Le professeur Nour Meddahi de la Toulouse Schools of Economics (TSE) cosignataire de plusieurs papiers sur les politiques économiques en situation de contre choc pétrolier en Algérie livre un entretien exclusif à Maghreb Emergent. Première partie la banque d’Algérie et les enjeux de politique monétaire après le départ du gouverneur Mohamed Laksaci. A lire absolument.
Vous êtes d’accord pour dire que l’inflation a été maîtrisée comme jamais depuis l’indépendance ces dix dernières années en Algérie ? Quelle est la part de l’inflation importée dans cette performance ?
Effectivement, l’inflation est restée sous contrôle, avec une moyenne de 4% sur la période 2001-2015, contre une inflation de 2,15% aux Etats-Unis. C’est d’autant plus remarquable que l’écart entre ces deux moyennes est inférieur à celui de la période 1975-1985 (9,9% pour l’Algérie et 7,4% pour les Etats-Unis) alors que les prix algériens étaient administrés à cette époque-là.
L’inflation algérienne a été faible depuis une bonne dizaine d’années du fait d’une faible inflation importée et d’une inflation endogène modérée. Ainsi, l’inflation mondiale a été faible depuis une quinzaine d’année, pour trois raisons. D’abord, l’arrivée massive des produits chinois a freiné la progression des prix de tous les produits manufacturiers. De plus, les prix des produits agricoles ont certes augmenté mais dans des proportions raisonnables, avec de fortes baisses en 2015. Enfin, la crise financière mondiale de 2008 a plombé l’économie mondiale, et on se retrouve avec des économies proches de la déflation, en particulier l’Europe qui est un partenaire économique très important, notamment pour nos importations. L’inflation importée a donc été faible.
On peut tout de même attribuer le mérite de « l’inflation endogène modérée » à une politique monétaire contraignante de la banque d’Algérie sous Mohamed Laksaci ?
L’inflation endogène a été principalement tirée par les produits frais. Le principal outil de la Banque d’Algérie pour la lutte contre l’inflation est son taux directeur, c’est-à-dire le taux auquel elle prête l’argent aux banques commerciales. Suite à la montée des prix du pétrole au début des années 2000, le système bancaire a été inondé par les liquidités monétaires. La conséquence a été que les banques commerciales n’ont plus eu besoin du refinancement de la Banque d’Algérie, qui a perdu son principal outil de politique monétaire. Pour pouvoir lutter contre l’inflation qui pourrait être entrainée par une disponibilité élevée de la monnaie, la Banque d’Algérie s’est lancée dans un programme de reprise des liquidités. C’est une politique recommandée par certains experts en politique monétaire qui a manifestement porté ses fruits avec un taux moyen d’inflation de 4% sur la période 2001-2015. Deux années seulement ont connus une inflation supérieure à 5% : d’abord en 2009 qui a connu une inflation de 5,7%, suite à la baisse du dinar suivant la crise financière mondiale et la baisse du prix du pétrole de l’époque. Ensuite, l’année 2012, où l’inflation a été de 8,9% suite à la très forte hausse en 2011 des salaires dans le secteur public avec effet rétroactif et aussi du salaire minimum (+20%). La politique de reprise des liquidités était sans effet important face à la hausse de la masse monétaire et de l’inflation car cette dernière était tirée par la consommation des ménages. Seule l’épargne pouvait lutter contre l’inflation. A l’époque, j’avais recommandé l’augmentation des taux de rémunération de l’épargne pour la rendre plus attractive et freiner la consommation des ménages et l’emballement des importations. Rien n’a été fait, et le problème persiste à nos jours. Il a fallu l’arrivée des programmes de logements pour inciter nos compatriotes à plus d’épargne pour ramener l’inflation à des niveaux nettement en dessous de la moyenne de la période (+3,3% en 2013 et 2,9% en 2014). Donc on peut dire, pour répondre à la question, que le contrôle de l’inflation a été une réussite de la période Laksaci.
Vous avez dans un papier à plusieurs mains, pointé en 2015, le fait qu’une année après le contre choc de juin 2014 la dévaluation du dinar était moins ample que celle du Rouble et de la couronne Norvégienne. Aujourd’hui que Mohamed Laksaci a été remercié il se dit qu’il a été victime du « lobby des importateurs ». Est-ce que la banque d’Algérie a été si « entreprenante » que cela dans l’ajustement par la baisse de la valeur du dinar ?
Effectivement, nous avions affirmé à l’époque que la baisse du dinar était nettement plus faible que le rouble russe et la couronne norvégienne. C’est encore le cas, au moins par rapport au rouble russe. Si on compare ces trois monnaies, on peut observer qu’entre fin juin 2014 et fin mai 2016, le dinar a baissé par rapport au dollar américain de 28%, le rouble russe de 47,5% et la couronne norvégienne de 24%, alors que le prix du pétrole a baissé de 55%. Les baisses par rapport à l’euro sont par contre plus faibles : 13,2% pour le dinar, 37% pour le rouble et 9,4% pour la couronne. La comparaison du dinar avec ces deux monnaies est intéressante, car d’une part la Russie et la Norvège ont des économies fortement liées aux hydrocarbures, et que la valeur du rouble et de la couronne sont fixées par les marchés financiers et non pas par les banques centrales de ces pays comme c’est le cas pour l’Algérie. L’économie norvégienne est beaucoup plus diversifiée que l’économie algérienne, les finances publiques sont dans un bien meilleur état (surplus de 5,7% de PIB en 2015 contre un déficit budgétaire de 16% pour l’Algérie), mais sa monnaie a baissé de 24%. D’ailleurs les politiciens et les agents économiques norvégiens, à commencer par le Gouverneur de la Banque Centrale de la Norvège, se sont réjouis de la baisse de la couronne car c’est un ajustement nécessaire suite à l’effondrement du prix du pétrole. La Banque d’Algérie a fait convenablement son travail en baissant la valeur du dinar ; on peut appeler cela un glissement ou une dévaluation, ce n’est pas important. Ce qui est important c’est que la Banque d’Algérie a fait son travail.
La banque d’Algérie a fait son travail, mais des voix se sont exprimées récemment, dont celle du FMI, pour considérer que le dinar reste surévalué. Vous le pensez aussi ?
Je le pense aussi. Le FMI a publié en 2008 une étude sur le taux de change réel algérien. En prenant la relation estimée par ce document, j’arrive à une valeur de 123,5 dinars pour un dollar, et non pas 110,5 dinars comme c’est le cas actuellement. Autrement dit, le dinar est surévalué de près de 12%. C’est mauvais pour l’économie du pays et c’est de fait une prime aux importations. Evidemment, à l’échelle individuelle, personne n’aime la baisse du dinar (ou l’augmentation des impôts), mais à l’échelle collective la baisse du dinar est une nécessité économique. Il ne faut surtout pas refaire les erreurs du passé comme celle de la période 1986-1988 qui a vue par exemple la valeur du dinar augmenter de 6,8% en 1986 ; un acte de folie que le pays a lourdement payé par la suite.
… Et pour revenir au lobby des importateurs…
Clairement, la Banque d’Algérie est devenue une cible de ce lobby à cause de la baisse du dinar, des différentes mesures de limitation des capacités des banques commerciales à financer les importations. Mais le vrai tournant, c’est la domiciliation électronique qui est un outil très efficace contre la fraude et la surfacturation. L’annonce a été faite le 14 mars, avec effet le 15 mars. La Banque d’Algérie, en particulier son Gouverneur, ont connus des attaques politiques très virulentes pendant les deux semaines qui ont suivis. Du jamais vu depuis le recouvrement de l’indépendance du pays. Il faut espérer pour l’économie du pays que ces différentes mesures ne soient pas remises en cause par la nouvelle direction de la Banque d’Algérie, et que la baisse du dinar va continuer car il est surévalué et que le déficit budgétaire est gigantesque. Pour conclure, franchement, je ne pense pas que ça soit seulement le lobby des importateurs qui soit à l’origine du départ de Mohamed Laksaci. D’autres forces ont probablement contribué à ce départ.
Quelle politique de change vous préconisez donc en contexte de contre choc pétrolier ?
Cette question contient plusieurs volets : la façon de fixer le taux de change ; les allocations touristiques, études, santé ; le change parallèle ; le développement de produits de couverture des devises.
Pour la fixation du taux de change, je pense que le système actuel est adéquat. En particulier, je suis totalement opposé à une convertibilité du dinar. Depuis quelques mois, nous observons des interventions qui réclament la convertibilité du dinar pour une bonne transformation de l’économie. Par exemple, un financier de la place d’Alger vient de déclarer à l’agence Bloomberg que la priorité du nouveau Gouverneur devrait être un taux de change plus flexible. Une économie rentière comme l’Algérie ne peut pas se permettre un tel luxe ; d’ailleurs notez bien que nos voisins maghrébins n’ont pas une monnaie convertible et exercent un contrôle de capital.
Si la convertibilité du dinar est instaurée, nous aurions une fuite massive des capitaux, ce qui amènera une forte baisse du dinar, amenant différents lobbies à faire pression sur la Banque d’Algérie pour qu’elle défende le dinar et qui serait obligée d’injecter plus de devises des réserves de change. En un temps record, une année peut-être, les réserves de change se retrouveraient presque à vide. Je ne parle pas de politique fiction ; il suffit de voir ce qui s’est passé en Russie depuis juin 2014. Plus de 200 milliards de dollars ont quitté la Russie en 2014 et 2015, et près de 400 milliards depuis 2010. Notez bien qu’un intérêt important pour ceux qui veulent transférer leurs dinars est son utilisation. Ces personnes pourraient le faire par le change parallèle ; le problème est que la législation en Europe s’est durcie et que ces fonds sont difficilement utilisables pour l’investissement ou le placement dans l’immobilier. Un transfert bancaire règlerait ce problème.
Pour ce qui est des allocations pour le tourisme, les études, les soins et les déplacements des hommes d’affaires, je pense que la réglementation devrait s’aligner sur celles de nos voisins : à peu près 3000 euros pour le tourisme ; 1000 euros par mois pour les études, plus les frais de scolarité ; etc… Le pays a assez de devises pour se le permettre, quitte à annuler cette politique au bout de quelques années s’il s’avère qu’elle est trop coûteuse en devises et sans effet sur le change parallèle. Il m’a été dit que la Banque d’Algérie a fait des propositions dans ce sens. Manifestement, il y a eu rejet de ces propositions.
Pas de convertibilité intégrale du dinar mais des allocations tourisme et études plus conséquentes, est-ce suffisant pour réduire le déstabilisant écart entre le taux officiel et le taux parallèle du dinar ?
Je ne le pense pas. Augmenter les allocations tourisme et études va diminuer la demande de devises sur le marché parallèle, ce qui va naturellement diminuer l’écart entre les deux taux du dinar. Mais il y a une autre demande tirée par la fuite des capitaux, par exemple pour investir dans l’immobilier, qui ne sera pas satisfaite et qui fera donc monter le taux parallèle au-dessus du taux officiel. Vous savez, la différence entre les deux taux, actuellement de l’ordre de 50%, pose deux problèmes importants. Les allocations citées ci-dessus sont trop faibles, ce qui amène ces personnes à passer par le change parallèle, ce qui n’est pas normal. Par exemple, une bonne partie de la classe moyenne ne peut pas envoyer ses enfants faire des études à l’étranger ; c’est particulièrement important pour les Master où le niveau local est vraiment faible, avec des conséquences importantes sur la transformation et la modernisation de l’économie du pays. Relever les allocations de voyage et études règlerait ce problème. Le second problème est lié aux surfacturations des importations. Une telle différence entre les deux taux de change crée de fortes incitations à la surfacturation. C’est les services de douanes, des impôts, et bancaires qui doivent lutter contre ce fléau. L’introduction de la domiciliation électronique est un outil très utile dans cette lutte.
Pour terminer, je suis évidemment favorable au développement de produits de couverture des devises. Les économistes sont toujours favorables au développement de produits d’assurance contre les risques, dans ce cas le risque étant une baisse de la valeur du dinar pour l’importation des produits utilisés dans l’industrie et les services. Ceci dit, la Banque d’Algérie ne peut pas le faire tant que le dinar est surévalué. Un tel produit n’a de sens que lorsque le dinar est à sa propre valeur, sinon ce serait une subvention de la Banque d’Algérie et des banques aux opérateurs économiques.
Vous avez également critiqué l’écart trop important laissé aux banques commerciales entre le taux de rémunération de l’épargne et le taux d’intérêt du crédit, souvent plus de 04 points. Est-ce-que ce n’était pas la responsabilité du régulateur, la banque d’Algérie, de réduire cet écart pour obliger les banques à mieux collecter l’épargne ?
Ces deux taux doivent être au-dessus de l’inflation. Ce spread est élevé car la rémunération de l’épargne (au tour de 2,5%) est nettement inférieure à l’inflation (pas loin de 5%) alors que le taux de crédit est bien supérieur à l’inflation (6,5%). La Banque d’Algérie ne peut pas obliger une banque à augmenter la rémunération de l’épargne. Son principal outil pour le faire est le refinancement des banques et donc son taux directeur. Or les surliquidités ont complètement gelé cet outil. Le problème vient des banques publiques. Elles représentent pas loin de 90% du marché et appliquent les mêmes taux. C’est de fait une situation de monopole. La tutelle de ces banques, c’est-à-dire le Ministère des Finances, aurait pu ordonner aux banques publiques de relever le taux de rémunération de l’épargne. Il ne l’a pas fait car il tirait avantage de ce pouvoir monopolistique. Encore mieux, il aurait dû emprunter sur le marché local et non pas injecter massivement de la monnaie qui a amené les surliquidités, empêchant les marchés financiers de se développer. Il se retrouve maintenant dans le besoin de s’endetter localement mais il fait face à un marché chétif, malgré une rémunération de l’emprunt obligataire nettement au-dessus de tout ce qui est proposé sur le marché.
Ceci dit, je ne connais pas les textes, mais la Banque d’Algérie en tant que régulateur a probablement un arsenal juridique pour s’attaquer à des situations de monopoles, ce qu’elle n’a pas fait. Dans le cas contraire, elle aurait dû demander la modification de la législation. Je ne sais pas si elle l’a fait.
Est-ce que-vous vous attendez à des progrès de ce côté dans le nouveau contexte de rareté des ressources financières ?
La rareté des ressources financières va assécher les surliquidités et redonner à la Banque d’Algérie la possibilité d’avoir de l’influence sur le taux de rémunération de l’épargne. Par ailleurs, l’emprunt obligataire propose une rémunération de 5% et 5,75%, rémunérations qui sont au-dessus de l’inflation et nettement au-dessus de la rémunération du marché. Donc tout devrait pousser pour l’augmentation de la rémunération de l’épargne. Mais la situation de monopole dont j’ai parlé ci-dessus pourrait soit empêcher un taux de rémunération de l’épargne au-dessus de l’inflation, ou aboutir à des taux de crédit nettement au-dessus des niveaux actuels. Je tiens à préciser que la Banque d’Algérie peut par-contre mettre un maximum aux taux ; la législation lui permet de définir un taux excessif. Ceci pourrait s’avérer très utile dans l’avenir pour empêcher les banques d’appliquer des taux de crédits exorbitants.