Ancien Vice-Président de la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples et ancien Président de la Commission d’enquête des Nations Unies sur le Burundi, le juge Fatsah Ouguergouz revient dans cet entretien sur un certain nombre de questions liées au projet de révision constitutionnelle.
Tout en respectant strictement le secret des délibérations auquel il se sent tenu en sa qualité d’ancien membre du Comité d’experts chargé de formuler des propositions pour la révision de la Constitution, duquel il a démissionné en avril dernier. Fatsah Ouguergouz apporte de nombreux éclairages sur la mouture et de nombreuses autres questions y afférentes.
Maghreb Émergent : Vous avez démissionné du Comité le 7 avril dernier. Est-ce que vous pouvez nous dire les raisons profondes qui vous ont conduit à cette démission ?
Fatsah Ouguergouz : Mes anciens collègues et moi-même n’avions pas la même lecture des termes de référence de la mission confiée au Comité d’experts en ce qui concerne la latitude qui nous était offerte de discuter et de trancher certaines questions relatives à l’organisation et à l’équilibre des pouvoirs. Etant donné le contexte dans lequel la révision constitutionnelle a été engagée, à savoir à la suite du mouvement populaire du 22 février 2019, il était difficile d’ignorer deux de ses revendications essentielles que sont l’instauration d’un Etat civil et un meilleur équilibre des pouvoirs. Le Chef de l’Etat ayant lui-même demandé une Constitution qui «prémunira le pays contre toute forme d’autocratie», trois degrés dans la réduction des pouvoirs du Président de la République étaient envisageables: 1) l’instauration d’un système parlementaire qui relativiserait fortement les pouvoirs de ce dernier, 2) un partage de ses pouvoirs avec un Chef du Gouvernement ou 3) une simple réduction de ses pouvoirs de nomination à certains postes, qui ne porterait pas véritablement atteinte à l’essence de ses pouvoirs. La réduction la plus drastique des pouvoirs du Président de la République, à savoir l’instauration d’un système parlementaire, ne paraissant pas réaliste dans les circonstances actuelles, restaient les deux autres options. La troisième option aurait notamment consisté à supprimer le tiers présidentiel dans la composition du Conseil de la Nation, confier la présidence du Conseil supérieur de la Magistrature à un magistrat élu par ses pairs et celle de la Cour constitutionnelle à un de ses membres également élu par ses pairs. Comme le révèle le projet de Constitution, même cette dernière option qui n’aurait pas véritablement affaibli le pouvoir du Président de la République mais aurait revêtu valeur de symbole n’a pas été retenue. Mes anciens collègues et moi-même n’avions pas non plus les mêmes réponses à apporter à d’autres questions moins fondamentales mais néanmoins très importantes à mes yeux: telles que celles de la suppression du délit de presse (dépénalisation de la diffamation), du renforcement des droits de la personne arrêtée ou détenue et des garanties d’un procès équitable, du devoir d’intégrité et d’impartialité des juges et de la responsabilité des magistrats en cas de défaillance dans l’exercice de leurs fonctions, ou encore de la pleine égalité des citoyens résidant à l’étranger et de ceux résidant en Algérie en ce qui concerne les conditions à remplir pour être éligible à la Présidence de la République.
Maghreb Émergent : Dans votre récent entretien accordé à « Liberté », vous avez affirmé que la consécration de la primauté du politique sur le militaire devrait être un préalable pour l’avènement de la nouvelle République. Pourquoi selon vous elle n’a pas été consignée dans la mouture ?
Fatsah Ouguergouz : Comme je l’ai indiqué dans l’entretien au quotidien « Liberté », j’estime que mes anciens collègues du Comité ont fait une lecture très conservatrice de la lettre de mission adressée par le Président de la République. Comme le Comité l’a lui-même avoué dans l’exposé des motifs qui accompagne le projet de Constitution, il considère qu’il aurait outrepassé sa mission s’il avait limité les pouvoirs du Président de la République en envisageant un régime parlementaire, en supprimant son pouvoir de légiférer par ordonnances, en instituant un Chef du Gouvernement avec un programme propre ou encore en supprimant le tiers présidentiel dans la composition du Conseil de la Nation. Si le Comité a estimé qu’il s’agissait là de quelques lignes rouges qu’il ne pouvait pas franchir, il est évident qu’il ne pouvait pas examiner et se prononcer sur une question plus essentielle encore pour la fondation d’une nouvelle république algérienne, à savoir celle de l’instauration d’un Etat civil qui passe par la consécration de la primauté du pouvoir politique sur le pouvoir militaire.
Maghreb Émergent : Faut-il y voir un « tabou », manque d’audace des experts membres du Comité ou des balises fixées par la présidence ?
Fatsah Ouguergouz : Je ne peux me prononcer que sur ce que j’ai constaté : le conservatisme de mes anciens collègues. Pour le reste, je laisse à chacun et à chacune le soin de chercher les raisons profondes à l’origine de ce conservatisme ou manque d’audace si vous préférez l’appeler ainsi.
Maghreb Émergent : Pensez-vous qu’il était approprié de rendre public le projet de Constitution le 7 mai dernier ?
Fatsah Ouguergouz : Le projet de Constitution a en effet été rendu public le 7 mai, en pleine période de Ramadan et de restrictions liées à la pandémie du Coronavirus. Ce qu’il faut surtout déplorer, c’est qu’il n’y a pas eu d’annonce officielle relative à l’ouverture de la consultation populaire promise et informant les citoyens algériens des modalités de cette consultation et du calendrier précis du processus d’adoption de la nouvelle constitution. Il est aujourd’hui question de prolonger la durée de cette consultation populaire alors que celle-ci n’a jamais été officiellement déclarée ouverte … S’agissant de l’ébauche d’un texte fondamental pour l’avenir du pays, je suis également étonné que ce projet n’ait pas fait l’objet d’une plus grande publicité, qu’il n’ait pas été mis à la disposition de tous les citoyens, dans les assemblées populaires communales et les consulats par exemple. Pour ma part, ce n’est qu’après de patientes recherches que j’ai pu trouver le texte de ce projet sur le site électronique du premier ministère. La distribution du projet à un nombre choisi d’acteurs politiques n’est pas à même de favoriser son appropriation par l’ensemble du peuple algérien et l’implication de celui-ci dans le processus de révision. L’article 55 (1) du projet de Constitution érige pourtant l’accès à l’information en un droit fondamental ; il dispose que « Tout citoyen dispose du droit d’accès et d’obtention des informations, documents, statistiques et celui de leur circulation ». Il est difficile d’imaginer document plus important que le texte d’un projet de constitution.
Maghreb Émergent : Peut-on dire que le « débat » sur la mouture est biaisé du fait qu’elle n’a pas été largement diffusée et que le Comité est chargé seulement de recueillir les propositions…?
Fatsah Ouguergouz : L’élaboration d’un projet de constitution par un Comité d’experts plutôt que par une assemblée constituante me paraissait être une alternative acceptable à la seule condition toutefois que le projet soit soumis à une consultation populaire effective et que les propositions issues de cette consultation soient dûment prises en considération dans la version finale de la Constitution. Il s’avère toutefois que la consultation populaire promise n’a pas eu lieu ou qu’elle se résume à des échanges entre certains acteurs et ce, par médias interposés. Le peuple algérien et les acteurs de la société civile qui en sont l’expression sont les grands absents de ces échanges. On ne s’étonnera donc pas que la grande majorité du peuple algérien ne se sente pas concerné par ce processus de révision. Le désintérêt apparent du peuple algérien pour ce projet de constitution trouve aussi sa cause dans le déficit de communication des pouvoirs publics en la matière. En tout état de cause, les conditions d’un véritable débat public ne sont pas réunies, à savoir le respect plein et entier des libertés politiques indispensables à un tel débat : libertés d’expression, de réunion et de manifestation. La « consultation » populaire se déroule ainsi dans des formes et un calendrier qui témoignent de la volonté du pouvoir de garder la main haute sur ce processus de révision constitutionnelle.
Maghreb Émergent : Le professeur Laraba, président du Comité s’était insurgé contre certaines critiques ciblant les membres du Comité et sur certaines « allégations », comme l’absence de référence à la déclaration de novembre dans la mouture, la question des langues, le statut spécial accordé à certaines communes etc… Comment peut-on interpréter cette mise au point ?
Fatsah Ouguergouz : Si j’ai bien compris le sens de ces critiques, à savoir que le projet ne ferait plus référence à la Déclaration du 1er novembre 1954, qu’il porterait atteinte aux constantes de la Nation et qu’il ouvrirait la voie à la partition du pays, je considère que ces critiques ne sont pas fondées. La constitution actuelle ne fait pas référence à la Déclaration du 1er novembre 1954 mais se réfère à trois reprises au 1er novembre 1954 dans le préambule (paragraphes 3 et 18). Le projet a maintenu ces trois références au 1er novembre ainsi qu’à l’Islam, l’Arabité et l’Amazighité (paragraphes 3 et 18 du préambule) ; il consacre l’Islam comme religion de l’Etat et l’Arabe et le Tamazight comme langues nationales et officielles (articles 3 et 4). Je partage par ailleurs l’opinion selon laquelle une constitution s’adresse à l’ensemble des citoyens, c’est-à-dire au peuple dans toute la diversité de ses composantes. L’identité d’un peuple ou d’un pays doit bien entendu se refléter dans une constitution, mais elle ne constitue pas son objet principal. De mon avis, la question de l’identité est suffisamment abordée dans ce projet de Constitution. Il s’agit donc là d’un mauvais procès fait au Comité sur cette question et une manière de détourner le débat de la question essentielle, à savoir la légitimité et l’équilibre des pouvoirs.
Maghreb Émergent : Peut-on dire que ce projet de Constitution traduit certains rapports au sein du pouvoir et une peur d’une réédition de l’expérience des années 90 (éventuelle arrivée des islamistes au pouvoir) ?
Fatsah Ouguergouz : L’objet d’une constitution est précisément de permettre à tous les rapports de force de s’exprimer et de s’équilibrer. Si certains rapports de force ne s’expriment pas dans le cadre des institutions prévues par une constitution, ils seront difficiles à apprécier. C’est le cas en Algérie où le pouvoir est diffus, protéiforme. On peut à cet égard s’interroger sur la continuation du mandat présidentiel par le Vice-Président en cas de décès ou démission du Chef de l’Etat prévue par l’article 98 du projet de Constitution ou le maintien du tiers présidentiel dans la composition du Conseil de la Nation (article 126). La concentration des pouvoirs, quelles qu’en soient les raisons, n’est pas une bonne solution et n’est jamais durable, comme en témoignent les années de mauvaise gouvernance que l’on essaie aujourd’hui de conjurer par une nouvelle révision constitutionnelle. Il se peut qu’en voulant éviter un écueil, on sombre dans un autre qui n’a pas été envisagé.
Maghreb Émergent : Les fractures idéologiques au sein de la société et certaines questions sensibles (identité, place de la religion etc…) peuvent-elles expliquer cette difficulté d’une constitution qui consacre une véritable séparation des pouvoirs et une réelle démocratisation ?
Fatsah Ouguergouz : Je ne pense pas qu’il existe de véritables « fractures » idéologiques au sein de la société algérienne. Je pense plutôt qu’il existe des différences de perceptions dans certains domaines, comme les questions de l’identité ou de la religion que vous avez évoquées, mais ces différences ne sont pas irréconciliables. Le nœud du problème réside ailleurs, dans le « partage », partage du pouvoir et partage des ressources. Cela nous amène à la question de l’Etat de droit et je ne pense pas qu’il existe aujourd’hui dans la société algérienne des doutes quant à l’importance d’un tel Etat de droit. Or, parmi toutes les composantes de l’Etat de droit, il en est une qui est essentielle, car elle détermine toutes les autres : la légitimité du pouvoir. Aux termes de la Constitution actuelle (articles 7 et 8), comme de toutes celles qui l’ont précédée, le « peuple » algérien est «la source de tout pouvoir », «la souveraineté nationale lui appartient exclusivement » et il l’exerce «par l’intermédiaire des institutions qu’il se donne». Or il se trouve que la réalité du pouvoir ne se trouve pas dans les institutions prévues par la Constitution et dont le peuple a librement choisi les représentants, mais dans une institution, l’armée, à laquelle l’ordre constitutionnel ne confère aucune prérogative dans la gouvernance du pays et qui n’est donc soumise à aucun contre-pouvoir ou mécanisme de contrôle. C’est la superposition d’un pouvoir non-constitutionnalisé (pouvoir réel) à un pouvoir constitutionnalisé (pouvoir formel) qui est problématique et constitue le véritable obstacle à une réelle démocratisation.
Maghreb Émergent : Depuis une année, le Hirak appelle à un changement radical du système et à un « Etat civil ». Ces revendications sont-elles traduites dans cette mouture, selon vous ?
Fatsah Ouguergouz : J’avais la ferme conviction qu’il serait possible de traduire les aspirations fondamentales du mouvement populaire dans ce projet de Constitution, cela d’autant plus que la lettre de mission du Chef de l’Etat invitait expressément le Comité à le faire. J’ai toutefois dû me rendre à l’évidence que ce n’était pas le cas et c’est la raison pour laquelle j’ai préféré démissionner de mes fonctions. L’instauration d’un Etat civil étant au cœur des revendications du Hirak, il me semblait tout naturel que cette exigence soit consacrée d’une manière ou d’une autre dans la nouvelle Loi fondamentale du pays. Cette question est consubstantielle à l’instauration d’un Etat de droit. Il ne peut pas y avoir de flou ou d’incertitude sur les modalités d’exercice d’un pouvoir quel qu’il soit. La constitution d’un pays est la traduction juridique du contrat social qui lie les citoyens à leurs dirigeants et si elle indique que tel pouvoir réside dans telle ou telle institution, cela doit être le parfait reflet de la réalité. Les citoyens doivent avoir confiance dans leurs institutions ; là est la base d’un Etat de droit et, dans le cas de notre pays, là que résident les fondations d’une « nouvelle République » et d’une « Algérie nouvelle ». L’instauration d’un Etat civil est le principal ; tout le reste est pour ainsi dire accessoire et suivra naturellement.
Le projet aurait en conséquence pu proposer que l’article 1er de notre Constitution se lise comme suit : « L’Algérie est un Etat civil, libre et démocratique. Elle est une République une et indivisible ». Une telle consécration aurait été un véritable marqueur de changement.
Maghreb Émergent : Un processus constituant comme le réclamaient certains n’était-il pas plus approprié pour une mouture consensuelle ?
Fatsah Ouguergouz : Il peut y avoir plusieurs moyens d’arriver au même résultat ; tout dépend du contexte. La Tunisie par exemple a choisi la voie relativement longue et laborieuse de l’Assemblée constituante. Au Maroc, par contre, au lendemain du mouvement du 20 février 2011, c’est également à un comité d’experts (la Commission consultative pour la réforme de la constitution) composé de 19 membres nommés par le roi, qu’avait été confié le soin de faire des propositions pour une révision de la constitution et ce autour de 8 axes de réflexion et dans un délai de 3 mois. En France, la dernière en date des révisions constitutionnelles, celle de 2008, s’est inspirée des conclusions et propositions d’un comité d’experts de 13 membres, le Comité de réflexion et de proposition sur la modernisation et le rééquilibrage des institutions présidé par l’ancien premier Ministre Edouard Balladur, et a été adoptée par les deux chambres du Parlement réunies (Congrès). En janvier dernier, j’étais convaincu que les travaux d’un comité d’experts indépendants, basés sur une lettre de mission relativement ouverte, pouvaient aboutir à un projet de constitution faisant droit aux revendications du Hirak et qui pourrait en tout état de cause être amélioré lors de la consultation populaire promise par le Chef de l’Etat. Maintenant qu’il s’avère que le Comité d’experts a failli à sa mission de révision profonde de la Constitution et que, du fait de l’absence de véritables consultations populaires, son projet ne pourra faire l’objet d’aucun enrichissement significatif, la convocation d’une Assemblée constituante, revendication déjà très ancienne, me paraît être la seule alternative possible pour que le peuple algérien puisse s’approprier son devenir, et ce quelles que soient les difficultés inhérentes à un tel processus constituant. La volonté du peuple algérien n’ayant pas trouvé à s’exprimer dans le cadre d’une consultation populaire, elle ne trouvera en effet pas mieux à se manifester à travers le Parlement actuel dont la légitimité est contestée ou par le biais d’un référendum dont on peut prévoir un faible taux de participation et dont le résultat ne fait pas vraiment mystère.
Maghreb Émergent : Votre démission n’a pas bénéficié d’une grande couverture médiatique. Pourquoi, selon vous ?
Fatsah Ouguergouz : Ce n’est pas à moi qu’il convient de poser une telle question mais plutôt aux représentants des médias algériens. En démissionnant du Comité d’experts, je pense avoir fait ce que j’avais à faire. Il appartenait ensuite aux médias de faire ce qu’ils avaient à faire, à savoir informer en toute objectivité. Certains l’ont fait, d’autres pas. C’est à vous qu’il appartient de tirer des conclusions de cet état de fait.