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Comprendre le « dialogue national » en Tunisie: quand le « consensus » prime sur la légitimité électorale

Par Yacine Temlali
octobre 11, 2015
Comprendre le « dialogue national » en Tunisie: quand le « consensus » prime sur la légitimité électorale

Cet article est une chronique du dialogue national tunisien, opération facilitée et supervisée par le Quartet qui a obtenu le prix Nobel de la paix. Il rappelle le contexte délicat dans lequel il a eu lieu ainsi que ses moments les plus cruciaux*.

 

 

Ce vendredi 9 octobre 2015, le monde a découvert l’existence d’une initiative qui peut paraitre obscure: le « Dialogue national tunisien ». Et ce « Dialogue national » qui sévit dans ce petit pays du monde arabe qu’est la Tunisie, rendue célèbre pour sa révolte à l’origine du « Printemps arabe », a reçu le prix Nobel de la Paix, coiffant au poteau des personnalités comme John Kerry, Angela Merkel ou encore le Pape François.

Mais il y a une question qu’une partie du monde s’est certainement posée: qu’est-ce que le « Quartet parrainant le Dialogue national tunisien »? Comment cette initiative a fait primer le principe de consensus sur les rapports de force politiques traditionnels?

Pour le comprendre, il faut revenir plus de deux ans en arrière, le 25 juillet 2013. La Tunisie se réveille avec une terrible nouvelle: Un deuxième assassinat politique, celui du député Mohamed Brahmi, près de 6 mois après celui du leader de gauche Chokri Belaïd.

Des milliers de personnes dans les rues, appuyées par les partis de l’opposition, appellent à la démission du gouvernement Larayedh et à la dissolution de l’Assemblée nationale constituante, bloquée par des tiraillements continus notamment au sujet de l’élaboration de la Constitution.

C’est là que le concept de « Dialogue national » refait surface. Cette initiative a été menée par la puissante centrale syndicale tunisienne, l’UGTT, puis parrainée par trois autres organisations que sont le Patronat (l’UTICA), la Ligue tunisienne des Droits de l’Homme et l’Ordre national des avocats. Ces quatre organisations forment le « Quartet ».

 

Qu’est-ce que le Dialogue national?

 

L’initiative communément appelée « Dialogue national » avait émergé en 2012, alors que la Troïka au pouvoir, menée par le parti islamiste Ennahdha, essuyait de nombreuses critiques.

Les dissensions et la recrudescence des violences avaient ralenti le processus de transition démocratique et l’idée de ce Dialogue était née de la volonté d’accélérer l’adoption de la Constitution et d’organiser de nouvelles élections dans les plus brefs délais.

Le Dialogue national avait alors pour but de réunir les représentants des principaux partis politiques afin de négocier des accords et de dépasser les blocages.

Qui est à l’origine du Dialogue national?

L’UGTT, la puissante centrale syndicale tunisienne, est la principale organisation à l’origine de cette initiative. Que ce soit dans la lutte pour l’indépendance ou pendant les régimes de Bourguiba et de Ben Ali, le syndicat a toujours eu un rôle politique majeur et il s’impose en tant qu’acteur incontournable sur la scène politique, économique et sociale en Tunisie.

L’UGTT s’entourera plus tard de l’organisation patronale (UTICA) de la Ligue tunisienne des Droits de l’Homme (LTDH) et de l’Ordre des avocats. Le Quartet parrain du Dialogue national est né.

 

Le Dialogue national ou la victoire du consensus sur la légitimité électorale

 

La spécificité du « Dialogue national » est qu’il n’avait aucune existence légale. Il a été imposé aux différents acteurs par le contexte politique difficile que connaissait la Tunisie. La peur que ne s’exporte le scénario égyptien a également joué un rôle important. Cet esprit du « consensus » a primé sur les oppositions politiques et idéologiques traditionnelles. Les résultats de cette initiative sont:

  • L’adoption d’une Constitution avec une majorité écrasante à l’Assemblée
  • Le soutien à un gouvernement sans appartenance politique ni légitimité électorale
  • Une opposition affaiblie et l’atténuation des voix dissidentes
  • L’organisation des élections législatives et présidentielle fin 2014

A ce jour et après les élections législatives et présidentielle fin 2014, cet esprit de consensus sans opposition forte prévaut encore, notamment par l’alliance des anti-islamistes de Nida Tounes, parti vainqueur des élections, aux islamistes d’Ennahdha, arrivés deuxièmes.

Contexte

  • L’année 2013 a été particulièrement violente avec la recrudescence d’attaques attribuées à des groupes jihadistes contre les forces armées et l’assassinat de deux hommes politiques de l’opposition, Chokri Belaïd (le 6 février 2013) et Mohamed Brahmi (le 25 juillet 2013).
  • La Troïka au pouvoir, menée par les islamistes d’Ennahdha, était accusée de vouloir réprimer les mouvements de protestation, menacer les libertés d’expression et de la presse et jugée responsable de la crise politique, sécuritaire et économique.
  • L’Assemblée nationale constituante élue en octobre 2011 rencontrait, près de deux années plus tard, de nombreux blocages pour l’élaboration de la Constitution.
  • En Egypte, Mohamed Morsi, dont le mandat était également vivement critiqué, a été renversé par l’armée et les Frères musulmans ont subi une répression sanglante. Depuis, toute forme de contestation au nouveau régime du Maréchal Abdelfattah Al-Sissi est violemment réprimée.

 

La situation après l’assassinat de Mohamed Brahmi

 

  • Les députés de l’opposition suspendent leurs activités et appellent à la dissolution de l’Assemblée nationale constituante et à la démission du gouvernement
  • Des milliers de personnes manifestent quotidiennement au Bardo, devant le siège de l’Assemblée
  • Des contre-manifestations sont organisées par les partisans de la Troïka au pouvoir
  • Ennahdha et ses alliés refusent de quitter le pouvoir et évoquent une tentative de coup d’Etat à l’image du scénario égyptien

 

Le dialogue impossible et un marathon de pourparlers

  •  

L’opposition refuse d’entamer un quelconque dialogue avec Ennahdha avant la démission du gouvernement d’Ali Larayedh et la dissolution de l’Assemblée constituante.

  • Ennahdha refuse la dissolution de l’Assemblée constituante et n’entend pas quitter le pouvoir avant le rétablissement d’un dialogue.
  • Le 6 août 2013, Mustapha Ben Jaâfar, président de l’Assemblée constituante décide (seul) de suspendre les travaux de la plus haute institution du pays, pour contraindre les partis au pouvoir et ceux de l’opposition au dialogue.
  • Face à cette impasse, Houcine Abassi, Secrétaire général de l’UGTT, la puissante centrale syndicale, entame un marathon de pourparlers avec les représentants des partis politiques, des organisations de la société civiles et des ambassadeurs des pays étrangers.

 

Le temps des concessions

 

  • Dans la rue, la mobilisation s’essouffle. La tension quitte la rue pour prendre place dans le huis clos des négociations entre les différents acteurs de la scène politique.
  • L’opposition avait conditionné le dialogue avec Ennahdha à la dissolution de l’Assemblée et la démission du gouvernement. Cependant, le 14 août 2013, Béji Caïd Essebsi (actuel président de la République et considéré alors comme le leader de l’opposition aux islamistes) et Rached Ghannouchi organisent une rencontre tenue secrète dans un hôtel à Paris.
  • En septembre, l’UGTT propose une feuille de route prévoyant l’adoption accélérée de la Constitution par l’Assemblée et la démission du gouvernement.
  • L’opposition finit par accepter la feuille de route et renonce à la dissolution de l’Assemblée.
  • Le 25 octobre, le chef du gouvernement Ali Larayedh promet de démissionner suivant les modalités de la feuille de route.

 

Après de longues semaines d’incertitudes, la victoire du « Dialogue national »

 

Le 25 octobre, la bataille ne faisait que commencer. Les désaccords encore tenaces sur la Constitution, la mise en place de l’Instance électorale ou encore le nom du futur chef du gouvernement ont donné lieu à plusieurs rebondissements.

A de nombreuses reprises, le Quartet parrain du Dialogue national a évoqué la possibilité d’un échec. Finalement, en décembre 2013 et janvier 2014, les choses s’accélèrent:

  • Les députés de l’opposition retournent à l’Assemblée.
  • Mehdi Jomâa est désigné par le Quartet parrain du Dialogue national comme futur chef du gouvernement, le 14 décembre 2014.
  • Les membres de l’Instance électorale sont élus début janvier.
  • Ali Larayedh présente officiellement sa démission le 9 janvier.
  • La Constitution est adoptée le 26 janvier 2014.
  • Le gouvernement Mehdi Jomâa obtient la confiance de l’Assemblée le 28 janvier. Sa priorité est de mener le pays vers des élections législatives et présidentielle qui auront lieu fin 2014.

Cette victoire consacrée par le prix Nobel de la Paix ce vendredi est censée récompenser le pays à l’origine du « Printemps arabe », considéré comme la seule « lueur d’espoir » dans une région en proie à la violence, aux conflits armés, à l’instabilité politique ou à la répression de toute forme de contestation au pouvoir en place.

 

(*) Cet article a été publié initialement par le Huffington Post Tunisie.

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