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Dossier⎥Migrations et frontières : les victimes des lignes de désaccord

Par Maghreb Émergent
22 mars 2023
Dossier⎥Migrations et frontières : les victimes des lignes de désaccord

Le 14 mars 2024, le naufrage d’une embarcation au large du sud-ouest de la Tunisie faisait 36 morts ou disparus. La veille, 60 migrants avaient déjà disparu en partance des côtes libyennes. Le 15 mars, 22 autres allaient mourir noyés à proximité de la Turquie. S’il ne s’agit là que de derniers cas recensés, la tendance à l’augmentation des drames reste claire. Selon l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), 3 105 personnes sont mortes ou disparues en Méditerranée en 2023, nombre jamais atteint depuis 2017.

La même semaine, le 17 mars, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, à la tête d’une délégation au Caire, signait un accord de partenariat avec l’Égypte, à hauteur de 7,4 milliards d’euros, comportant un volet migratoire1. L’enjeu est simple : externaliser un peu plus les frontières européennes en soutenant un régime autoritaire pour qu’il gère les flux de population, qu’elle soit subsaharienne, proche-orientale ou même égyptienne. Alors que le silence et surtout l’inaction des institutions européennes sont criants à l’égard du génocide en cours dans la bande de Gaza — l’Union européenne est le principal partenaire commercial d’Israël et nombre d’États membres, dont la France, continuent à livrer de l’armement —, la diplomatie européenne se réduirait-elle à un contrôle de l’externalisation des frontières ? Est-ce là l’ambition internationale des 27 États membres ?

« Gérer les frontières » revient à réifier les migrants, au mieux, si ce n’est à convertir les identités, les vies, les trajectoires en chiffres. Ainsi est posée l’équation. Dès lors que le problème est numérique, il devrait se régler par des chiffres, déboursés à l’occasion pour cette dite gestion. Or pourquoi migre-t-on ? Si les raisons sont diverses (persécution, travail, étude, famille, etc.), le débat public se focalise surtout sur l’opposition, binaire, entre réfugiés politiques et migrants économiques. Comme si les premiers étaient davantage légitimes que les seconds. Comme si la persécution définie par la Convention des Nations unies de 1951 relative au statut des réfugiés ne pouvait pas être interprétée et perçue de manière différente.

À l’heure de la mondialisation des technologies du numérique, d’une hyper connexion mondiale et d’une diffusion instantanée des informations, les inégalités et injustices sont parfaitement identifiées. Et immédiatement. C’est ce que nous explique Nathalie Galesne sur BabelMed dans son article « Tunisie, un pays sous scellés ? ». L’indécence de disposer d’un « passeport rouge », comme on dit en tunisien, pour traverser les frontières, contraste avec la situation des Tunisiens, de plus en plus empêchés de partir. Cela suscite une pulsion de viatique, alimentée par l’impact de la colonisation sur les inconscients ou le fantasme de l’Occident rêvé mais aussi, et surtout, par un quotidien difficile. Pénuries, ségrégation socio-spatiale, violences policières, absence de perspectives : comment ne pas corréler les velléités de départ avec l’augmentation du chômage2, de l’inflation, et de la désillusion politique plus de 10 ans après la révolution comme l’illustre la chute drastique de la natalité3 ?

Or « le malheur des uns fait le bonheur des autres » nous explique Marine Caleb dans son article pour Orient XXI. Le départ massif de jeunes qualifiés, formés en Tunisie, profite aux économies du Nord, malgré des procédures de régularisation complexes. Et on ne peut que décrier l’absence de concertation pour un développement plus circulaire entre les deux rives de la Méditerranée.

De l’autre côté de la rive, l’Europe danse essentiellement sur deux pieds : celui de la militarisation de ses frontières et de l’externalisation de sa politique migratoire. Comme y revient Federica Araco sur BabelMed avec son article « L’ombre portée de la forteresse Europe »« depuis 2014, l’agence européenne de contrôle des frontières Frontex a mené plusieurs opérations militaires pour surveiller et limiter les flux migratoires (Triton, Sophia, Themis, Irini) qui ont rendu les limites de cet immense continent liquide de plus en plus dangereuses pour ceux qui tentent de les franchir ». Y compris avec l’utilisation de drones Héron développés par l’entreprise Israel Aerospace Industries, dont l’armement est actuellement massivement employé contre les Palestiniens dans la bande de Gaza. L’autre volet est celui de l’externalisation de la gestion des frontières extérieures. Avec le système de Dublin, il n’y a aucune solidarité européenne concernant l’asile, et la pression migratoire s’exerce exclusivement sur les pays méditerranéens. En revanche, tous les États européens s’accordent d’une seule voix pour externaliser leurs frontières, de façon à ce que celles-ci soient contrôlées et renforcées directement par les États du sud et de l’est de la Méditerranée. Après la Turquie, la Libye, le Maroc, la Tunisie et la Mauritanie, c’est au tour de l’Égypte de bénéficier de financements européens censés empêcher que les migrants ne prennent le large, légitimant de fait un certain nombre de régimes autoritaires qui font peu de cas des violations itératives des droits humains. Avec pour conséquence près de 30 000 migrants morts ou disparus en Méditerranée au cours d’une décennie.

L’article « Dans l’enfer des derniers disparus » de Federica Araco sur BabelMed revient sur les conséquences du durcissement des politiques migratoires, que ce soit sur les trois principales voies maritimes de la Méditerranée (centre, ouest, est) ou sur les voies terrestres, avec la construction de structures de barbelés aux frontières. Loin de restreindre le phénomène migratoire, ces mesures le rendent plus périlleux et s’accompagnent d’une diminution de la qualité de l’accueil sur le sol européen. Le cas de l’Italie, exposé par la journaliste, est à ce titre flagrant. Il illustre bien les vulnérabilités accrues des migrants, entre travail au noir et circuits criminels.

À la frontière entre l’Algérie et le Maroc, le renforcement du dispositif de surveillance par les gardes-frontières et les tours de contrôle a eu pour conséquence de modifier les flux migratoires. Comme le développent S.B et B.K dans leur article « À la frontière algéro-marocaine, traces des drames migratoires entraînés par sa militarisation, les prisons et les risques de mort », pour Maghreb Émergent et Radio M, l’évacuation des milliers de migrants subsahariens d’Oued Georgi à la frontière, « a déplacé ces derniers vers d’autres routes de migration clandestine ». D’autant que l’insécurité aux frontières incitait déjà Subsahariens et Algériens à se diriger vers l’est, notamment vers la Tunisie et la Libye. Ce serait également le cas de Marocains, dont la migration vers l’Algérie, pour des raisons de coût moindre et de traversées plus sécurisées, s’accentuerait.

L’ensemble de ces évolutions n’arrangent en rien les conditions de vie des migrants dans les pays de transit, notamment en Tunisie. Dans son « Reportage au lac 1 : la Tunisie face à l’afflux de Soudanais » pour Nawaat, Rihab Boukhayatia détaille les conditions de vie misérables dans des camps jouxtant les locaux de l’OIM au cœur de la capitale. « Débordé, le HCR n’est pas en mesure de répondre aux attentes des réfugiés sans le soutien des autorités tunisiennes. Les procédures légales tunisiennes font que les demandeurs d’asile et les réfugiés peinent à trouver un travail, un logement ou un accès à l’éducation pour tous les enfants. De surcroît, la Tunisie, bien que signataire de la Convention de Genève, n’a pas encore adopté un système national d’asile, relève le HCR. » 40 % des 13 000 réfugiés et demandeurs d’asile enregistrés auprès du HCR en Tunisie viendraient du Soudan, en proie à un conflit interne depuis un an.

À proximité de Sfax, des migrants de différentes nationalités (guinéenne, burkinabaise, malienne, ivoirienne, camerounaise) vivent et travaillent dans les champs d’oliviers dans des conditions inhumaines. Le reportage « À l’ombre des oliviers d’El-Amra, des crimes incessants contre les migrants » de Najla Ben Salah pour Nawaat montre comment, depuis l’an dernier et la campagne raciste du président tunisien Kaïs Saïed, les expulsions massives de Subsahariens ont poussé plus de 6 000 personnes à se réfugier dans les oliveraies proches de la ville, avec pour espoir de rejoindre l’Italie. Victimes de violences policières, de violences sexuelles, d’arrestations arbitraires et de confiscation de leurs biens, certains sont déportés vers l’Algérie et la Libye, sans aucune garantie juridique. Et les femmes sont les premières victimes.

Même si la société civile, surtout féministe, s’organise, comme le met en exergue Nathalie Galesne dans « Damnés du désert, damnés de la mer » sur BabelMed, la situation reste très tendue sur le terrain. Cela concerne tous les migrants, y compris les étudiants, comme nous le confirme Jean, président d’une association d’étudiants africains en Tunisie. « Depuis le début de l’année, de nouveau, des étudiants sont arrêtés de manière arbitraire4, alors qu’ils sont en règle. La justice fait son travail et ceux-ci sont généralement relâchés, mais ils peuvent être auparavant incarcérés et les frais d’avocat ne sont pas remboursés. » Les différentes associations et ambassades des pays concernés tentent de s’organiser collectivement pour faire davantage pression sur les autorités tunisiennes, avec les maigres résultats que l’on connaît. Dans ce contexte difficile, c’est principalement la solidarité interindividuelle entre migrants, notamment illustrée dans le film Moi, capitaine de Matteo Garrone (2024), également projeté à Tunis, qui redonne un peu d’humanité à ces vies livrées à elles-mêmes.

Du 6 au 9 juin prochain auront lieu les élections au Parlement européen. Comme pour les votes nationaux, le thème de la migration reste crucial et charrie un nombre conséquent d’idées reçues, que ce soit sur les chiffres de l’accueil d’étrangers, sur les effets de « l’appel d’air », sur les profiteurs ou les grands remplaceurs… En France, 15 ans après le débat stérile sur « l’identité nationale », la loi de janvier 2024 « pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration » a été censurée à plus du tiers par le Conseil constitutionnel. Cette séquence a surtout permis au gouvernement actuel de se mettre en scène sur cette thématique, chère à l’extrême-droite et à la droite, au détriment d’autres priorités politiques et sociales.

Certains sondages évoquent sans surprise une percée de l’extrême-droite lors de ces élections. Comment y remédier ? Faudrait-il rétorquer à Marine Le Pen, qui répète à l’envi la nécessité d’établir un « blocus maritime » en Méditerranée, que ce dernier existe déjà, autour de la bande de Gaza depuis 2006 ? Comment convaincre Fabrice Leggeri, numéro 3 de la liste du Rassemblement national (RN) et ancien directeur de Frontex ? Quid de Giorgia Meloni, cheffe du gouvernement d’extrême-droite en Italie ? Rien ne devrait pourtant opposer l’identité, quelle que soit sa définition, à l’hospitalité et, surtout, aux principes du respect de l’intégrité humaine et de la fraternité.

Cinq ans après un premier dossier du réseau des médias indépendants sur le monde arabe, fruit d’une nouvelle coopération entre médias du nord et du sud de la Méditerranée, ces reportages entendent contextualiser les dynamiques migratoires, déconstruire les préjugés et, a fortiori, redonner une humanité singulière à une tragédie de masse qui n’en finit pas.

Par : LÉONARD SOMPAIRAC

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