M A G H R E B

E M E R G E N T

Maghreb

Extraits de « Dans les arcanes du pouvoir », les mémoires du général à la retraite Rachid Benyelles

Par Yacine Temlali
mai 17, 2017
Extraits de « Dans les arcanes du pouvoir », les mémoires du général à la retraite Rachid Benyelles

 

 

Nous publions ici quelques extraits de Dans les arcanes du pouvoir. Mémoires (1962-1999) du général à la retraite Rachid Benyelles*, consacré au parcours de son auteur entre 1962, année de l’indépendance de l’Algérie, et 1999, année de l’arrivée au pouvoir du président Abdelaziz Bouteflika. La sortie officielle de ce livre, publié aux éditions Barzakh, est prévue pour le 22 mai 2017**.

 

 

Octobre 1988

 

« Grâce au talkie-walkie de Rabah Bitat que je n’avais pas quitté de toute la matinée, nous suivrons le développement de la situation, heure par heure. C’est en début d’après-midi que Larbi Belkheir nous appela pour nous demander de rejoindre le siège de la présidence où une réunion du Bureau politique était prévue. Pour y aller, nous avons traversé des rues désertes encombrées, par endroits, de détritus provenant de poubelles renversées. Arrivés à destination sans avoir rencontré la moindre manifestation, nous avons retrouvé tous les membres du Bureau politique à l’exception d’Ahmed Taleb el-Ibrahimi qui était en mission à New York pour représenter l’Algérie à l’assemblée générale de l’ONU.

La réunion s’était ouverte dans une atmosphère lourde. Le président Bendjedid, livide, donna tout de suite la parole au ministre de l’Intérieur, El Hadi Khédiri. Invité pour la circonstance, l’ancien directeur général de la Sûreté nationale, en proie à une vive émotion, dressa un tableau apocalyptique de la situation. À l’entendre, Alger était à feu et à sang, ce qui ne correspondait pas à ce que Rabah Bitat et moi avions vu en traversant la ville. Pour lui, les émeutes avaient atteint une ampleur telle, que les forces de police, partout débordées et menacées, ne pouvaient plus faire face aux manifestants qui brûlaient et détruisaient tout sur leur passage. C’est la raison pour laquelle il demandait instamment, l’intervention urgente de l’armée, seule en mesure de rétablir l’ordre public. Cette appréciation alarmante de la situation me parut exagérée, mais je n’avais pas d’informations
précises pour en contester le bien-fondé.

El Hadi Khédiri avait terminé son rapport en affirmant, avec beaucoup de conviction, qu’une main étrangère était derrière ces événements. Ce qui restait à établir, avais-je fait remarquer sur ce dernier point. Mon observation fit réagir Larbi Belkheir qui avait pris la parole pour abonder dans le sens du ministre de l’Intérieur et donner l’assurance que les services de sécurité ne tarderont pas à apporter la preuve qu’il s’agit bien d’un complot fomenté depuis l’extérieur. Sans la désigner explicitement, il avait pointé du doigt la France en raison, avait-il ajouté, des mesures prises à l’encontre de la langue française et du projet d’union avec la Libye. Le président Bendjedid s’accrocha à cette explication et lui demanda d’en faire mention dans le communiqué sanctionnant la réunion du Bureau politique. Je repris la parole pour dire que la thèse du complot extérieur, sans être exclue, ne pouvait pas être retenue, en l’état actuel de nos informations. En faire état dans le communiqué du Bureau politique, risquerait de porter atteinte à la crédibilité de cette instance de direction. Exaspéré, le président coupa court au débat sur cette question et demanda à chacun de nous de se prononcer clairement sur trois points précis : l’instauration éventuelle d’un couvre-feu, l’intervention de l’armée et la réunion du Comité central en session extraordinaire.

Surpris que l’on puisse envisager des mesures aussi extrêmes, après seulement quelques heures de troubles, certains gardèrent un silence gêné et d’autres avaient déclaré qu’ils s’en remettaient à la décision du président. Kasdi Merbah et moi étions les seuls à exprimer des réserves quant à une intervention de l’ANP parce que nous savions que celle-ci n’était nullement préparée à remplir une mission de rétablissement de l’ordre public en milieu urbain. La réunion du Bureau politique prit fin, sans qu’aucune décision ne soit prise sur l’un des trois points évoqués par le président. »

 

Janvier 1994 : avant Zeroual

 

« À la fin du mois de janvier 1994, alors que le mandat du HCE arrivait à son terme, les généraux, pressés par le temps, se mirent à la recherche d’une personnalité civile susceptible de jouer le rôle de président du futur triumvirat que le général Khaled Nezzar continuera de toute façon à chaperonner. Après un premier tour d’horizon, deux noms furent en définitive retenus : celui d’Ahmed Taleb el-Ibrahimi et celui de Abdelaziz Bouteflika, selon ce que Liamine Zéroual me confia alors dans un entretien au ministère de la défense, entretien au cours duquel il m’avait demandé, avec une insistance suspecte, de lui donner mon avis sur l’une et l’autre personnalité, ce que j’avais catégoriquement refusé de faire, persuadé que les décideurs avaient déjà fait leur choix. J’étais tout de même surpris qu’ils aient pensé à Ahmed Taleb el-Ibrahimi, un homme situé à l’antipode de la politique du
« tout-sécuritaire » qu’ils s’obstinaient à maintenir.

Les éradicateurs, alliés objectifs du pouvoir, reprochaient à l’ancien collaborateur des présidents Boumediene et Bendjedid, d’être un partisan déclaré du dialogue avec les islamistes. Quant à Abdelaziz Bouteflika qui n’avait jamais exprimé publiquement une opinion sur la crise que traversait le pays depuis l’arrêt du processus électoral en janvier 1992, son silence était devenu un atout que les généraux pouvaient faire valoir, tant auprès des « réconciliateurs » que des « éradicateurs ». C’est probablement ce qui conduira Khaled Nezzar à le recevoir, le 16 janvier 1994, pour lui proposer de prendre la tête du triumvirat. Connaissant l’impasse devant laquelle se trouvaient les généraux, Abdelaziz Bouteflika refusa poliment l’offre en justifiant son refus par sa conviction qu’une direction collégiale, quel que soit le nombre de ses membres, ne pouvait pas être une solution pour diriger un pays, a fortiori dans une situation de crise comme celle qu’il connaissait alors. De son point de vue, l’instance présidentielle envisagée serait exposée aux mêmes risques de paralysie que le HCE. Pour éviter une nouvelle déconvenue, il proposait de confier le pouvoir à un seul et unique responsable, lequel devrait être investi des pouvoirs dévolus par la Constitution à un président élu. Ébranlé par cet argument, le général Khaled Nezzar se sépara de son invité en lui promettant de réfléchir à la question. »

 

A propos de la Sécurité militaire (SM) dans les années 1980

 

« Qu’il s’agisse d’anciens de l’ALN ou de nouveaux venus, les cadres de la SM n’avaient pas de formation militaire et leur compétence en matière de recueil et d’analyse de l’information à caractère opérationnel (military intelligence ou deuxième bureau) était approximative, sinon nulle. Ils ignoraient tout des techniques modernes de reconnaissance aériennes, maritimes et terrestres sans lesquelles aucune armée ne peut valablement agir. Cet aspect de la question n’était d’ailleurs pas le premier sujet de préoccupation du président Boumediene qui leur demandait, d’abord et avant tout, de veiller à la sécurité du régime. C’est dans ce but que la Sécurité militaire avait ouvert des antennes dans toutes les régions militaires, directions d’armes et services, unités de combat, écoles, bases aériennes et maritimes, afin de « protéger » les militaires contre une éventuelle action subversive de l’ennemi. C’est du moins ce qui était avancé pour justifier l’ouverture de ces antennes. Toujours en tenue civile, les cadres de la SM qui y étaient affectés, avaient pour consigne de se tenir à l’écart des autres officiers et sous-officiers de l’ANP, ce qui leur avait valu d’être considérés par ces derniers, comme des mouchards chargés de rapporter leurs faits et gestes à leurs supérieurs hiérarchiques – « l’œil de Moscou » ! N’ayant pas grand-chose à faire de leurs journées sinon glaner quelques bribes d’information par-ci par-là, ils avaient largement le temps de s’occuper de leurs propres affaires ; la crainte qu’ils inspiraient, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur des casernes, leur ouvrait bien des portes. Dans une deuxième étape, la Sécurité militaire avait étendu son réseau d’antennes au secteur civil, ce qui lui permettait d’avoir des correspondants dans les ministères, administrations centrales et locales, grandes entreprises publiques, instituts et universités, ports et aéroports ainsi que dans nos grandes ambassades à l’étranger. Présents dans toutes les commissions de marchés des ministères, ces derniers n’empêcheront pas cependant, la signature de contrats douteux, voire complaisants. Un peu plus tard, la Sécurité militaire se verra confier la mission d’enquêter sur tous les responsables proposés à une nomination par décret. Le destin d’un cadre dépendra ainsi des appréciations du petit agent chargé de mener l’enquête. »

 

A propos des DAF (déserteurs de l’armée française)

 

« Pour mener à bien l’opération de reconversion et asseoir son autorité, Houari Boumediene attribuera les responsabilités en jouant sur les rivalités entre officiers de différente provenance et formation. Les régions et secteurs militaires, ainsi que les commandements de bataillons seront confiés aux anciens maquisards ayant une bonne expérience des hommes et du commandement alors que les directions centrales d’armes et de services iront aux jeunes officiers diplômés des écoles militaires françaises et moyen-orientales. Les directions centrales de l’Aviation, de l’Infanterie, des Armes de combat, du Matériel, du Génie, du Train et de l’Instruction seront confiées aux officiers « déserteurs de l’armée française », alors que celles de la Marine, des Transmissions, de la Sécurité militaire, de l’Intendance, des Finances, du Personnel et du Commissariat politique seront attribuées aux anciens lycéens ayant exercé une responsabilité aux frontières et aux officiers formés au Moyen-Orient. En jouant sur le clivage entre officiers provenant de divers horizons, Houari Boumediene se prémunissait contre une tentative concertée de coup d’État tout en se présentant comme un arbitre agréé par tous.

Les commandants de régions militaires furent systématiquement flanqués d’un officier « déserteur de l’armée française » portant le titre trompeur de chef d’État-major quand bien même cet organe n’existait pas. Censé apporter un savoir militaire dont il était en réalité dépourvu, cet officier jouait en fait le rôle d’adjoint au chef de région, ce qui, pour la majorité des cadres de l’armée de terre formés au Moyen-Orient, était un moyen de contrôler l’ANP dans ses échelons régionaux. Cela ne fera qu’aggraver leur ressentiment à l’encontre des officiers déserteurs de l’armée française qu’ils considéraient comme une cinquième colonne.

L’hostilité à l’égard de cette catégorie d’officiers remontait à l’année 1959 lorsque, de retour de Syrie et d’Égypte, après leur formation, les jeunes officiers s’étaient retrouvés aux côtés des « déserteurs de l’armée française » que le chef d’État-major général de l’ALN, le colonel Houari Boumediene, appréciait pour leur sens élevé de la discipline et leur disponibilité. Dès le premier contact, un climat hostile s’était installé entre les deux catégories d’officiers. Les « déserteurs de l’armée française » se considéraient comme des professionnels et regardaient avec beaucoup de condescendance leurs collègues formés dans des pays arabes dont les armées avaient été défaites lors de l’intervention tripartite de 1956. C’est ce regard suffisant que les officiers formés au Moyen-Orient ne supportaient pas. Ils contestaient le professionnalisme dont les « déserteurs de l’armée française » se prévalaient et leur reprochaient leur engagement patriotique tardif, sinon, suspect. « 

 

A la fin de la guerre d’Indépendance, le début de la carrière militaire

 

« (…) En ce début de mois de novembre 1962, les murs de la capitale étaient couverts d’inscriptions ; celles de l’OAS et des tenants de l’Algérie française, et celles plus nombreuses appelant à voter « Oui » au référendum d’autodétermination. Contrairement aux Annabis, qui nous avaient accueillis avec beaucoup d’enthousiasme, les Algérois, méfiants, nous avaient réservé un accueil froid, voire hostile. Les militaires en treillis n’étaient manifestement pas les bienvenus. Le slogan « Sept ans, ça suffit ! » nous était lancé de temps à autre en allusion aux combats fratricides qui avaient précédé notre arrivée à Alger.

Une fois les bateaux amarrés en toute sécurité, je n’avais qu’une hâte – prendre le train pour aller à Oran, retrouver mes parents que je n’avais pas revus depuis décembre 1957. Je savais qu’ils étaient rentrés du Maroc et qu’ils s’étaient installés dans un appartement du quartier d’Eckmühl. Les retrouvailles furent un moment de joie inoubliable. Ma mère, fatiguée, avait retrouvé toute sa vigueur ! Après quelques jours passés en famille, j’étais revenu à Alger où j’avais laissé un équipage constitué de marins égyptiens. Maintenant que l’Algérie était indépendante, la question lancinante qui se posait à moi, comme à la plupart des anciens lycéens formés au Moyen-Orient, était celle de savoir s’il fallait quitter l’armée, libre de tout engagement ou continuer dans le métier vers lequel les dirigeants de la Révolution nous avaient orientés pour préparer l’Indépendance. À 22 ans, j’étais tiraillé entre deux sentiments contradictoires : celui de reprendre mes études, là où je les avais interrompues et celui d’embrasser une carrière militaire que je n’avais pas vraiment choisie. Un véritable dilemme.

J’hésiterai longtemps sans pouvoir trancher. En fait, tous les officiers formés dans les écoles militaires du Moyen-Orient, qu’il s’agisse des marins, des aviateurs ou des fantassins, étaient dans le même état d’esprit que moi. En définitive, le temps et un certain sens du devoir se chargeront de décider pour nous. Les seuls anciens lycéens qui avaient demandé et obtenu leur démobilisation étaient ceux qui avaient servi en qualité de cadres dans les unités aux frontières, et plus particulièrement ceux de la frontière ouest. De loin, les plus nombreux à vouloir quitter l’armée, leur départ volontaire se traduira par un déséquilibre régional important, dès le début de l’opération de reconversion de l’ALN en ANP. Cette situation s’était imposée d’elle-même et les responsables militaires de l’époque n’y étaient pour rien. »

 

A propos de la succession à Boumediene

 

« (…) Kasdi Merbah, Mostefa Beloucif et moi-même étions les trois premiers officiers à l’approcher [NDLR : Chadli Bendjedid], séparément et sans consultation préalable, pour le sonder sur ses intentions et lui suggérer de se porter candidat à la succession. Sans rejeter de manière catégorique notre suggestion, il nous avait répondu qu’il préférait terminer paisiblement ses jours auprès de sa famille, à Oran. Cette réponse sibylline laissait percevoir une secrète envie de tenter l’expérience, mais en homme avisé, il attendait qu’un minimum de conditions soient réunies avant d’accepter le principe de se porter candidat.

L’idée d’une candidature de Chadli Bendjedid fit très vite son chemin et une grande majorité des responsables militaires s’y rallièrent même s’ils connaissaient parfaitement les limites du commandant de la 2ème Région militaire. N’ayant pas de meilleur choix parmi les membres du conseil de la Révolution, il sera donc leur candidat par défaut. Contrairement à ce que certains journalistes francophones avaient écrit, Chadli Bendjedid n’était pas « l’officier le plus ancien dans le grade le plus élevé ». Cette formulation, propre au jargon de l’armée française, ne s’appliquait pas tout à fait à ce dernier puisque le colonel Abdallah Belhouchet avait le même grade, la même ancienneté, la même fonction de chef de Région militaire et la même qualité de membre du conseil de la Révolution. Dans les conditions difficiles que traversait le pays, Chadli Bendjedid semblait être le candidat le plus indiqué pour passer le cap dangereux de l’après Boumediene et assurer une transition de cinq ans ; temps à l’expiration duquel apparaîtront de nouvelles élites politiques, pensait-on. Nous étions persuadés qu’il était l’homme d’une législature unique et qu’une fois son mandat terminé, il s’empressera de céder sa place à une personnalité ayant la stature voulue pour diriger l’Algérie. Cette appréciation se révélera erronée. (…) »

 

Rachid Benyelles « Dans les arcanes du pouvoir. Mémoires (1962-1999), mai 2017, 422 pages, 1.200 DA.

  

(*) Jeune lycéen au Maroc, Rachid Benyelles rejoint les rangs de l’ALN en 1957 avant d’être envoyé à l’école navale d’Alexandrie. En 1964, il prend le commandement de l’Ibn Khaldoun pour transporter des armes au profit des guérilleros du Mozambique et de l’Angola. Commandant de la base navale de Mers El-Kébir puis de la Marine nationale, il est désigné Secrétaire général du ministère de la Défense en 1984, puis ministre des Transports. Il prend sa retraite après les événements dramatiques d’octobre 1988.

(**) Ces bonnes feuilles ont été publiées initialement par le Huffington Post Algérie.

 

ARTICLES SIMILAIRES

Actualités Maghreb

Tunisie : l’opposant Abdellatif Mekki aspergé de substance chimique à son domicile

Le parti « Âmal w Injaz » a indiqué que son secrétaire général, Abdellatif Mekki, a été agressé à son domicile par deux individus à la substance chimique. Abdellatif El… Lire Plus

Actualités Maghreb

Maroc : un journaliste condamné à 18 mois de prison pour diffamation contre un ministre

Le journaliste marocain Hamid El Mahdaoui a déclaré, lundi, avoir été condamné à une peine de prison d’un an et demi avec exécution immédiate, après avoir été poursuivi par la… Lire Plus

Actualités Maghreb

La Justice tunisienne adresse 20 accusations à Moncef Marzouki

L’ex-président tunisien Moncef Marzouki a déclaré, lundi, que la justice lui a adressé 20 nouvelles accusations, dont celle d’ « inciter à la confusion et de diffuser des rumeurs ». Marzouki a… Lire Plus

Actualités Maghreb

Tunisie : dix ans de prison pour un cadre d’Ennahda

Incarcéré depuis 18 mois, l’opposant tunisien et haut responsable du parti Ennahda, Nourredine Bhiri, a été condamné vendredi à 10 ans de prison pour atteinte à la sécurité de l’État,… Lire Plus

Actualités Maghreb

Donia Gueni, la jeune Tunisienne emprisonnée en Algérie, relâchée

Donia Gueni, la jeune tunisienne de 21 ans incarcérée en Algérie, a été relâchée, selon son avocat algérien, Fayçal Darouiche, qui a annoncé la nouvelle sur les ondes de la… Lire Plus