La production d’une chaussure Nike crée 10 de valeur dans un pays exotique – travail usinier — quand elle assure par sa circulation 90 dans un pays développé – design, financement, distribution, publicité, taxes, etc. La globalisation permet aux capitalistes de continuer d’accumuler. Ils n’auraient pas pu le faire en effet dans leur propre pays pour une raison simple : ils y sont confrontés à des forces sociales devenues historiquement puissantes qui ont obtenu des salaires et des conditions de travail et de vie meilleures pour les salariés et aggravé ainsi la baisse tendancielle du taux de profit du capital industriel.
L’analyse du capitalisme par Marx a été continuée par deux courants principaux : le premier, national-économiste qui ne saisit le capitalisme que dans sa dimension nationale ; le second qui l’appréhende en tant que système planétaire global. Le premier courant, hégémonique actuellement dans les pays capitalistes développés, considère la dynamique industrielle à la façon des mercantilistes : ce que perd un pays, un autre le gagne. Les capitalistes, gagnants dans les deux cas, sont absents de l’analyse. Le second courant, initié notamment par Rosa Luxemburg, considère précisément ce point de vue de classe, hors de toute considération nationale, et montre que la globalisation capitaliste est un phénomène nécessaire, « indépendant de la volonté » des capitalistes et des États.
Marx envisage le capitalisme industriel comme un système confronté à un problème majeur et inéluctable, la baisse tendancielle de son taux de profit. Les capitalistes y répondent de plusieurs manières : réorganisation des modes de faire-valoir par l’extraction de plus-value relative et intensification de l’exploitation accompagnée contradictoirement et historiquement de hausse du niveau de vie des salariés et concentrations et fusions d’entreprises. Ces phénomènes sont bien appréhendés par les nationaux-économistes. Rosa Luxemburg y a ajouté l’intégration des couches sociales et des pays non-capitalistes. Ce n’est qu’une fois devenu total que le capitalisme se socialiserait. Cette dimension est ignorée des nationaux-économistes.
Ceux-ci considèrent en effet que la valeur apparaissant dans un pays est créée dans ce pays. Dès lors, le « départ » ou le rachat d’une industrie par un « étranger » se traduirait par un transfert de valeur vers l’extérieur et appauvrirait le pays, notamment en termes d’emploi salarié. Les mêmes ne s’interrogent jamais sur les transferts que reçoit le pays de l‘extérieur et qui lui permettent de capturer plus de valeur qu’il n’en crée lui-même. Cette capture provient précisément de l’intégration des éléments non-capitalistes dans le système, ce qu’on appelle globalisation.
Les activités de production matérielle transférées à l’extérieur dans des zones jusque-là non capitalistes rapportent doublement : aux capitalistes qui échappent ainsi à la baisse du taux de profit, au pays lui-même qui s’enrichit sans produire. La production d’une chaussure Nike crée 10 de valeur dans un pays exotique – travail usinier — quand elle assure par sa circulation 90 dans un pays développé – design, financement, distribution, publicité, taxes, etc. La globalisation permet aux capitalistes de continuer d’accumuler. Ils n’auraient pas pu le faire en effet dans leur propre pays pour une raison simple : ils y sont confrontés à des forces sociales devenues historiquement puissantes qui ont obtenu des salaires et des conditions de travail et de vie meilleures pour les salariés et aggravé ainsi la baisse tendancielle du taux de profit du capital industriel.
Le capitalisme s’est ainsi structuré autour de deux segments :
1. Les pays d’ancienne industrie devenus des pays d’ingénierie monétaire et financière, recherche et développement, formation, design et conception, distribution et management commercial, publicité et activités médiatiques valorisant la consommation et, enfin, de taxes et impôts générés par ces produits et servant souvent à assister ceux qui ont perdu leur emploi industriel. De cette assistance naissent certains antagonismes entre des capitalistes qui rechignent à payer des impôts et un chômage qui l’exige.
2. Les pays exotiques qui fabriquent et ne consomment pas encore ce qu’ils fabriquent.
On peut, de ce fait, reprendre une autre analyse de certains courants marxistes qui ont tenté d’approcher cette discrimination entre ceux qui consomment et ne fabriquent pas et ceux qui fabriquent et ne consomment pas et la transposer à l’échelle de la planète.
On peut ainsi considérer que les pays capitalistes centraux se structurent autour de trois types d’activités : l’ingénierie financière, la fabrication de biens d’équipement et, enfin, la distribution de biens de consommation.
L’idée centrale à réactualiser, qu’inspire les travaux de Von Borkiewicz, est que le système productif capitaliste mondialisé assigne aux différents capitaux installés dans divers pays des missions complémentaires : aux pays dits émergents ou à bas coût salarial la production de biens salaires bon marché destinés notamment aux salariés ou à la population pensionnée ou assistée des pays capitalistes développés; aux pays centraux, la valorisation de ces biens par une économie de services apte à les réaliser et un système de crédit performant, le système monétaire et financier, les biens de production (systèmes matériels et immatériels), les activités de luxe et de style de vie de prestige et une économie tertiaire de distribution mondialisée. Les activités industrielles produisant des biens haut de gamme d’équipement (systèmes informatiques, atome, espace et énergie, moyens de transport, armes, agro-alimentaire et environnement, molécules, nanotechnologies) et de consommation (maroquinerie, parfumerie, mode, bateaux de plaisance, spectacles artistiques et sportifs, sports d’hiver, etc.) restent toujours florissantes dans les pays centraux – la Chine y vient peu à peu. En France, les sociétés s’activant dans ces secteurs affichent des résultats constamment en hausse.
Incapable d’adapter sa pensée et sa stratégie à ces mutations du système productif, le socialisme occidental s’est replié sur la seule répartition des revenus entre nationaux. Reniant toute solidarité internationaliste, le socialisme a pris dans les pays centraux un visage national-redistributif, rappelant le fâcheux « socialisme dans un seul pays » du camarade Staline, mâtiné de répression contre les mouvements sociaux et les « étrangers ». Ce qui manque dans ses analyses, c’est la dimension mondiale du capitalisme. Le problème des mutations du capital en tant que mode de faire-valoir est exclusivement saisi par les apparences qu’il prend dans les centres dominants. Le reste du monde qui nourrit de valeur ces changements est totalement ignoré.
(*) Ahmed Henni a été professeur d’économie à l’université d’Artois. Il a également enseigné à l’université d’Oran, puis d’Alger. Il a été en charge de la réforme fiscale sous le gouvernement de Mouloud Hamrouche (1989-1991). Il a notamment publié Economie de l’Algérie coloniale 1830-1954 (© Ahmed Henni, 2017), La Loi et le guide, Nature et Constitution, (© Ahmed Henni 2016), Le syndrome islamiste et les mutations du capitalisme (Non Lieu, Paris : 2007) et Le Capitalisme de rente : de la société du travail industriel à la société des rentiers (L’Harmattan, 2012).