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Avant de parler d’intégration africaine, il faut une plus grande intégration maghrébine (A. Kateb, économiste, interview)

Par Yacine Temlali
mars 29, 2018
Avant de parler d’intégration africaine, il faut une plus grande intégration maghrébine (A. Kateb, économiste, interview)

L’économiste Alexandre Kateb commente dans cette interview la signature le 21 mars dernier à Kigali, l’accord prévoyant l’instauration d’une zone de libre-échange continentale. Il rappelle que l’intégration africaine doit commencer, par une plus grande intégration aux niveaux sous-régionaux, autrement dit, pour les Etats maghrébins, au niveau de l’UMA, qui est aujourd’hui, estime-t-il, une « coquille vide ».

 

 

Maghreb Emergent : Compte tenu de l’état des économies des pays africains, l’Afrique peut-elle tirer bénéfice de cette zone de libre-échange continentale (ZLEC) ? 

 

Alexandre Kateb : L’Afrique, ce sont 54 pays et autant d’économies, qui sont organisées sur une base sous-régionale. L’unité pertinente est donc la sous-région. Il y en a cinq : l’Afrique du Nord, l’Afrique de l’Est, l’Afrique du Sud, l’Afrique de l’Ouest et l’Afrique centrale. Avant de parler d’intégration économique et commerciale au niveau continental, il faut examiner la situation au niveau de ces différentes zones, qui sont à des degrés très hétérogènes d’intégration.

A cette dimension géographique s’ajoutent les dimensions historiques et culturelles, qui expliquent, par exemple, qu’il y a en Afrique de l’Ouest un clivage entre un ensemble francophone constitué des pays de l’UEMOA, et un ensemble anglophone constitué du Nigéria et du Ghana. Chaque zone comporte un ou deux moteurs qui doivent jouer leur rôle pour entraîner les autres pays de la zone, et accepter certains coûts associés au leadership. C’est le cas avec l’Afrique du Sud, qui joue ce rôle au sud du Continent. Le Nigéria, lui, a, jusqu’à présent, été moins actif dans sa zone.

C’est pourquoi, avant que la zone de libre-échange continentale ne devienne une réalité, il faudra que beaucoup de progrès soient accomplis aux niveaux sous-régionaux. La ZLEC n’est que le dernier étage de la fusée, qui ne pourra pas décoller avant que les étages inférieurs ne soient opérationnels.

 

Plusieurs pays n’ont pas signé cet accord (le Benin, le Botswana, le Burundi, l’Erythrée, la Guinée-Bissau, le Lesotho, la Namibie, le Nigeria, la Sierra Leone, l’Afrique du Sud et la Zambie). Est-ce que, selon vous, cela peut rendre ce projet utopique?

 

Selon le texte de l’accord sur la ZLEC, il faut et il suffit que 22 pays signataires procèdent à la ratification de l’accord pour que ce dernier devienne effectif. Donc, le projet n’est pas invalidé par l’abstention des pays que vous citez. Mais politiquement, le fait que le Nigéria et l’Afrique du Sud, qui sont tout de même les deux premières puissances économiques du continent, suspendent leur participation à l’accord, est significatif de la complexité du processus qui a été lancé, et de son caractère éminemment politique. Le Président du Rwanda, président en exercice de l’Union Africaine et architecte de cet accord, peut bien proclamer que la ZLEC a été lancée, il n’en demeure pas moins que de nombreuses questions demeurent, et qu’il faudra du temps pour mettre tout le monde d’accord. 

 

Pourquoi cet abstention selon vous ? 

 

Il y a plusieurs raisons à cela. Des raisons techniques d’abord, qui sont liées à la complexité du processus lancé, nécessitant de déployer des efforts considérables pour que la ZLEC ne soit pas une coquille vide, qui n’existe que sur le papier. Car il ne faut pas oublier que ce qui a été signé à Kigali, c’est uniquement un accord sur la mise en place d’un cadre d’organisation du commerce intra-africain. Rien n’a été signé concernant les dispositions sur le fond, notamment le démantèlement tarifaire pour les échanges de biens et services, l’harmonisation des barrières non tarifaires, ainsi que les autres sujets couverts, qui répliquent les grands piliers du commerce international – tel qu’il est organisé aujourd’hui au sein de l’OMC -, et les questions spécifiques à une zone de libre-échange. Il y en a deux en particulier qui sont importantes : la question de la flexibilité accordée aux différents pays signataires pour ne pas appliquer les règles tarifaires ou pour en exempter certains produits sensibles ; et la question des règles d’origine. Ces dernières permettent de déterminer si un produit est éligible ou non aux préférences accordées dans le cadre de ZLEC. Cela doit éviter la réexportation au sein de la zone de produits importés d’autres régions du monde – par exemple, en provenance d’Europe ou d’Asie – avec un taux d’intégration local insuffisant. Ce qui viderait la ZLEC de sa substance.

Le problème se pose tant qu’il n’y a pas d’union douanière et que chaque pays de la ZLEC applique ses propres droits de douane vis-à-vis de l’extérieur de la zone. C’est, par exemple, l’un des arguments avancés par les industriels du Nigeria pour bloquer l’adhésion du Maroc à la CEDEAO, en arguant que le Maroc est un hub offshore pour l’Union européenne, à laquelle il est lié par un accord approfondi. C’est le cas aussi de l’île Maurice, qui n’applique quasiment aucun droit de douane sur les produits importés du reste du monde.

Il y a aussi des interrogations sur l’impact que cet accord pourrait avoir pour les industries et secteurs sensibles des pays concernés en intensifiant la concurrence, à l’heure où la plupart des pays africains – y compris le Nigeria – ne disposent pas d’une base industrielle très forte et où un certain degré de protection est nécessaire pour développer le tissu économique. Abaisser encore davantage les barrières, qui plus est avec des pays plus avancés comme l’Afrique du Sud, risquerait de balayer les industries naissantes de plusieurs petits pays comme le Bénin ou le Botswana, mais aussi de certaines provinces au Nigéria. Sans parler du secteur agricole, où les écarts de productivité sont encore plus importants entre pays, et où il y a une dimension stratégique liée à la sécurité alimentaire. Poursuivre l’intégration panafricaine en l’axant uniquement sur le volet commercial, sans construire en parallèle un système de solidarité et de soutien aux pays et provinces les moins avancés, risquerait d’aggraver la polarisation et les inégalités à l’échelle du continent. Cela ne ferait que déplacer, au sein de l’Afrique, l’argument souvent avancé de l’exploitation néocoloniale des pays africains par les pays du Nord. 

 

Parmi les objectifs de cet accord, la création d’une union douanière et une réduction des tarifs commerciaux dans les échanges intra-africains. Qu’est-ce que ceux-là peuvent apporter à l’Algérie qui tente à exporter sa production vers l’Afrique ?

 

Encore une fois, le projet n’en est qu’à sa phase initiale et il faudra des années avant que la ZLEC ne devienne une réalité tangible et commence à avoir un impact sur le commerce intra-africain. J’ai mis en évidence les risques qu’elle comporte, mais il ne faut pas oublier aussi l’aspect positif, à savoir un effort des Africains pour se réapproprier les mécanismes de régulation du commerce international et harmoniser les pratiques et les normes très hétérogènes qui existent à l’échelle du continent, entre les différentes sous-régions et communautés économiques associées.

Pour la première fois depuis des années, il y a une volonté de relancer l’intégration économique africaine, en lui donnant un contenu concret, à travers la thématique du commerce. L’union douanière continentale ne verra pas le jour de sitôt. Pas avant vingt ou trente ans. Il y aura beaucoup de problèmes à surmonter avant cela. Pour l’Algérie, la ZLEC peut être un plus, en lui permettant d’exporter plus facilement ses produits vers les autres pays d’Afrique, comme elle peut comporter des risques, en ouvrant davantage le marché intérieur à la concurrence. Notamment aux producteurs agricoles et aux industriels d’Afrique du Sud, du Nigéria, du Kenya ou même d’Ethiopie. Tout dépendra de la capacité de l’Algérie à diversifier son économie et à développer la compétitivité des entreprises et produits locaux. Jusqu’à présent les bilans qui ont été faits, concernant l’intégration commerciale de l’Algérie à l’Union Européenne, via l’accord d’association, et sa participation à la Zone Arabe de libre-échange, sont plutôt négatifs. Est-ce la faute à ces partenaires ou à l’Algérie elle-même ? La réponse c’est que l’ouverture commerciale est bénéfique à condition que l’économie soit mise à niveau et que les réformes structurelles soient engagées. C’est sur ce point que l’Algérie est encore très en retard. 

 

Est-ce que l’exemple des débuts de l’Union Européenne peut être un exemple valable dans la zone africaine ?

 

Ce n’est pas comparable. Les circonstances historiques, géographiques et politiques sont très différentes. Ce qui est intéressant, c’est que l’Union européenne est née sur une base, qui articulait la politique industrielle et le développement économique avec la création d’une zone de libre-échange et d’un marché commun. En effet, le traité de Paris de 1951 instituant la CECA, concernait des produits stratégiques – le charbon et l’acier -, nécessaires pour mettre en œuvre la reconstruction de l’Europe occidentale après la Seconde guerre mondiale. Il était prévu plusieurs dispositifs pour réindustrialiser l’Europe, en fournissant des crédits aux sidérurgistes, et des compensations aux travailleurs et aux régions touchées par les fermetures des aciéries devenues non compétitives. Les deux dimensions allaient de pair, ce qui a garanti l’acceptabilité politique et sociale et le succès de la démarche. Les institutions qui ont été créées sont devenues les piliers de l’Union européenne que l’on connaît aujourd’hui.

Dans le cas africain, l’expérience des différences communautés sous-régionales montre que l’efficacité des institutions créées est relativement faible. C’est aussi le cas des institutions de l’Union africaine, dont le rôle, sur le plan économique, était jusqu’à présent inexistant. Il faut tirer les leçons du passé et, en premier lieu, de l’expérience africaine, de ses quelques réussites et de ses nombreux échecs, avant de s’inspirer de l’Union européenne, de l’ASEAN ou d’autres communautés extrarégionales.

 

Est ce que, selon vous, les conflits politiques entre certains pays (Algérie-Maroc par exemple) peuvent entraver à la réalisation de ce projet ?

 

Je ne crois pas que cela entravera la réalisation de ce projet. Mais dans le cas précis de l’Algérie et du Maroc, ce conflit a hypothéqué le développement de la seule organisation sous-régionale à laquelle l’Algérie est affiliée, à savoir l’UMA. Cette dernière est une coquille vide.

Pour l’Algérie, le véritable défi consiste d’abord à réactiver l’UMA et d’accroître l’intégration économique et commerciale avec ses voisins immédiats, avant de penser à l’échelle continentale.

L’Algérie se retrouve aujourd’hui isolée dans un partenariat inégal et asymétrique avec l’Union européenne, alors qu’elle aurait pu tirer des bénéfices substantiels de l’intégration économique du Maghreb. Ce ne sont pas tant les conflits politiques qui empêchent cela, que la peur des dirigeants de perdre le contrôle sur l’activité économique. C’est un problème qui est avant tout algéro-algérien.

 

Interview réalisée par Aboubaker Khaled

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