En proie à une sorte de « panique identitaire » cette recherche des origines ou d’une pureté ethnoreligieusepour valider un choix culturel d’aujourd’hui et tracer une voie pour le futur relève d’une sorte de « schizophrénie culturelle ». Comme l’enseignait Frantz Fanon, « ce reflux sur des positions archaïques sans rapport avec le développement technique est paradoxal » car « les institutions ainsi valorisées ne correspondent plus aux méthodes élaborées d’action déjà acquises »*.
Dans un article récent traitant de « la crise du beau et de l’esthétique », nous avons conclu en soulignant que « le débat culturel est aujourd’hui sujet à des enjeux idéologiques où la question identitaire est l’invité permanent ». Nous avons considéré qu’un « travail sérieux pour la résoudre, la tentative de créer de nouveaux styles ou de nouvelles formes et de nouveaux contenus en les déduisant, comme le préconise la démarche culturaliste, de « l’amazighité », de « l’arabité » ou de « l’islamité », considérées comme « constantes » inaliénables, est du pur idéalisme qui n’exprime que l’ego de son auteur, un « allégorisme arbitraire ».
C’est sur ce thème de l’identité que la fondation Médina[1] a organisé, le 13 mai 2017 à Blida, à l’occasion du mois du patrimoine national, une rencontre-débat intitulée « L’architecture en Algérie, quelle identité ? ». La question identitaire, qui revient comme un leitmotiv dans les débats culturels, s’élargit ici à l’architecture !
Par ailleurs, ce thème ne fait que prolonger la même problématique introduite au niveau institutionnel et officiel. C’est, en effet, sous le titre de « Architecture et identité » que le ministère de la Culture, au temps de Khalida Toumi, a célébré, à travers l’Agence nationale des réalisations des grands projets de la culture[2], les « 50 années d’architecture au service de la culture algérienne ». Les projets présentés et primés portaient, dans leur majorité, le cachet du « capital identitaire du pays », selon les propos de la ministre de l’époque[3]. « Ces données identitaires » concernent, toujours selon le discours officiel, « le patrimoine, la diversité culturelle et les dynamiques qui émergent »[4].
Mais si chaque objet culturel, qu’il soit matériel ou immatériel – il s’agit ici de l’architecture – a une identité, comment la transcrire dans une forme architecturale ? Et de quelle identité parle-t-on ? C’est sous angle que la production architecturale, associée à l’histoire et à l’enjeu patrimonial, est désormais abordée.
Histoire, patrimoine et production architecturale
Parmi les projets présentés comme représentatifs de cette « quête identitaire » en architecture, il y a le projet du Centre des études andalouses à Tlemcen de l’architecte Yacine Fardeheb, BET ACAT. Ce projet est, par ailleurs, le lauréat du prix du président de la République de l’architecture et de l’urbanisme en 2013, ce qui lui confère une certaine autorité et une importance capitale dans la critique et l’orientation officielle dans le domaine de l’esthétique urbaine et architecturale. L’architecte tente, en effet, d’inaugurer un nouveau discourssur « la réminiscence et la renaissance de l’architecture algérienne »[5] !
Conçu autour de cours et de patios couverts de tuiles couleur terre, le projet se veutune reproduction des « caractéristiques principales de l’architecture arabo-andalouse »[6] qu’incarnerait le palais del’Alhambra,à Grenade, en Espagne.
Notre critique ici ne concerne pas la valeur spatiale et architecturale du projet. Elle concerne la volonté d’élaborer un discours sur l’identité architecturale pour légitimer ce qui est appelé « l’architecture algérienne », associée au style « arabo-musulman » ! Notons au passage que le discours de cet architecte a évolué entre 2013 et 2017. Dans la présentation de son projet dans l’ouvrage du ministère de la culture illustrant les « clinquante années d’architecture au service de la culture »[7], il parle de style « arabo-andalou ». En revanche, dans le discours de la conférence organisée par la fondation Medina évoquée plus haut, il parle de style « berbère-musulman », qu’il justifie par l’appartenance à l’ethnie berbèreduconquérantde l’Andalousie Tarek Ben Ziad « El-walhassi », selon l’auteur, en référenceà la tribu berbère Iwalhassen de la région de Tlemcen.
Utiliser l’Alhambra de Grenade comme objet architectonique pour stimuler la création architecturale chez l’auteur et donner une forme discursive à sa poétiquerelève d’un jugement de valeur strictement personnel qui peut avoir sa légitimité. La création contemporaine peut, en effet, accepter l’usage d’un référent historique comme citation dans une recherche susceptible de donner la parole à des codes différents, pour aider à comprendre les méthodes, les poétiques et leur évolution dans laproduction des textes neufs. Toutefois, la valeur du produit ne se mesure pas dans la fidélité à l’édifice tiré du Moyen-âge, mais dans la capacité à répondre aux exigences du contexte d’aujourd’hui, tant juridique et social que territorial et urbain. Utiliser le même objet pour la production d’unehistoriographie déformée et instrumentalisée constitue une erreur et une démarchedangereuse. Car, cela relève d’une volonté purement idéologiqued’institutionnaliser un moment historique, choisi arbitrairement, comme « réminiscence et renaissance », autrement-ditcomme fondement de la production culturelle pour l’Algérie d’aujourd’hui et de demain.
Si Tarek Ibn Ziad« El Walhassi » était, en effet, un Berbèreà la tête d’une armée de Berbères sous l’étendard de l’islam, et que dans sa conquête, il a exporté un type culturel qui s’installera dans les territoires conquis, rien n’autorise son intronisationcomme fondateur de l’identité algérienne d’aujourd’hui et de demain, ni en architecture ni dans d’autres domaines culturels. L’Alhambraétant le témoin de cette conquête culturelle, patrimoine à valeur universelle, appartient aujourd’hui aux Espagnols au même titre que la Grande-Poste -néo mauresque-ou l’Aéro-habitat moderne sont des patrimoines algériens[8].
Dans le même ordre d’idées, d’une manière encore plus légère à notre sens, l’architecte Z. Ziouane du BET « Ziouane & Associates »[9] a défendu une autre définition de « l’identité architecturale » algérienne. Dans sa conférence intitulée « L’identité dans les projets d’investissement privé : l’Algérie et les Emirats arabes unis », il soutient que seul « l’investissement privé » peut porter une « identité architecturale ».Invité à expliquer ce point de vue, il réduit l’identité à sa dimension religieuse. Considérant le fait que la société algérienne est musulmane, il préconise tout simplement de revoir la réglementation en vigueur dans les édifices touristiques algériens dans le but de séparer les hommes et les femmes dans les piscines !
En proie à une sorte de « panique identitaire »[10] cette recherche des origines ou d’une pureté ethnoreligieusepour valider un choix culturel d’aujourd’hui et tracer une voie pour le futur relève d’une sorte de « schizophrénie culturelle ». « La momification culturelle entraîne la momification de la pensée individuelle », souligne F. Fanon. « Ce reflux sur des positions archaïques sans rapport avec le développement technique est paradoxal. Les institutions ainsi valorisées ne correspondent plus aux méthodes élaborées d’action déjà acquises. La culture encapsulée, végétative est revalorisée. Elle n’est pas repensée, reprise, dynamisée de l’intérieur. Elle est clamée. Et cette revalorisation d’emblée, non structurée, verbale, recouvre des attitudes paradoxales. Le passé, désormais constellation de valeurs, s’identifie à la Vérité »[11].
La question de l’identité, d’une manière générale, et de l’identité architecturale et des produits artistiques, d’une manière particulière, reste traversée par ces enjeux liés à des lectures de l’histoire et les soubassements idéologiques que comportent ces lectures.
La question d’identité en architecture doit-elle se poser en Algérie[12] ?
La question ainsi posée peut entraîner une certaine confusion. Car chaque objet culturel matériel ou immatériel, et ici l’architecture, a une identité qu’il exprime à travers sa forme et au quelle l’observateur peut s’identifier. La question est donc de savoir quelle identité peut exprimer un objet architectural ? Ou, dit autrement, comment transcrire une identité dans une architecture ? Et plus encore, de quelle identité parle-t-on ? S’agit-il d’une identité personnelle, collective ou nationale ? S’agit-il d’une identité ethnique ou religieuse ?
Pour répondre à tant de questions il est nécessaire de définir la notion d’identité, celle de l’identité élargie à la culture puis son application à l’architecture. Sur ce plan il y a une hiérarchie et de multiples identités. Il y a ce qui relève de l’identité individuelle. Il y a ce qui relève d’une identité du groupe élargi, familiale par exemple, religieux, associatif, ou encore partisan. Il y a ce qui relève d’une identité collective plus large, à l’exemple de l’identité nationale.
Historiquement, et dans les sociétés traditionnelles, les identités individuelles s’effacent devant l’identité collective, celle du groupe, notamment l’identité familiale et religieuse. La société moderne, c’est-à-dire depuis l’industrialisation de l’activité économique et culturelle des sociétés, qui a ses débuts au 19° siècle, a fait émerger l’identité individuelle, jusqu’à sa vénération, et a contenu l’identité collective dans « la nation ». On parle aujourd’hui d’une identité nationale. Ainsi, par exemple, on peut être un habitant de Tébessa, dans l’est algérien, parlant arabe, se considérant comme Berbère et musulman et mangeant le couscous avec une sauce piquante, sans grande différence culturelle avec un habitant de la ville de Kasserine, de l’autre côté des frontières, dans l’ouest tunisien ! La différence s’exprimera, en revanche, dans l’identité nationale, devant les drapeaux et les équipes nationales de football respectives : on est Algérien et l’habitant de Kasserine, est, lui, tunisien !
Cependant, cette identité associée au concept de nation reste dominée par des référents ethniques, linguistiques et religieux. Après avoir crié haut et fort, sur injonction de l’Etat, qu’être Algérien c’est « être arabe et musulman », aujourd’hui, par injonction du même Etat, on décrète qu’être Algérien c’est « être Arabe, Berbère et musulman » à la fois. Or, on peut être Algérien sans s’identifier à ces trois composantes comme on peut s’identifier à l’une ou à l’autre sans les deux autres[13] !
Ramenée à l’architecture, il est difficile, voire impossible de définir aujourd’hui une identité architecturale selon ces critères. Vouloir reproduire ou s’inspirer de tel ou tel style en le déduisant de « l’arabité », de « l’islamité » ou de « l’amazighité », trois valeurs abstraites décrétées pour définir notre identité nationale, est pure idéalisme qui n’exprime que l’arbitraire et l’égo de son auteur.
S’il y a, à travers l’histoire, des types architecturaux associés à notre culture, ils ne peuvent, cependant, pas être circonscrits à l’intérieur d’une religion ou d’une entité ethnique et linguistique. Si l’Alhambra porte les éléments d’un type architectural qui a comme matrice « la maison à patio » maghrébine et berbère, il ne constitue pas pour autant l’ultime marque identitaire de notre culture architecturale. Vouloir le reproduire, comme le font un certain nombre de projets au titre de la « fidélité identitaire » relève d’un choix arbitraire. Construire ce genre de bâtiment dans la ville d’El Oued, par exemple, est une agression à la culture urbaine et territoriale de cette région, pourtant berbère, arabe et musulmane.
Ceci nous amène à considérer l’identité territoriale et urbainecomme une définition élémentaire de l’identité architecturale qui ouvre sur des processus riches et complexes ne pouvant être réduits à des considérant ethnico-religieux ou nationaux. Afin de définir l’identité de tout objet culturel matériel et immatériel, il y a lieu de le territorialiser et de l’historiciser. La réglementation algérienne ne doit donc pas comprendre des directives concernant l’identité algérienne en architecture. On ne peut avoir une réglementation unique et nationale. Les règles urbaines et architecturales doivent tenir compte des caractéristiques de chaque région, définie comme entité territoriale. Reste à définir qu’est qu’une « entité territoriale » !
Le style mauresque/ottoman est-il un composant majeur de l’architecture algérienne ?
La référence à l’architecture « algérienne » évoque la nation et l’Etat-nation qu’est l’Algérie d’aujourd’hui. Or ce qui est désigné comme mauresque/ottoman fait référence à deux époques lointaines où deux territoires de cette région ont connu des développements différenciés dans le temps. La première remonte à l’Antiquité et à la première partie du Moyen âge : elle couvre, selon les historiens et les archéologues, les territoires sud-ouest qui s’étendent en Algérie, au Maroc, au Sahara occidental et jusqu’en Mauritanie. C’est essentiellement cette culture qui va coloniser l’Andalousie, d’où le terme « mauresque » pour la désigner. C’est à travers l’exploration de cette phase historique par les architectes du 19° siècle que le néo-mauresque a émergé[14]. Il constitue pour l’Algérie d’aujourd’hui un patrimoine de valeur au même titre que d’autres styles de cette même période moderne.
Ce qui est appelé « ottoman » est plus ambigu. Ce terme désigne moins une culture qu’un empire militaro-administratif qui couvrait des territoires assez vastes, de l’Asie à l’Afrique du Nord en passant par l’Europe centrale, englobant différentes cultures. Si on peut considérer que la culture turque d’aujourd’hui est la synthèse de cet immense territoire colonisé, il y a plus de liens avec les territoires limitrophes à la Turquie, en l’occurrence, la Grèce, la Serbie, et le Moyen-Orient qu’avec la lointaine terre du Maghreb et de l’Afrique. Le territoire marocain d’aujourd’hui, qui n’a pas connu de présence ottomane, présente un prolongement de cette culture magrébine plutôt berbère dans sa composante majeure. La présence de composants culturels turcs ou ottomans dans certaines sphères de notre culture reste mineur, et notamment dans la culture architecturale.
(*) Nadir Djermoune est architecte-urbaniste. Il est enseignant-chercheur à l’institut d’architecture et d’urbanisme (université de Blida).