réserve mondial) par le sud de la Méditerranée à travers un nouveau gazoduc où l’Algérie est encore dans une position clé pour fournir l’Europe », a-t-il conclu.