Alain Gresh, directeur du site électronique spécialisé dans les mondes arabe et musulman, Orient XXI, et ancien rédacteur en chef du Monde diplomatique livre, dans cet entretien, sa vision sur la situation politique en Algérie. Il nous parle également de ce qui se passe depuis peu en Egypte et, plus généralement, de ce qu’il considère être une nouvelle phase du printemps arabe.
Maghreb Emergent : le soulèvement populaire qui secoue l’Algérie en est à son septième mois. S’agit-il, selon vous, d’un mouvement s’inscrivant dans une dynamique globale touchant toute une région ou est-ce, au contraire, un cas à part ?
Alain Gresh : je dirais les deux. En 2011 et 2012, nous avons eu un mouvement qui a touché l’ensemble du monde arabe. Il y a eu des manifestations en Algérie, au Maroc, en Tunisie, en Syrie, etc. Et on avait l’impression que nous assistions à un mouvement en quelque sorte unifié, ce qui n’était pas le cas parce qu’il y avait des situations très différentes, d’un pays à l’autre. Mais ce que l’on peut dire c’est que partout, ces mouvements avaient les mêmes causes. La première est l’arbitraire de l’Etat, c’est-à-dire le fait qu’un citoyen normal dans la rue soit en butte à une répression, pas forcément politique. Bouazizi (dont la mort a déclenché la révolte de 2011 en Tunisie) n’était pas du tout un opposant politique. Et nous avons vu, par exemple, le rôle qu’ont joué les ultras en Egypte qui, au départ, ont agi contre la répression policière et le fait que n’importe qui, pour des raisons politiques ou non, peut être arrêté.
La deuxième cause des événements qu’a connus le monde arabe, est liée aux questions économiques et sociales. Malheureusement, on peut dire que du Maroc à l’Irak, nous avons des modèles de développement en faillite qui sont incapables de répondre aux besoins des peuples. Durant la période des années 50-60, il y avait une forme d’égalitarisme dans ces pays, aujourd’hui, les réformes libérales ont accentué les inégalités. Tenez, par exemple, en Syrie, c’est Bachar el Assad qui, par ses réformes, a marqué les différences sociales. Avant, Damas ressemblait aux pays de l’est des années 50, mais il y avait, quand même, une forme d’égalité. Puis, brusquement, des banques ont été ouvertes, des entreprises privées ont été créées, des restaurants hors de prix sont apparus, etc. La majorité de la population a commencé ressentir les inégalités qui lui ont été imposées par ces réformes. Je pense que la perception de ces inégalités a été aussi un élément très fort.
Troisième élément qui a été constaté partout dans le monde arabe, c’est le rôle de la jeunesse. Le monde arabe est l’une des régions les plus jeunes du monde. Il y a donc des aspirations de la part de cette jeunesse. D’abord, des aspirations liées au travail que les différents régimes ne sont pas capables de satisfaire et puis il y a l’aspiration au monde extérieur. Maintenant les gens voient ce qui se passe dans le monde. Par exemple, A Djeddah, en Arabie Saoudite, tous les deux ans, il y a des inondations terribles faisant des dizaines de mort. Et chaque année, le pouvoir met des milliards et des milliards pour régler ce problème. Mais l’argent est détourné et rien ne change. Un internaute a diffusé une image de Djeddah sous la pluie et une autre image d’une ville du fin fond du nord du Canada sous 5 mètres de neige et où tout fonctionnait encore normalement. Il y a donc cette impression que l’Etat ne répond plus aux besoins des gens.
Le printemps arabe a été la première phase, avec des échecs mais aussi des cas où les choses marchent comme en Tunisie. Mais globalement, il y a eu une sorte de recul. Et aujourd’hui, nous assistons à une deuxième vague de mouvements populaires qui va être plus nationale. C’est-à-dire que les gens ressentent plus la réalité nationale, Comme au Soudan ou en Algérie, par exemple. Mais même si cela ne s’inscrit plus dans un mouvement général comme en 2011-2012, je pense qu’il y a quand même des points communs entre ces mouvements.
-Quels sont, de votre point de vue, les scénarios possibles en ce qui concerne l’Algérie ?
A la lumière de ce que j’ai lu, je vois bien que tout le monde est un peu dans le brouillard, en Algérie. Nous avons une situation d’impasse avec un pouvoir qui n’est plus capable de réprimer violemment, pour beaucoup de raisons. D’abord parce que l’armée algérienne n’est pas l’armée syrienne. Il y a quand même des différences importantes, et je pense aussi parce l’armée algérienne ne veut pas exercer le pouvoir de manière directe. Elle a toujours été en seconde ligne, et elle ne sait donc pas comment faire. Et en face, il y a un mouvement qui est relativement puissant mais qui n’a pas de leaders. Au Soudan, le mouvement avait ses propres structures à savoir les associations d’avocats, d’ingénieurs (…) qui ont joué un rôle très important et qui ont été un interlocuteur avec le pouvoir. Or, en Algérie, nous avons l’impression qu’il n’y a pas d’interlocuteur. Cela pose un problème qui est dans tout le monde arabe malheureusement : il n’y a pas d’opposition politique même là où il y a des partis officiels. La raison en est que la gestion des oppositions politiques a toujours été dans les mains des services de sécurité. Ces derniers infiltrent les partis politiques et créent des problèmes. Donc, on n’arrive pas à créer des forces politiques normales.
Il y aussi, il faut le dire, quelque chose qui est plus générale dans le monde arabe. On n’est plus dans les années 50-60 où il y avait des idéologies très fortes telles que le nacerisme, le baasisme, le communisme, le socialisme et où les gens avaient un programme. Aujourd’hui, ce programme est absent, ce qui rend les choses difficiles. La détermination des manifestants et la volonté de rester pacifique, pour ne pas sombrer dans ce qui s’est passé en Syrie, au Yemen, etc. me semble quand même un facteur d’optimisme pour l’Algérie.
-Vous pensez donc que la priorité pour les Algériens est de désigner des représentants et de se structurer afin d’éviter, au moins, que le mouvement ne dure trop longtemps ?
Oui. De toute façon, les choses ne peuvent pas durer ainsi. Il faut bien que le pays fonctionne normalement. En même temps, je pense, que la rue refuse d’aller vers les élections tout de suite car il faut du temps pour s’organiser et tenir un forum politique, ce qui est difficile à mettre en œuvre (…) Mais de toute façon, ma conviction est qu’il n’y a pas de transition possible sans un compromis avec l’armée. Renvoyer l’armée dans les casernes, ce sera peut-être dans trente ans.
-Concernant les printemps arabes, beaucoup parlent d’échec. D’autres signalent qu’il a fallu attendre des décennies pour voir des résultats concrets après certaines révolutions. Qu’en pensez-vous?
On ne peut jamais savoir à l’avance. Il y a des avancées et des reculs après les révolutions. Il faudrait attendre encore pour avoir assez de recul. Concernant les révolutions arabes, on a d’abord été très optimiste, ensuite on a parlé d’échecs et maintenant, on voit bien que ça reprend. Moi, je pense que les problèmes de ces sociétés, les aspirations des gens au changement sont encore présents et vont donner des résultats. Espérons que cela se passera avec le moins de morts de possible.
-Comment voyez-vous l’évolution de la situation en Egypte ?
L’une des choses étonnantes du régime égyptien c’est que quand l’armée a pris le pouvoir en 2013, par un coup d’Etat, il y avait un soutien populaire assez large, mais ce même pouvoir a gaspillé tout cela en un temps record. En partie, par les réformes économiques qu’il a faites, mais aussi par sa manière de gérer la politique. C’est-à-dire qu’aujourd’hui, il n’y a plus aucun espace de liberté en Egypte, et même sous Moubarak, c’était dix fois plus démocratique et je dirais, d’une certaine manière, que c’est étonnant parce que le pouvoir égyptien n’a pas besoin de cela.
Vous savez, il y a des tas de théories sur le complot qui disent, par exemple, que les manifestations sont le résultat de divergences au sein du pouvoir. Je n’ai pas d’information, mais je pense que quelqu’un de rationnel à la tête de l’armée égyptienne qui a en tête les intérêts à moyen terme de cette armée, doit se dire pourquoi est-ce qu’il faudrait réprimer à la fois les frères musulmans, les intellectuels démocrates, l’opposition, arrêter, torturer, faire de la presse une presse aux ordres telle qu’elle ne l’a jamais été en Egypte ? Est-ce que ce ne serait pas plus intelligent de laisser des soupapes de sûreté? Est-ce qu’il y a des gens qui pensent comme cela ? Je pense qu’il y en a. Est-ce qu’ils sont capables d’imposer un changement ? Je ne sais pas.
–Faut-il s’attendre à un 2011 bis, en Egypte?
Non. En Egypte, je pense qu’on peut avoir une solution où une partie de l’armée écarte Al-Sissi. L’armée pourrait rester la force essentielle, mais en opérant une certaine ouverture. C’est un scénario possible. Aujourd’hui, je ne pense pas qu’un scénario du type 2011 avec des manifestations massives soit possible parce que l’expérience de 2011 a eu des aspects négatifs. Il n’y a plus de forces politiques, il n’y a que les frères (musulmans). Je pense donc que, dans la situation actuelle, ce sera plutôt une évolution dans le régime qui pourrait être un scénario de début de sortie de crise.
De notre envoyé spécial à Beyrouth, Ahmed Gasmia