Un an ! Un an de prison, c’est long, très long, trop long ! Et elle est encore plus longue la peine que l’on persiste à infliger à Ihsane El Kadi, à sa génération et celles qui ont suivi, à tous ces Algériens qui cherchent, parfaitement conscients d’être dans un monde dur, complexe et mouvant, à être à la hauteur du combat de ceux qui avaient fermement décidé que ce peuple méritait d’être libre et qu’il allait imposer, par le combat, un dur combat, son humanité niée et méprisée. C’est encore plus dur pour l’Algérie qui subit, d’une décennie à l’autre, la perte continue de sa sève, de ces gens formés qui finissent, de guerre lasse, à partir.
Le 24 décembre 2022, dans la nuit, et contrairement aux procédures prévues par la loi, Ihsane El Kadi a été raflé chez lui et le lendemain, menotté et avec une volonté évidente de le “montrer”, on le ramène au siège d’Interface Média, près de la place Maurice Audin, pour en embarquer le matériel et poser les scellés. Un mois auparavant, Ihsane El Kadi, expliquait les raisons d’une de ses multiples arrestations et interrogatoires par l’existence au sein du régime d’une volonté manifeste de “désertifier” le paysage médiatique. Il expliquait que Maghreb Emergent et Radio M qui ne peuvent pas “revenir en arrière” dans leur travail professionnel, étaient clairement dans le collimateur.
Un an plus tard – et si les sites Maghreb Émergent et Radio M – maintiennent, vaille que vaille et dans des conditions très difficiles, ce “non-retour en arrière” – il est difficile de ne pas voir l’ampleur de la désertification du champ des médias en Algérie. Au point que même des informations concernant l’Algérie et disponibles à profusion sur Internet, sont évitées par les médias autorisés.
Ce mot de “désertification” est terrible. C’est une triste réalité géographique de notre pays où les terres sont graduellement mangées par le désert malgré l’ambition du programme du “Barrage vert”. A ce propos d’ailleurs, officiellement, le barrage vert est relancé, et il faut espérer qu’il y aura de la suite dans les idées et les actions.
Mais la désertification en Algérie est aussi une réalité humaine et politique, celle de l’exclusion, de la répression et du déni de citoyenneté, qui aboutit, trop souvent, au nom de grands discours sur l’unité nationale et les intérêts supérieurs de la nation – à un appauvrissement et à une régression terrible de la capacité de brainstorming collectif national. De plus, ce n’est pas une désertification lente, mais un processus qui happe régulièrement une partie de ceux qui ont des valeurs et des compétences avérées et qui finissent par ne plus supporter de se voir contraints à accepter une forme de renoncement face à une gouvernance médiocre qui se dissémine aussi bien dans l’administration qu’à travers l’ensemble de la société. On a eu ainsi, avec une régularité dramatique, des départs discrets, silencieux, ou chargés d’une rage silencieuse, qui atteignent rapidement une masse critique, et fait reculer, à une échelle incalculable, notre capacité de réflexion collective.
Je n’ai jamais entendu Ihsane juger ceux qui partent, et d’ailleurs, il a toujours considéré – par volonté d’optimisme – qu’ils font toujours partie de “nous” et qu’ils ont des choses à dire dans le débat national empêché, car l’espace national, celui où sont censés se dérouler les débats et les compétitions, est totalement obstrué par la prégnance d’une vision policière de la société. Ihsane qui a grandi dans le voisinage des héros qui ont libéré le pays ne peut pas, comme de nombreux membres de sa génération, ne pas se sentir tenu par un devoir patriotique et citoyen d’accomplissement. Car, oui, ces héros, souvent très éprouvés par les échecs des dernières décennies, ont porté en eux un sentiment d’inaccomplissement et nous l’ont transmis de mille et une manières. Cette volonté d’accomplissement s’exprime sans discontinuer depuis octobre 1988, malgré une terrible guerre intérieure, par la quête des libertés et de l’État de droit.
La génération d’Ihsane, souvent marquée à gauche, a définitivement compris que la démocratie, la citoyenneté et l’Etat de droit sont les seuls véritables moyens de parvenir à la justice sociale et de sortir de cette hogra que notre ADN ne peut supporter. Depuis l’appel de l’UGEMA du 19 mai 1956 pour que les étudiants se mettent en grève et rejoignent les rangs de l’ALN, nous savons qu’avoir de l’instruction oblige et crée un devoir, une responsabilité… “La fausse quiétude dans laquelle nous nous sommes installés, ne satisfait plus nos consciences”.
Le combat d’Ihsane se situe naturellement dans la continuité de celui de nos aînés. Il est absolument anormal que sa fidélité à l’engagement fondateur soit punie de prison. Et, à l’issue d’un an d’incarcération, nous espérons vivement que les appels pour sa libération soient entendus.
Saïd Djaafer