Les commissions de Saipem arrivaient bien chez Chakib Khelil via la filière Bedjaoui-Habour-Najat Arafat, l’épouse de l’ancien ministre de l’Energie. Elle est le premier maillon exposé que cible la contre-attaque de l’ex DRS finalement relayée par le général à la retraite Khaled Nezzar.
Maghreb Emergent a pu consulter une partie des documents qui ont fondé l’enquête publiée ce mardi 11 mai par le site Algérie Patriotique édité par l’un des fils du général à la retraite Khaled Nezzar. Si les informations se recoupent, les sources ne se sont forcément les mêmes. Elles sont proches de l’appareil judiciaire dans le cas de Maghreb Emergent. Leurs informations sont étayées par des vérifications effectuées depuis un mois aux Etats Unis et en France. Elles ne sont pas démenties par d’autres sources informées des contenus de l’enquête du DRS qui a abouti à la chute de Chakib Khelil au printemps 2011. Najat Khelil née Arafat détenait un sous-compte sur le principal compte d’affaires de la filière du scandale Saipem. Il s’agit d’un compte de la Bank Audi Saradar à Beyrouth sur lequel Pearl Partners de Farid Bedjaoui a redistribué 34,3 millions de dollars de commissions Saipem. Titulaire principal de ce compte : Omar Habour, l’ami de 50 ans de Chakib Khelil, son hologramme bancaire et gestionnaire de patrimoine. Le nom de Najat Khelil née Arafat qui figure comme détenant ce sous compte au Liban apparait dans le rapport d’une commission rogatoire internationale en 2011. Cette information est l’une des plus précises qui a fondé l’inculpation de Chakib Khelil par le tribunal de Sidi M’hamed et l’émission d’un mandat d’arrêt international contre lui son épouse et ses deux fils le 12 août 2013 par le procureur général près du tribunal d’Alger, Belkacem Zeghmati. Elle apportait la preuve tangible dans le scandale de Saipem que c’est les Khelil qui se tenaient au bout de la chaine de flux de paiement transitant par Farid Bedjaoui, puis principalement par Omar Habour.
Un système de camouflage éventé
L’épouse de Chakib Khelil a donc eu accès à un compte bancaire disposant d’une provision de 34,3 millions de dollars provenant quasi directement des activités de Saipem en Algérie entre fin 2007 et fin 2010. Cela ne diminue en rien de l’importance des informations révélées par Algérie Patriotique, même si elles impliquent des montants inférieures. Une source algérienne résidente aux Etats-Unis nous a expliqué que connaissant le système fiscal local et la surveillance des flux suspects, les Khelil ont choisi de ne pas rapatrier beaucoup de cash vers les Etats Unis. Les opérations enregistrées sur le compte Sun Trust Bank de Mme Najat Khelil font état d’une entrée de 1 421 000 dollars provenant, comme rapporté par Algérie Patriotique, d’un compte détenu par Omar Habour. Le couple Khelil a cumulé entre 2004 et 2011 un avoir de 1,4 million de dollars sur un autre compte détenu en commun. C’est le système de camouflage des flux qui a nécessité une multiplication des intermédiaires, des sociétés-écrans (révélées dans le Panama Papers) et les comptes bancaires. L’ancien ministre de l’énergie en détenait trois aux Etats Unis en dehors de cinq comptes en Suisse. Un avocat a engagé une bataille judiciaire en janvier 2014 pour empêcher la levée du secret bancaire sur les comptes de Chakib Khelil en Suisse, une bataille qui a tourné contre le prévenu en février 2015 mais qui a été abandonnée par le ministère public algérien. Alger ne veut plus savoir de combien ont été provisionnés les comptes suisses de Chakib Khelil. La compagnie Pearl Partners de Farid Bedjaoui a signé un contrat avec Saipem le 27 octobre 2007 au terme duquel la filiale du pétrolier italien ENI lui reverserait 3% du chiffre d’affaires réalisé en contrats en Algérie au delà de cette date. Saipem a engrangé près de 6,9 milliards de dollars en trois ans et Pearl Partners a reçu 197 millions de dollars sur ses comptes à Hong Kong et Singapour.
Une stratégie attentiste qui a semé le doute
La parution de l’enquête de Algérie Patriotique apparaît comme le coup d’envoi d’une contre attaque des secteurs de l’armée, l’ancien DRS en particulier qui a subi le retour et la tentative de réhabilitation de Chakib Khelil comme une humiliation. Les anciens du DRS, leur chef historique en premier, avaient été pris de vitesse par les évènements de ces dernières semaines. Le scénario d’un Chakib Khelil faisant le tour des zaouias dans le pays et campant le personnage de la victime persécutée sur les plateaux de télévision était un scénario politiquement impensable encore au début de cette année. La réaction a beaucoup tardé. Le général à la retraite Toufik, patron du service de renseignement algérien durant 25 ans, est connu pour sa prudence opérationnelle. L’enquête qui a confondu Chakib Khelil est en grande partie celle de ses éléments. Sa réhabilitation en cours les a fait basculer subitement dans le rôle des bourreaux. Le général Toufik a pris le pari de laisser le clan Bouteflika rattraper le délire de Chakib Khelil et l’inviter à jouir discrètement de l’impunité dont il bénéficie pour l’heure. Cette démarche attentiste tablait secrètement aussi sur l’auto-affaissement de l’opération « revamping » Khelil sous le poids des faux pas qu’il accumule dans sa frénésie d’apparitions publiques. Mais cette posture du « laisser dire » a atteint ses limites lorsqu’il s’est confirmé que le clan Bouteflika a perdu sa boussole politique avec l’aggravation de l’incapacité du président et que personne, surtout pas Said Bouteflika, ne ramènerait Khelil à la raison. Des secteurs de l’ancien réseau clientéliste du DRS ont été saisis par le doute sur la capacité des militaires déchu du Bouteflikisme à rester des acteurs qui comptent dans la vie publique. Ce doute s’est accompagné d’un autre sur la culpabilité réelle de Khelil dans l’opinion publique matraquée par le forcing de Ennahar TV pour le « laver plus blanc que blanc ». Des pressions se sont, en conséquences, faites plus inquiètes ces derniers jours pour que les informations précises sur, notamment, l’enrichissement personnel de Chakib Khelil et de sa famille durant l’exercice de ses fonctions ministérielles, trouvent un accès vers les Algériens. Maghreb Emergent a bénéficié de la fuite sur le compte secondaire de Mme Najat Khelil au Liban et de son importance décisive (34, 3 millions de dollars) il y a près d’un mois. Le journal a choisi de prendre le temps de la vérifier. Mais aussi de comprendre qu’elle était la stratégie des acteurs de ce film surréaliste. Celle de Chakib Khelil demeure illisible. Celle des anciens du DRS et de l’armée paraît aujourd’hui plus claire. Elle porte encore l’empreinte du général Toufik : ne pas tirer toutes les munitions d’un coup. Cela se ressent dans l’article d’Algérie Patriotique qui annonce détenir d’autres détails sur les comptes Bank of America de Chakib Khelil. De même les soldes des comptes suisses de l’ancien ministre de l’Energie sont sur le seuil d’affleurer au grand jour. « Il y a de quoi raconter chaque jour durant tout l’été un récit documenté sur le trafic d’influence qu’a exercé durant de nombreuses années Chakib Khelil », prévient un retraité de l’ANP. Il y a de bonnes raisons de penser qu’aux apparitions du ministre inculpé dans Sonatrach 2 répliqueront désormais de plus en plus des fuites médiatiques sur des éléments de son dossier.
Le renfort clivant de Khaled Nezzar
Le rappel ou la révélation des turpitudes de Chakib Khelil, des membres de sa famille (tous inculpés) et de son entourage d’affaires, peut paraître une bataille d’arrière garde dans le contexte algérien actuel ; tant les faisceaux convergents de sa culpabilité sont phosphorescents depuis longtemps. Cette bataille peut cependant accélérer des clivages politiques jusque-là contenus au sein du régime de la fin de l’époque Bouteflika. En dépit de tout le mérite professionnel auquel peut aspirer la jeune rédaction de Algérie Patriotique, il est difficile de concevoir la parution chez ce confrère de la presse électronique de telles révélations sans le soutien du général Khaled Nezzar. Le tonitruant ancien patron de l’ANP a plutôt fait profil bas ces derniers mois, après les polémiques télévisées finalement contre productives sur l’histoire récente du pays. Il a reçu la visite de plusieurs membres de l’opposition dans le but de le sonder sur sa réaction face à la déferlante Khelil. « Est ce que vous les anciens vous allez laisser faire cela ? ». Entre la gestion des flux d’informations compromettantes et la gestion de leur parution publique, un axe en pointillé Toufik-Nezzar s’est manifestement reconstitué. Il peut donner le signal d’une lame de fonds qui de l’intérieur de « l’Etat profond » rappelle le clan Bouteflika à la mesure au sujet de la comète Khelil. Pendant de nombreuses années le président Bouteflika tenait en respect les hauts gradés de l’armée, dont les généraux Toufik et Nezzar, par la menace du lâchage face à de toujours possibles poursuites internationales au sujet de leur gestion extra légale de l’insurrection islamiste. Cet équilibre de la terreur est dissipé depuis longtemps. Un autre est entrain de se mettre en place autour de la sulfureuse personnalité de Chakib Khelil. A la fin des années Bouteflika, il a la succession pour vrai enjeu.