Pour Lotfi Madani, journaliste algérien installé à Tunis depuis 2005, l’arbitrage de l’électorat « discipliné » de Hamma Hammami au deuxième tour sera plus décisif que celui de l’électorat « volatile » de Slim Riahi.
Maghreb Emergent : le fait que les Tunisiens ont voté aux législatives pour Nidae Tounes et majoritairement pour son leader Béji Caïd Essebsi au premier tour des présidentielles pourrait-il être lu comme un vote-refuge pour l’ancien régime ?
Lotfi Madani : Il doit y avoir de cela, mais c’est tout d’abord un vote-sanction contre Ennahda, car il est clair que ce parti a déçu. Il faut, toutefois, se rappeler qu’Ennahda s’en est bien sorti lors de ces dernières législatives en récoltant 27% des voix, ce qui lui permet d’avoir une représentation honorable au Parlement.
Pourquoi Ennahda n’a-t-il présenté personne à ces présidentielles bien qu’il jouisse d’une base populaire estimée entre 25 et 30% de l’électorat tunisien ?
Pour deux raisons. La première est qu’Ennahda et les Frères musulmans dans le monde entier ont comme modèle le régime parlementaire : pour eux, le pouvoir émane du Parlement et non de la présidence. Ce parti avait misé sur les législatives et pensait qu’il pourrait continuer à gouverner à travers les alliances. Il pensait qu’il dirigerait le gouvernent qui serait issu de la majorité parlementaire conformément à la nouvelle Constitution. C’est la raison pour laquelle il avait tenu à ce que les législatives soient antérieures aux présidentielles. La deuxième raison est qu’il n’avait pas de candidats assez charismatiques, mis à part Hammadi Djebali, l’ancien Chef du gouvernement.
Moncef Marzouki a-t-il été porté au second tour par les voix d’Ennahda ?
Les chiffres des sondages dont nous disposons disent que 70% de ceux qui ont voté Moncef Marzouki avaient voté Ennahda aux législatives, ce qui est énorme. Dans les sondages d’avant la campagne électorale des présidentielles, Moncef Marzouki était crédité de quelque 13% des intentions de vote. On sait qu’Ennahda a donné l’ordre sur le terrain de le soutenir après le début de campagne même si, officiellement, il a affirmé ne soutenir personne.
Comment peut-on expliquer l’arrivée du Front Populaire à la troisième place ?
Le Front Populaire est un regroupement de plusieurs petits partis : des partis de gauche au sens traditionnel et des partis d’extrême gauche mais aussi des partis nationalistes et nationalistes arabes (baathistes). Cette coalition a joué un rôle important, notamment lors des fameuses manifestations pour le départ du Conseil constitutionnel, d’Ennahda et de Moncef Marzouki suite à l’assassinat de Mohamed Brahmi, en 2013. Il y avait là le Front populaire, Nidae Tounes et le parti communiste Al Massar. Le Front Populaire a fait un travail de terrain, il a élargi sa base. Il y a également la personnalité de Hamma Hammami, son passé militant, sa carrière politique et son charisme. C’est intéressant que le leader d’un parti d’extrême gauche arrive en troisième place dans un pays arabe.
Peut-on parler d’un double arbitrage pour le deuxième tour entre les partisans de Hamma Hammami et ceux de Slim Riahi, arrivé en quatrième position ?
La réponse est probablement oui pour les partisans de Hamma Hammami, car l’électorat du Front Populaire est relativement discipliné. Pour Slim Riahi, ce sera un peu difficile, car son électorat c’est un peu les jeunes des quartiers populaires et de la périphérie urbaine de Tunis. Il n’est pas certain qu’une consigne de vote de Slim Riahi fonctionne au deuxième tour. Je pense que l’électorat plutôt jeune et « volatile » de Slim Riahi devrait s’abstenir, mais une partie pourrait aller vers Nidae Tounes parce que les électeurs de Slim Riahi cherchent un modèle d’économie libérale, ce qu’est loin de représenter Moncef Marzouki, qui est, en plus, l’allié d’Ennahda.
Béji Caïd Essebsi a plus de réserves de voix que Moncef Marzouki. Ce dernier a fait le plein lors du premier tour avec les voix des électeurs d’Ennahda. Ennahda ne peut pas appeler ouvertement à voter Marzouki, alors qu’il ne cesse de réitérer son appel à Nidea Tounes à la formation d’un gouvernement d’union nationale.
Les programmes des deux candidats sont-ils si différents dans le fond?
On ne peut pas parler de programmes différents. Moncef Marzouki n’a pas de programme, n’ayant pas de parti derrière lui. Béji Caïd Essbsi c’est tout le contraire : il a le programme économique et social de Nidae Tounes. Moncef Marzouki a très peu parlé de questions économiques et sociales dans sa campagne. Tous ses discours ont été focalisés sur le rappel de son militantisme et de la menace de retour à l’ancien régime. Il n’a pas su sortir de la posture du militant et du résistant. En face, on a un Béji Caïd Essbsi qui a démontré qu’il a su gérer le pouvoir avec Bourguiba et qu’i a su gérer magistralement la transition démocratique en 2011. Il a créé un parti en 2012 de rien du tout, et ce parti, en deux ans, a gagné les élections législatives.
Propos recueillis par Selma Kasmi
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