Abdelmadjid Attar et Mourad Preure répondent aux questions d’Algérie Presse Service concernant l’enjeu est la reconduction de l’accord de réduction de la production et la volonté de l’Opep de persuader davantage de pays producteurs pour limiter leur production.
Le principal enjeu est la reconduction de l’accord de réduction de la production. Selon vous, la réunion Opep-non Opep va-t-elle aboutir à une telle décision?
Abdelmadjid Attar: Cette position sera certainement défendue par la majorité des membres de l’Opep et des pays producteurs non-Opep, parce qu’ils savent tous que la récente augmentation du prix du baril est conjoncturelle, qui est liée à quatre facteurs: une situation géopolitique au Moyen-Orient aggravée par les tensions entre l’Iran et l’Arabie Saoudite, une instabilité en Irak, en Iran et en Turquie née des ambitions d’indépendance du Kurdistan, une forte spéculation sur des achats massifs de Brent par rapport au WTI, et des conditions météorologiques exceptionnelles. C’est pour toutes ces raisons que la prudence doit être de mise, et qu’une reconduction de l’accord de réduction est la meilleure sinon la seule décision à prendre.
Mourad Preure: Je pense que la reconduction de l’accord est quasiment actée et, d’ailleurs, intégrée par le marché. Le niveau des prix s’en ressent d’ailleurs. Les analystes sont surtout convaincus que les deux principaux producteurs impliqués dans cet accord, soit l’Arabie Saoudite et la Russie, ont fortement subi le choc de la guerre des prix et ont grand intérêt à un raffermissement de ces derniers.
Le président Poutine s’est montré ferme avec les douze compagnies pétrolières qui représentent 90% de la production de son pays et n’avaient pas affiché une adhésion à la poursuite de la politique de réduction de la production. Il tient cette position car la baisse durable des prix a induit des conséquences économiques très dures (autant que pour tous les pays producteurs) et contrarient la stratégie qu’il a tracée pour son pays.
D’un autre côté, l’Arabie Saoudite traverse une crise financière dans un contexte politique interne particulièrement délicat. Les déficits publics ont atteint 200 milliards de dollars les trois dernières années alors que l’ouverture du capital de l’Aramco, la compagnie pétrolière saoudienne, prévue en février, risque un grave échec avec des prix bas. Car, en effet, la valeur boursière d’une compagnie pétrolière réside dans la valorisation de ses réserves. Si le prix est bas, la valeur boursière est d’autant basse.
Cet argument me semble majeur dans le changement de cap saoudien, étant entendu aussi que l’expérience a montré aux dirigeants saoudiens qu’à chaque fois que ce pays a engagé l’Opep dans une guerre des prix, ce fut un échec. C’est d’ailleurs une absolue aberration en l’espèce puisqu’une guerre des prix ne réussit que lorsque le producteur le plus coûteux est exclu du marché. Or, comme depuis 1986, on sait que les investissements dans l’amont pétrolier sont si coûteux que le producteur le moins compétitif continuera à produire au coût marginal pour payer l’entretien des infrastructures et les frais financiers. De plus, s’agissant des schistes, la guerre des prix a donné un élan au progrès technique qui a permis de diviser les coûts par deux avec des approches nouvelles dans le monitoring des gisements (plusieurs drains par puits…). Ainsi, les producteurs américains, beaucoup plus flexibles, ferment leurs puits lorsque les prix baissent et les rouvrent lorsque les prix rendent leur production rentable.
Pour rééquilibrer davantage le marché, les dirigeants de l’Opep veulent convaincre davantage de pays producteurs pour limiter leur production…
Abdelmadjid Attar : C’est une tâche très difficile et cela ne pourra aboutir qu’avec des pays dont l’économie est très dépendante de la rente pétrolière ou ayant en ce moment des intérêts géopolitiques. Mais à mon avis, on s’oriente vers une période pouvant se prolonger au moins jusqu’en 2022-2025, où c’est le marché qui va définir les niveaux de production et les prix et non l’inverse.
Mourad Preure: L’Opep détient 71,5% des réserves contre 41% de la production. Même si son influence s’est réduite, elle reste et restera longtemps encore un marqueur économique et géopolitique majeur du marché.
Une dynamique vertueuse a été amorcée par le Sommet d’Alger, qui s’est concrétisée par la réunion de novembre 2016. Elle a conduit à une réduction de la production de 1,8 mbj dans laquelle ont contribué des pays hors Opep, au premier rang desquels la Russie. Je pense qu’au-delà de ses effets immédiats, et qui sont salutaires pour les prix, elle ouvre la voie vers un paradigme nouveau dans la gouvernance de l’industrie pétrolière. La création d’un comité ministériel et d’experts pour suivre l’application de l’accord a fait tomber les murs entre l’Opep et ce grand producteur qu’est la Russie en grand besoin de ses revenus pétroliers.
Les reconductions de l’Accord de Vienne sont un signal fort. Bien entendu, comme je l’ai abordé par ailleurs, les conditions propres à l’Arabie Saoudite et à la Russie ont permis une telle évolution. La diplomatie algérienne y a joué un rôle actif, quand bien même le poids pétrolier de notre pays reste faible vu sous l’angle des ressources, mais pas au niveau de l’influence. Il ne faut jamais l’ignorer.
De fait, l’Opep et la Russie tendent à jouer aujourd’hui le rôle d’un oligopole coordonné et prennent option pour cartelliser le marché dans les conditions fortement aléatoires créées par les huiles de schiste américains. L’industrie pétrolière est une industrie de long terme, fortement capitalistique, alors que les transactions pétrolières s’opèrent dans des marchés fortement spéculatifs, soumis aux logiques de court terme.
L’interconnexion des marchés pétroliers avec les marchés de commodités, avec les marchés financiers, et ce à l’échelle de la planète a accru la volatilité et l’incertitude. La baisse des prix qui a résulté de la surproduction a mis en souffrance l’industrie pétrolière dans son ensemble.
Celle-ci est, dès lors, en attente d’un nouveau paradigme de gouvernance qui donnerait de la visibilité aux décisions stratégiques, sans être pour autant emporté dans des logiques militantes que ne font pas consensus, dans tous les cas.
Alors, oui, pour répondre à votre question, l’Arabie Saoudite et la Russie ont réuni vingt pays autour de cet accord. Mais cela va-t-il durer, à quelles conditions? Ce qui est sûr, c’est qu’en même temps la surproduction irraisonnée de l’Opep et la révolution des schistes américains ont rompu un équilibre qui a mis en souffrance toute l’industrie pétrolière.
Nous nous acheminons vers un nouveau paradigme dont les premiers termes apparaissent déjà. Et là, nous introduisons un nouvel élément dans l’équation, à savoir la Chine qui importe 60% de son pétrole, soit 8% de ses importations totales.
La Chine qui, avec l’Inde, est le nouveau centre de gravité de la croissance de la demande qui sera tirée à hauteur de 80% par les émergents les trente prochaines années. Le dollar est, par ailleurs, aujourd’hui, la monnaie du pétrole, ce qui, par anti-corrélation lie le prix du pétrole à cette monnaie. Lorsque le dollar monte, le prix du pétrole baisse, et inversement. La conséquence est un risque monétaire qui frappe le pétrole.
Un risque est toujours un coût et un facteur d’incertitude pour tous les acteurs non américains. La Chine, désormais premier importateur mondial en est du nombre et ne l’entend pas de cette oreille. Ainsi donc, non seulement de plus en plus de transactions pétrolières se trouvent libellées en yuan, mais aussi et surtout, une ambition affichée d’imposer un pétroyuan aux côtés du pétrodollar (déjà l’Iran, la Russie, le Venezuela, l’Angola se font payer leur pétrole en yuan).
Plus encore, la Chine travaille à établir à Shanghai une place pétrolière qui concurrencera le Nymex de New York et l’IPE de Londres. Mais le dollar est un facteur majeur pour les Etats-Unis qui acceptent volontiers de voir la Chine puissance économique mais hésiteraient fort à l’admettre comme puissance globale, ce à quoi elle aspire. Les turbulences actuelles du Moyen-Orient, source d’approvisionnement de la Chine, signalent aussi des recompositions géopolitiques majeures qui sont à l’œuvre.
Rappelons ici qu’alors que la demande chinoise augmente exponentiellement, la demande OCDE régresse tendanciellement. Elle était de 50 mbj en 2010, elle est de 45 mbj en 2016. Les Etats-Unis restent, avec près de 20% de la demande mondiale, le deuxième consommateur alors que leurs réserves de pétrole de schiste, de l’ordre de 48 milliards de barils, représentent à peine 2,8% des réserves mondiales.
Selon la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD), le cours du baril atteindra les 60-65 dollars en 2018, tandis que la Banque mondiale prévoit un baril à 56 dollars en 2018. Comment expliquer les disparités entre ces prévisions sur les prix?
Abdelmadjid Attar: Les incertitudes au sujet d’une éventuelle reprise de la croissance économique mondiale, ainsi que celles liées à l’évolution des foyers d’instabilité dans et autour des principaux pays producteurs de pétrole Opep ou non-Opep pèsent en ce moment beaucoup plus que les facteurs fondamentaux (offre-demande et croissance économique) sur les prévisions en matière de prix du baril. C’est pour cette raison qu’il est difficile, sinon impossible, en ce moment de faire des prévisions au-delà d’une année.
Les deux institutions que vous citez n’utilisent pas les mêmes critères non plus: la BERD étant préoccupée par l’approvisionnement de l’Europe, et la BM par un environnement plus global. Au-delà des facteurs que je viens de citer, nous assistons aussi à une modification importante des modèles de consommation énergétique liée à une évolution rapide des technologies entraînant non seulement moins de consommation, mais aussi une part croissante des ressources énergétiques alternatives (renouvelables).
Le progrès technologique est en train de devenir un des facteurs régulateurs de l’équilibre entre les différents types de ressources énergétiques, et il va falloir à l’avenir suivre de près les suites des différentes COP, même si pour le moment les résultats sont décevants.
Mourad Preure: Nous avions prévu un rééquilibrage du marché vers la fin de l’année 2017 avec des prix autour de 60 dollars le baril. Cela se confirme.
Néanmoins, cet équilibre reste fragile car tributaire de paramètres encore très aléatoires et difficiles à maitriser. La surabondance connue par le marché de 2014 à 2016 commence à se résorber avec des stocks fortement en baisse et une demande qui reprend franchement pour atteindre ses rythmes tendanciels d’avant crise de 2014. Et de fait, selon l’AIE, la demande augmente de 1,4 mbj en 2017 pour atteindre 98 mbj et encore de 1,4 mbj en 2018 pour atteindre 99,4 mbj. Cela dans un contexte de reprise de l’économie mondiale dont la croissance est anticipée par le FMI à 3,6% en 2017 et 3,7% en 2018.
J’observe aussi que les opérateurs sur le marché pétrolier penchent vers l’optimisme, prenant acte d’un rééquilibrage de plus en plus affirmé. La conséquence est un prix qui retrouve ses niveaux d’il y a deux ans. La limitation de la production par l’Opep et ses alliés se révèle efficace.
Cependant, nous restons dans ce paradigme pétrolier atypique où la flexibilité de l’offre américaine confisque à l’Opep son rôle de producteur résiduel (swing producer) qui ajuste l’offre pour faire fluctuer les prix dans un sentier qui ne décourage pas l’investissement ni ne détruit la demande.
Les caractéristiques propres des producteurs américains font qu’il n’est pas dans leur nature de cartelliser le marché, ce qui est facteur d’incertitude forte. Ainsi, dès que les prix augmentent, l’Opep redonne la main aux schistes américains et la production réapparait pour réduire à néant les efforts de stabilisation du marché.
Ainsi, l’appel au brut Opep est passé de 31,9 mbj en 2016 à 32,7 mbj en 2017, ceci avec un niveau de prix autour des 50 dollars. En 2018, l’appel au brut Opep baissera à 32,4 Mbj, cela alors que la production Opep évolue depuis juillet 2017 entre 32,7 et 32,9 mbj. La baisse des stocks de l’OCDE s’en ressent forcément puisque avec 3.016 Mbls, ils restent supérieurs de 350 Mbls par rapport à leur niveau de 2014.
Cependant, considérant l’évolution de la demande, les stocks ont relativement baissé et ce signal est intégré par le marché et soutient forcément le niveau des prix actuels. Il est connu que la baisse des stocks soutient les prix et gonfle l’offre en même temps. Avec, encore une fois, l’épée de Damoclès des schistes américains qui reviennent sur le marché dès une hausse des prix. Donc rééquilibrage d’une part, mais aussi fortes incertitudes. Il reste que beaucoup d’efforts sont encore nécessaires pour l’Opep et ses alliés pour éponger les excédents qui continuent à freiner la courbe ascendante des prix qui aurait été plus franche sans cela. Le profil plat de la courbe des prix à court terme signale néanmoins un rééquilibrage, encore une fois tributaire fortement de la reconduction de l’accord de Vienne et de la discipline qui doit nécessairement l’accompagner.
N’oublions pas aussi le facteur géopolitique: Les turbulences au Moyen Orient, le problème kurde et ses impacts sur la stabilisation encore aléatoire de l’Irak, les évolutions contrastées de la situation politique interne en Arabie Saoudite qui génèrent des incertitudes fortes pour ce pays réputé stable, les rivalités saoudo-iraniennes et les recompositions géopolitiques qu’elles induiraient inévitablement dans la région et qui sont difficiles à estimer aujourd’hui. Tous ces éléments sont à prendre en compte avec minutie.
Aujourd’hui, le niveau des stocks ne fait pas craindre, en cas de conflit, de risque de rupture d’approvisionnement, ce qui contient la hausse des prix. Mais une dynamique de diffusion de l’instabilité et des évolutions chaotiques (comme on en a déjà connu dans cette région dans des pays pétroliers importants) ne sont pas à exclure. Les marchés sont aux aguets. La marge d’incertitude n’a jamais été aussi forte de ce point de vue. Néanmoins, pour vous répondre, je pense que les prix fluctueront en 2018 autour d’un pivot de 60 à 65 dollars le baril. Je pense que les prix pétroliers ont amorcé une orientation haussière qui converge avec les tendances de long terme et qui prennent en compte une anticipation d’épuisement des réserves et un renchérissement des coûts de production.