Un État islamique est une contradiction dans les termes. Si c’est une Église avec des fidèles, ce n’est plus un État. Si c’est un État, c’est celui de citoyens musulmans, au-dessus d’eux. La controverse qui a toujours opposé les idéologues sionistes entre un État juif et un État des juifs permet d’éclairer ces deux conceptions.
En écrivant l’État juif (1896), manifeste préalable à la fondation du mouvement sioniste au congrès de Bâle en 1897, Théodore Herzl, juif, au sens de religion, autrichien « émancipé », i.e. ayant acquis les droits civils, refuse pourtant ce type d’ « émancipation » qu’il juge, dans les sociétés occidentales, acculturante et dissolvante du « peuple » juif, au sens de nation ou d’ethnie. D’autres juifs européens, au contraire, adhéraient pleinement à la « modernité » individualisante, se félicitaient de leur occidentalisation et applaudissaient les politiques d’émancipation des juifs en Europe. Ils refusaient surtout le glissement de l’appartenance à une religion – liberté individuelle reconnue par la modernité – à l’appartenance contrainte à une nation différente de celle dont ils étaient déjà citoyens (l’Autriche, la France) ou une ethnie – le peuple juif. Théodore Herzl savait qu’il lui serait difficile, sinon impossible, de convaincre cette minorité, en général « intégrée » et, souvent, petite ou grande bourgeoise, de le suivre dans le projet d’instauration d’un État juif quelque part, de préférence dans la Terre dite promise à Moïse.
Ethnique ou nationale, l’ambiguïté est là, une telle « renaissance » mettrait fin à la domination et l’acculturation que subissaient les « masses » juives en Europe. Le futur État juif sera, écrivait-il, le « gardien » des Juifs et de leur identité. S’il ne séduisait pas les juifs bien installés, son projet correspondait, au contraire, à l’imaginaire de « masses » juives en Europe, castées et ghettoïsées, souvent pauvres, et à qui certains clercs juifs ne cessaient de répéter que la délivrance était proche et que l’an prochain ils seraient tous à Jérusalem. Le projet devait finalement aboutir en 1948 à la création de l’État d’Israël sur une partie de la Palestine.
Israël, cependant, dirigé au départ par une majorité de Juifs venus d’Europe centrale et aux penchants socialistes progressistes, ne fut pas un État juif. Certes, on s’appliqua à faire renaître symboliquement l’empire de la Loi mosaïque en introduisant dans la vie sociale les signes et rites religieux et en reculturant la société dans un sens hébraïque. Cependant, la loi civile pouvait être au dessus. L’État d’Israël se voulait un État au sens occidental du terme, une abstraction au dessus de tous, et de la religion elle-même. Les pionniers se sont vite rendu compte qu’un État juif serait une contradiction dans les termes. Il serait une Église avec des fidèles et non un État avec des citoyens. Dans la vision de ses fondateurs, plus nationaliste que théocratique, Israël sera plutôt et seulement un État des juifs.
Une controverse y est d’ailleurs apparue à propos du titre même de l’ouvrage de Herzl, Der Judenstaat. Sa traduction française, par exemple, révisée par Herzl lui-même, qui maîtrisait bien cette langue, est l’État juif . Des Israéliens ont estimé qu’elle était incorrecte et qu’il fallait traduire par État des juifs (Yoram Hazony, Did Herzl want a « Jewish State » ?, Azure, n°9, 2000). Ce n’est pas simplement une nuance. Israël doit-il être un « État juif », donc religieux et non laïque, c’est à dire une organisation de croyants et de fidèles, ou bien un « État pour les Juifs », un « gardien » qui les défende, qui est au dessus d’eux mais pour eux, avec ses propres lois civiles, bref un État à l’occidentale, qui ne contredit pas la Loi religieuse mais, quand il le faut, peut mettre la loi civile au dessus d’elle ?
Une même ambiguïté entre « religion », « nation » et « peuple »
Cette controverse reflète la dynamique de la société israélienne elle-même. Après une longue hégémonie des « travaillistes », à sensibilité socialiste et progressiste, le gouvernement de l’État a été investi, dès 1977 par une droite extrême, portée par des courants réactionnaires ou religieux orthodoxes et par des laïques suprématistes vis-à-vis des Arabes en général. Une minorité millénariste agissante voudrait, par une colonisation plus intensive des territoires palestiniens, faire renaître le royaume de David défunt. Accompagnant ce messianisme, une racialisation de l’identité juive s’est banalisée pour devenir majoritaire. L’ambiguïté entre nation et ethnie s’en trouve levée. Saisissant opportunément cette évolution de l’opinion électorale, le premier ministre Netanyahou déclare le 1er mai 2014: « L’une de mes principales missions (…) est de défendre le statut de l’État d’Israël comme l’État national de notre peuple (..) À cette fin, j’ai l’intention de soumettre une loi [au Parlement], qui constituera un ancrage constitutionnel pour le statut d’Israël comme État national pour le peuple juif ». L’ambiguïté est patente, comme chez les islamistes politiques, entre religion, nation et peuple au sens ethnique. Or, ceux qui se considèrent comme les héritiers des ancêtres fondateurs travaillistes se sont opposés à cette proposition. Mme Livni, par exemple, qui, dit-elle, s’est déjà opposée par le passé « à des initiatives en faveur des “juifs” qui se font aux dépens des valeurs démocratiques, et elle le fera à l’avenir même si celui qui propose [la loi] est le Premier ministre ».
L’enjeu réapparaît clairement : un État juif seulement pour les Juifs régi par la Loi mosaïque ou un État pour les Juifs mais au dessus des Juifs eux-mêmes.
C’est cette problématique qui agite l’islam politique. Ils apparaissent depuis toujours divisés en deux courants notoires. Au 19ème siècle, sur fond de despotisme ottoman, d’occupation coloniale et de nationalisme, mais aussi d’occidentalisation, les premiers débats des religieux opposent les tenants d’un État indépendant pour les musulmans, émanation d’une nation, libéré de la tutelle et de l’acculturation occidentales mais adoptant les normes occidentales qui ne sont pas contraires à la Loi religieuse, aux partisans d’une réhabilitation de la foi musulmane dans un État musulman ou, comme on dit aujourd’hui, « islamique ».
Ceux-ci proposent donc un État islamique avec une Loi religieuse au dessus de tous et au dessus de l’État. Or, bien que régi par une Constitution, tout État moderne est une abstraction indépendante de toute Loi religieuse. Comme pour l’État juif, l’État islamique est une contradiction dans les termes. Il ne peut être une organisation religieuse, une Église. Cette conception considérerait les musulmans comme un « peuple » différent – une ethnie – et la religion comme une obligation collective. Allant plus loin, cette « oumma » aurait besoin d’un « despotisme juste » (Al Afghani), capable de lui faire revivre sa Loi et de la moraliser politiquement et culturellement. Des nationalistes laïques et autoritaires s’en inspireront, cultivant l’ambiguïté entre nation de citoyens et ethnie de fidèles se reproduisant de père en fils.
Il y a ensuite ceux qui sont partisans d’un État avec des lois civiles qui ne contredisent pas la Loi religieuse mais qui, pour être au service des musulmans, peut passer sous silence certaines prohibitions religieuses (taux d’intérêt, par exemple) et, de ce fait, être un État au dessus des musulmans. C’est la conception des sionistes travaillistes qui ont construit l’État d’Israël. Pour protéger et faire prospérer les musulmans, l’État des musulmans doit être à la hauteur des enjeux techniques, monétaires et financiers internationaux. Cependant, pour capter le maximum de suffrages, ce deuxième courant entretient l’ambivalence: certes, un État pour les musulmans, mais État musulman d’abord. C’est la contradiction de nombreux partis islamistes d’aujourd’hui : séduire l’électorat par un discours moralisateur faisant appel, contre des despotes, à la Loi (religieuse) au dessus de tous alors qu’une bonne partie de cet électorat ne cherche qu’une loi au dessus de tous (Constitution), dénoncer l’acculturation occidentale tout en acceptant les progrès techniques et entretenir l’ambiguïté entre Loi religieuse et Constitution.
Le vote pour les partis religieux n’est pas un vote pour l’Etat religieux
Tel serait le balancement et l’ambivalence: les électeurs qui donnent leurs suffrages à l’islamisme cherchent-ils un Messie ou un Calife ou un despote « juste » qui ferait appliquer la Loi religieuse — divine — ou veulent-ils une Loi — faite par les hommes — qui soit au dessus de tous, une Constitution ? Cette alternative n’est pas d’aujourd’hui. C’est cette raison qui a fait échouer les islamistes qui ont confondu l’exercice du pouvoir par eux-mêmes en tant qu’individus transcendants avec la revendication constitutionnaliste des populations qui leurs ont apporté leurs suffrages.
Les religieux sionistes qui, au 19ème siècle, soutenaient l’idée d’un État juif avaient échoué de la même manière : lors de la fondation d’Israël en 1948, les suffrages des électeurs sont allés, en majorité, aux travaillistes partisans d’une Constitution civile. Certes, depuis quelques temps (1977), les partis religieux ont, par des alliances opportunistes, réussi à entrer au gouvernement. Mais ils restent minoritaires en voix (25% environ). Dans le cas de ce pays aussi, l’analyse se complexifie par des considérations nationalistes réactionnaires et parfois suprématistes qui sont des éléments de séduction de l’électorat. Mais tout montre que la majorité des électeurs israéliens ne sont pas prêts aujourd’hui à troquer la Constitution contre la Loi religieuse et vivre en fidèles d’une Église encadrée par des rabbins. Ce qu’à l’identique refuse la majorité des électeurs en pays musulmans qui, rappelons-le, dans la plupart des élections libres, ne votent jamais en majorité pour les partis islamistes.
Les électeurs sunnites d’aujourd’hui, ceux qui suivent l’orthodoxie de la Loi, peuvent, certes, être séduits par la protestation morale portée par divers messies. Ils ne semblent pas, dans leur majorité, être à la recherche d’un Guide reproduisant une hiérarchie qui est précisément l’objet de leur opposition politique – le pouvoir en place pratique une exclusion qu’ils connaissent – ni d’un messie – le culte de la personnalité du Chef en place leur suffit. La majorité d’entre eux ne cherchent pas de despote « juste ». Les dictateurs nationalistes leur ont déjà fait avaler cette couleuvre. Ils cherchent un mode de modernité partenariale – une démocratie parlementaire – qui soit un mode constitutionnel du vivre ensemble dans le cadre d’une Loi au dessus de tous. Cette recherche est confortée par une partie de leurs traditions sunnites mais l’histoire les a aussi nourris de fortes traditions messianiques. D’où leur adhésion comme citoyens aux protestations morales de l’islamisme mais leur double refus : refus de la confiscation de leur statut de citoyen-électeur et refus d’une dynamique qui les conduirait à se mettre sous l’autorité d’une Église hiérarchisée (le cheikh, l’imam, l’émir) qui, formellement, se présente comme un parti à la recherche d’égalité constitutionnelle mais qui, en réalité, ne l’est pas puisque dirigé par un cheikh infaillible. Les exemples qu’ils ont sous les yeux (monarchie wahhabite saoudienne, organisation de l’État islamique dite Daech, pratiques locales dans divers pays d’interdictions et d’admonitions) leur montrent que la majorité des partis islamiques voudraient instituer davantage des Églises avec des fidèles que des États avec des citoyens.
(*) Ahmed Henni est professeur d’économie à l’Université d’Artois, en France. Il a notamment publié Syndrome islamiste et les mutations du capitalisme (Non Lieu, Paris : 2007) et Le Capitalisme de rente : de la société du travail industriel à la société des rentiers (L’Harmattan, 2012).