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Dossier migration⎥Damnés du désert, Damnés de la mer

Par Maghreb Émergent
mars 22, 2023
Dossier migration⎥Damnés du désert, Damnés de la mer

Le déchaînement des forces de sécurité, le non-droit sous toutes ses formes, les rafles… c’est ce qu’ont vécu les Subsaharien.ne.s au lendemain du « discours de la honte » proféré par le Président de la République tunisienne, Kaïs Saïed.

Damnés du désert, Damnés de la mer | Babelmed

Lionnel. Photo de l’installation et de l’exposition photographique de Paul Messenger & école féministe Lina Ben Mhenni par Nathalie Galesne

Il y a tout juste un an, le 21 février 2023, le président de la République Kaïs Saïed déclarait que : « des hordes d’immigrés clandestins provenant d’Afrique subsaharienne » étaient à l’origine « de violences, de crimes et d’actes inacceptables », bref d’un plan visant à « métamorphoser la composition démographique de la Tunisie » et à la transformer « seulement en un État africain qui n’appartienne plus au monde arabo-islamique ».

Une véritable campagne de haine raciale contre les Noir.e.s était enclenchée et relayée par le Parti nationaliste d’extrême droite, de plus en plus présent dans les médias et sur les réseaux sociaux pour divulguer l’idéologie du grand remplacement. 

De nombreuses personnalités et organisations de la société civile ont immédiatement réagi. « Nous avons honte du discours du président, s’est insurgé Romdhane Ben Amor, porte-parole du Forum tunisien des droits économiques et sociaux (FTDES)Nous protestons contre les mots utilisés qui stigmatisent et discriminent les migrants subsahariens. » L’association M’nemty Contre les Discriminations a qualifié le communiqué de la présidence de « discours de racisme, de haine et d’incitation à la violence contre les migrants subsahariens. »

Heba Morayef, directrice pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord à Amnesty International a, pour sa part, déclaré : 

« Le président Kaïs Saïed doit retirer ses propos et ordonner la tenue d’enquêtes afin de faire clairement savoir que la violence raciste anti-Noirs ne sera pas tolérée. Il doit cesser de trouver des boucs émissaires pour les problèmes économiques et politiques du pays. La communauté des migrants noirs africains en Tunisie a désormais peur des agressions, des arrestations arbitraires et des expulsions sommaires. »  

Kaïs Saïed n’est pas revenu sur ses déclarations. Pire son discours anti-Noir, désormais décomplexé, a laissé cours à toutes sortes de dérives policières et à des conflits entre groupes de Sfaxiens et migrants qui ont atteint leur paroxysme entre le 2 et le 6 juillet, suite à une rixe faisant une victime tunisienne. Coups, jets de pierre, irruption et vols dans les habitations, cette débauche de violence généralisée a été largement orchestrée par les forces de sécurité.

« Deux mois seulement après les dernières expulsions massives et inhumaines de migrants et de demandeurs d’asile africains noirs et leur abandon en plein désert, les forces de sécurité tunisiennes ont de nouveau mis des personnes en danger en les abandonnant dans des zones frontalières isolées, sans eau ni nourriture, a déclaré Salsabil, directrice du bureau de Tunis de Human Rights Watch. L’Union africaine et les gouvernements des personnes concernées devraient condamner publiquement les abus commis par la Tunisie à l’égard d’autres Africains, et l’Union européenne devrait cesser de financer les autorités responsables de ces abus. »  

Plusieurs personnes ont péri sans eaux ni vivre dans le désert libyen dont une mère et sa petite fille : Fati et Marie, mortes de soif. 1200 Subsaharien.ne.s auraient ainsi été abandonnées par les forces tunisiennes dans des zones désertiques.

Un racisme débridé

Chercheuse, co-fondatrice du collectif d’écriture féministe « La bâtarde », Marta Luceno Moreno nous accueille au premier étage de l’association Beity où elle est responsable de projet. Cette structure engagée dans la lutte contre les discriminations, les violences de genre et la vulnérabilité économique et sociale des femmes a accueilli et aidé plusieurs femmes subsahariennes lorsque les violences raciales ont éclaté : « A ce moment-là nous avons ouvert une unité d’urgence. Je me souviens que mon téléphone sonnait sans arrêt. Des centaines de personnes se sont retrouvées dans la rue », raconte Marta visiblement émue et amère de ne pas avoir pu faire davantage pour toutes ces femmes qui appelaient à l’aide

 « Nous avons dû les accueillir dans la hâte, nous les avons placées dans des hôtels, dans des centres d’hébergement. A un moment donné, il y a eu au moins une vingtaine de femmes violées ou violentées sexuellement. Tout le monde a profité de cette violence généralisée pour faire n’importe quoi. Il y a eu aussi énormément de vols. Les gens nous appelaient en criant “ils vont nous tuer”. C’est suite au discours du président que cette violence s’est déchaînée et normalisée. Les personnes restaient enfermées chez elles. Nous avons dû les aider à payer leurs factures, leur apporter à manger. J’ai même été acheter des médicaments à une femme qui s’était fait taillader le sein parce qu’elle marchait tout simplement dans la rue. Nous-mêmes avons été menacées parce que nous essayions d’apporter secours aux migrant.e.s. Cette persécution sociale a visé des centaines de personnes. »

Toutes les femmes subsahariennes hébergées à Beity ont fait la traversée : « Elles étaient six, poursuit Marta. On s’est réveillé un beau matin et elles nous avaient laissé de belles lettres de remerciement et leur ordinateur en donation à l’association. Heureusement, elles sont toutes arrivées saines et sauves en Italie, mais beaucoup de celles que j’avais interrogées pour mes recherches ont trouvé la mort en mer..Il n’empêcheplus personne ne veut rester en Tunisie même celles qui étaient parfaitement intégrées. »

BabelmedLa médina de Tunis © Matteo Mancini

Marta Luceno Moreno qui a un fils guinéen et espagnol, et un mari camerounais, est bien placée pour évoquer la réalité des Subsaharien.ne.s en Tunisie :

« On avait une vie tout à fait normale. Personne ne regardait qui avait ou pas ses papiers. Depuis l’an dernier, par contre, on a énormément de problèmes, nous n’avons plus de vie, plus de lieux pour nous retrouver, danser, déguster tous ensemble de la nourriture et des boissons africaines. On ne peut plus faire de fête sans s’exposer au bailleur qui menace d’appeler la police. »

Pour la chercheuse, il y a un problème de racisme en Tunisie qui devra être affronté tôt ou tard : « Le temps de l’esclavagisme n’est pas si loin. Au moment des violences anti-Noirs une vidéo circulait, montrant un homme à qui on demandait s’il connaissait des Subsahariens et qui a répondu : “oui bien sûr, mon grand-père en vendait”. »

Au moment de prendre congé, Marta nous tend son téléphone et fait défiler devant nous une bonne centaine de contacts sans photo : « Toutes ces personnes m’ont contactée il y a un an pour me demander de l’aide, celles dont l’icône ne s’affiche plus sont soit décédées, soit portées disparues, soit passées en Italie… »

Coincé.e.s

Quel devenir alors pour les milliers de personnes d’origine subsaharienne, 57 0000 selon l’UNDESA qui souhaitent vivre en Tunisie ou, elles ont aussi, fouler le sol européen mais n’ont aucune reconnaissance légale. D’ailleurs, ce sont elles qui constituent le plus grand nombre d’arrivants sur les côtes italiennes.

Les chiffres sont éloquents : selon le rapport trimestriel du FTDES, de janvier à septembre 2023, 82.24% des arrivées sur les côtes italiennes sont des non Tunisien.ne.s tandis que 17.27% sont des Tunisien.ne.s. Les pics d’arrivées commencent à partir de juillet (1 769 arrivants), août (3 196 arrivants), septembre (4 814 arrivants) par rapport aux 770 arrivants enregistrés en juin, des chiffres qui mettent en évidence l’augmentation des traversées au lendemain des violences qui ont ciblé les Subsaharien.ne.s1.

Dans la rédaction du journal en ligne tunisien Nawaat, nous retrouvons Najla Ben Salah et Rihab Boukhayatia. Ces deux journalistes chevronnées n’ont cessé d’enquêter sur la réalité des Subsaharien.ne.s dans leur pays. Rihab était aux côtés de la communauté soudanaise qui manifeste en cette fin de janvier à Tunis pour voir les droits fondamentaux que leur confère leur statut de réfugiés reconnus. 

Najla Ben Salah a pris la route à l’aube pour Jebeniana dans le gouvernorat de Sfax, assistée d’un fixeur avec qui elle s’est rendue dans les oliveraies avoisinantes où sont coincés des centaines de Subsaharien.ne.s qui errent sans ressource, empêché.e.s de toute mobilité. « La répression diffuse et décomplexée a poussé les migrants à se terrer dans ces oliveraies, raconte la journaliste. La plupart ont perdu leur travail et n’ont absolument rien. Ce sont les femmes et les enfants qui vont chercher de la nourriture au village. D’ailleurs, il y a encore des assauts policiers pour les ramener dans des bus à la frontière libyenne. » 


A la rédaction de Nawaat, on veut aussi en savoir davantage sur les retours de Subsaharien.ne.s organisés par l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) qui aurait, en quelques mois, rapatrié 392 personnes rentrées « volontairement » dans leurs pays, tels que le Burkina Faso, la Gambie… avec l’appui des Italiens et des Britanniques, la Tunisie n’ayant absolument pas les moyens de pourvoir à ces réadmissions. Mais peut-on réellement parler de « retours volontaires » pour ces migrants rejetés, pourchassés, menacés ?

BabelmedNajla Ben Salah à gauche et Rihab Boukhayatia. Les deux journalistes de Nawaat, spécialistes de la migration.

Pourtant, selon Rihab Boukhayatia, la présence des Subsaharien.e.s en Tunisie n’a pas toujours été problématique. Avec l’implantation de la Banque africaine de développement (BAD) entre 2003 et 2014, et la suppression à cette même époque du visa d’entrée en territoire tunisien pour les ressortissants de nombreux pays africains, une communauté subsaharienne, à majorité ivoirienne, s’est installée pacifiquement en Tunisie. 

Aujourd’hui il y aurait environ 20 000 Ivoirien.ne.s dans le pays2 : « Cette présence était admise car les Subsahariens étaient moins nombreux, moins visibles et vivaient surtout à Tunis. La plupart d’entre eux arrivent en Tunisie de manière régulière avec un permis de séjour de trois mois. C’est au-delà de cette période que sans autorisation de travail ni de séjour, ils basculent dans la clandestinité et le travail informel.  Ce qui les pousse aussi à un certain repli communautariste avec des formes d’entraide qui compensent leur vulnérabilité. Mais attention, leur condition est très complexe, elle peut générer de la violence : il y a aussi des passeurs côté ivoirien. »

La journaliste souligne aussi la réalité tragique des femmes qui traversent le désert : «Elles sont systématiquement violées, et en Tunisie elles ne bénéficient pas de l’accès à la santé pour les droits sexuels et reproductifs. C’est pourquoi de nombreux enfants ne sont pas enregistrés à l’état civil et n’ont aucune existence légale. »

Les migrants en situation irrégulière cumulent des pénalités d’environ 20 dinars par semaine, ce qui les expose à la détention ou à l’expulsion. Pour toutes ces personnes le piège se resserre : ne pas être en mesure de rester en Tunisie légalement, ne pas pouvoir en partir, ne pas avoir l’argent nécessaire pour la traversée. Cette impossibilité les pousse néanmoins inexorablement à prendre la mer dans des conditions extrêmes, souvent vouées au naufrage.

« Les Tunisien.ne.s ont culturellement parlant un problème de racisme envers les Noirs qui est fortement ancré dans notre société, poursuit Rihab. D’ailleurs lors de la vague de violence contre les Subsahariens, il y a même eu des attaques contre des Tunisiens noirs. De toute évidence, les propos de Saïed et tous les lieux communs qu’ils véhiculaient ont germé sur ce terreau fertile : “ les subsahariens volent le travail des Tunisiens, ils ne sont pas musulmans, ce sont des mécréants…” »  

Deux jumeaux camerounais, Daniel et Lionel, témoignent : « Nous sommes victimes de racisme au quotidien. On est habitué au fait. Oui, au départ c’était frustrant, c’était choquant, c’était blessant d’entrer dans le bus… Des Tunisiens se bouchent le nez et ils crachent. Ils se parfument pour dire qu’on sent mauvais. Il y a toujours toujours quelqu’un pour nous traiter d’esclave “Kahlouch” dans la rue… »3

Quand la société civile se mobilise. Une riposte féministe 

Dans ce contexte très tendue, se tenait du 24 au 28 janvier dans le beau palais de Dar Bach Hamba, siège de l’association culturelle l’Art Rue niché au cœur de la Medina de Tunis4, une initiative importante : la première édition du Festival 27/20 dédiée au thème de la mobilité et de la frontière : « borderland en mouvement, dignité en action ».

Ces cinq jours d’une grande intensité ont été conçus et organisés par l’école féministe Lina Ben Mhenni5. Chants, poésies, théâtre, installations, expo photo, débats … à travers un parcours artistique et militant interdisciplinaire, cette initiative donnait à voir, entendre, penser et défendre les communautés invisibilisées sur les frontières. 

BabelmedDe gauche à droite Chanel, Judicaël et Emily. © Matteo Mancini

Les personnes des différents pays de l’Afrique subsaharienne rencontrées durant ces journées ont toutes témoigné de leur difficulté à vivre en Tunisie, à s’y insérer, à s’y déplacer, à en partir. Mais elles ont raconté aussi leur besoin de relever la tête, de lutter pour leurs propres droits avec leurs « allié.e.s » au sein de la société civile tunisienne. Leurs participations ont enrichi ces journées. Comme celle d’Emma venue partager l’odyssée administrative par laquelle elle a dû passer pour régulariser, sans y parvenir, son statut d’étudiante. Nous avons pu entendre son récit durant la bibliothèque humaine, un atelier innovant où les histoires sont narrées par les personnes qui les ont vécues. 

A l’Art Rue, nous avons aussi fait la connaissance de plusieurs personnes queer en exil : Chanel, Judicaël, Yasmine, Oly… Leur périple a commencé au Cameroun ou en Côte d’Ivoire, qu’elles ont dû fuir, menacées. Leur corps en mouvement, leur corps en transition porte les traces du voyage et des violences subies. Leur halte est momentanément en Tunisie, mais elles rêvent d’un ailleurs : la Hollande ou le Canada… pour vivre en harmonie avec leur identité de genre loin des dangers auxquels les exposent la couleur de leur peau et leur orientation sexuelle.

« Nous avons un mal fou à nous déplacer à Tunis, la plupart du temps nous restons enfermées chez nous, confie Oly. Nous ne pouvons pas prendre les transports en commun, ni même les taxis de peur d’être vilipendé.e.s, attaqué.e.s, et les Bolt sont hors de prix.»

« Que se passe-t-il quotidiennement aux frontières ?»  a questionné l’activiste Hussein Tognia au moment de la clôture du festival. 

« Nous devons comprendre quels sont les mécanismes de déportations à Sfax où les gens sont traqués dans les champs d’oliviers. Il y a aussi beaucoup de jeunes qui arrivent à cause de la déstabilisation du Sahel, en provenance de la Guinée ou du Niger. Au moment des violences, de nombreux mineurs se sont retrouvés seuls sans leurs parents contraints de partir. Ils ont été placés dans des centres de rétention mais dès qu’ils atteignent l’âge de 18 ans, filles et garçons se retrouvent à errer dans des quartiers très vulnérables et sont abusés sexuellement. »

Selon Hussein Tognia, les grandes ONG ont abandonné les migrant.e.s précisément lors des représailles de février 2023 : « L’OIM leur a fermé sa porte, alors qu’aujourd’hui elle sous traite leur rapatriement “volontaire” en annulant leurs pénalités et en payant leur billet de retour. »

La force du Festival, des créations, des réflexions et des rencontres qu’il a occasionnées, a conflué sans nul doute dans le moment le plus politique de la manifestation, celui de l’Agora finale destinée à adopter un manifeste militant pour la mobilité. « Nous sommes là pour discuter des différents points du manifeste avec les personnes en mobilité, Tunisien.ne.s et Subsaharien.ne.s, et avec la société civile et ses activistes, a rappelé Henda Chennaoui, la directrice du festival 27/20. Il s’agit de se battre contre les déportations, contre les violences sexuelles comme arme systémique, de créer un front antifasciste au lendemain du discours de Saïed. Et ce combat doit être porté par les jeunes générations. »


Ce reportage a été réalisé dans le cadre des activités du réseau Médias indépendants sur le monde arabe. Cette coopération régionale rassemble Maghreb EmergentAssafir Al-ArabiMada MasrBabelmedMashallah NewsNawaat7iber et Orient XXI.


OST, Observatoire Social Tunisien, Rapport Trimestriel, juillet-septembre 2023, Forum Tunisien des Droits Economiques et Sociaux. 

Nawaat, « Subsahariens en Tunisie : Transition ou Termisnus ? » Novembre  2022, Hors série #4 

 Témoignage de Daniel et Lionel, photos et textes tirés de l’installation de Paul Mesnager & école féministe Lina Ben Mhenni.

4  En 2015, Dar Bach Hamba devient le siège de l’association culturelle L’Art Rue qui y développe, depuis, et tout au long de l’année des projets ouverts sur le quartier, la ville et le monde.

5 Journaliste et blogueuse engagée, féministe passionnée, Lina Ben Mhenni a joué un rôle clef dans la révolution tunisienne de 2011. Elle nous a quitté.e.s le 27 janvier 2020, date à laquelle le festival emprunte son nom. 

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