Mme Nacera Dutour, porte-parole du collectif des familles de disparus (CFDA), était l’invitée du premier numéro de l’Entretien de la rentrée sur Radio M (la webradio de Maghreb Emergent). Elle dresse un état des lieux du mouvement des familles de disparus, et parle des avancées et des obstacles qu’il rencontre.
A l’occasion de la journée internationale des disparitions forcées célébrée le 30 aout, le collectif (CFDA) a mené plusieurs actions pour rappeler au monde entier l’existence de la pratique du crime des disparitions forcées, et expliquer les conséquences de ce crime. « La disparition comporte beaucoup de crimes et laisse derrière toute une famille qui attend et espère toute une vie », explique Nacera Dutour. Elle préfère parler de « personnes », à la place de « disparus », car « car ceux sont des personnes qui ont un nom, une vie, et peut-être qu’elles sont encore en vie en ce moment », affirme encore selon l’invitée de Radio M, web-radio de Maghreb Emergent.
Il existe aujourd’hui 8.023 victimes de disparition forcée en Algérie, selon les chiffres officiels présentés par les autorités algériennes aux Nations Unie. Dans la plupart des cas « les familles des personnes disparues, connaissent les noms des responsables de sécurité qui ont ordonné l’arrestation de leurs proches, que ceux soient de la gendarmerie, de la police, des militaires ou des patriotes », atteste Mme Dutour. Elle précise que ces noms ont été mentionnés dans les différentes plaintes rédigées, mais qui ont toujours été sanctionnées par des non-lieu », a-t-elle regretté. La porte-parole du CFDA témoigne aussi de son expérience personnelle de recherche des traces de son fils. « Après deux mois de recherches, les forces de sécurité m’ont dit qu’elles allaient le libérer, mais je ne l’ai jamais revu », raconte-t-elle avec amertume. C’est le cas, poursuit-elle, de la plupart des disparitions forcées. « Dans plusieurs villes autour d’Alger – par exemple la ville de Rebayia à Médéa, où quasiment tous les jeunes hommes étaient portés disparus – on a retenu des personnes, puis on a dit qu’elles ont été libérées, et qu’elles ont peut-être rejoint les maquis, mais leurs familles n’ont jamais retrouvé leurs traces ». Nacera Dutour rapporte également que dans des cas d’arrestations groupées, il y a toujours un qui revient et qui témoigne de ce qui est arrivé aux autres.
Indifférence de la population vis-à-vis de la question des disparus
Nacera Dutour regrette dans cet entretien l’indifférence observée chez la population vis-à-vis de la question des disparus. Elle insiste sur l’urgence de la sensibilisation à cette question, à coté de la poursuite des interpellations que son collectif mène en directions des pouvoirs publics (Procureur général, Ministère de la Justice, ministère de l’intérieur, commission nationale –dite- des Droits de l’Hommes).
Elle déplore aussi l’inertie de la justice algérienne et la légèreté avec laquelle la question des disparus est traitée. « Bien que nous ayons déposé des plaintes contre X, et parfois contre des personnes définies, on a eu droit soit à l’absence de réaction, soit à une réponse de non- lieu ». Elle cite ensuite le cas du Procureur de la République du Tribunal de Abane Ramdane, qui claquait la porte au nez des mères des disparus en leur disant : « Ah c’est encore vous ! ». Elle illustre le cas de Mme Bouchab qui a appris, dix ans après la disparition de son fils, qu’il est mort sous la torture dans une cellule du commissariat central d’Alger. C’est un codétenu rescapé qui a assisté à sa mise à mort, qui témoigne quelques années plus tard devant le procureur de la République. Ce rescapé, comme d’autres, dévoile postérieurement les scènes de tortures qu’il a subi ou auxquelles il a assisté.
Apprenant la mort de son fils, Mme Bouchab, s’est dirigée vers le Procureur de la République du tribunal de Abane Ramdane pour lui demander des informations sur la tombe où son fils fut enterré. Le procureur la reçoit et lui dit : « Tant que je ne reçois pas d’instruction d’en haut, je ne pourrais rien faire », raconte-elle avec grande stupéfaction.
Le mouvement a failli être brisé
« Après 18ans du lancement de ce mouvement, on peut dire qu’on avance et on recule », constate Mme Dutour. Pour elle, c’est la reconnaissance de son mouvement et de cette cause à l’échelle nationale et internationale qui constitue une avancée. Mais ce mouvement « a faillit être brisé » par la charte de la réconciliation nationale de septembre 2005. « On a eu très peur. Ils nous ont mis la pression, et on a même reçu des menaces. Moi personnellement, j’ai reçu des menaces de mort par téléphone et par des intermédiaires, pour nous appeler à tourner la page », a-t-elle témoigné. « Bouteflika nous a dit que le passé est mort. Il nous a présenté ses condoléances et nous a traitées de pleureuses ! », car selon elle, « ces femmes lui faisaient honte dans le monde ». « Moi, je disais, que je n’ai pas honte car on a pas à avoir honte. Et j’ai continué à réclamer la vérité sur la disparition de mon fils. S’il (le président de la république, ndlr) a honte car le monde nous a vues, ça veut dire que nous avons gagné. On a même lancé un slogan : « Ya Raiss Bouteflika 3lach khayef mel hakika » ( Oh président Bouteflika pourquoi vous avez peur de la vérité ?) », s’est-elle souvenue.
Selon elle, le recul du mouvement réside également dans l’abandon ou la perte de certaines mamans de disparus. « Beaucoup ont renoncé à la poursuite de leur recherches après la mesure d’indemnisation lancée par le président Bouteflika en 2006, qui était conditionnée par un jugement de décès, ou sous les intimidation ou l’influence du voisinage », détaille Mme Dutour.
Peut-on espérer que la solution vienne de l’étranger ?
A cette question, Mme Dutour dit qu’il se peut qu’il y ait des surprises. Elle évoque le procès des frères Mohamed (anciens Patriotes, actuellement ressortissants français, poursuivis à Nîmes suite à des plaintes de cinq familles de disparus). Ce procès, qui aura lieu en décembre prochain, est considéré d’emblée comme une forme de satisfaction, car ils « sont poursuivis pour ce crime de disparition qui est enfin reconnu », s’est-elle réjouit. Toutefois, elle reste sceptique quant à l’issu du procès et à la neutralité et l’intégrité de son déroulement. Mais son grand souhait reste de voir un jour les auteurs de ces crimes se faire juger en Algérie. « J’espère que la justice algérienne sera un jour indépendante et que les auteurs de ces crimes soient jugés dans notre pays car, c’est ici que ça doit se passer », a-t-elle ajouté.
Avant de conclure, Mme Dutour, explique que c’est la charte pour la paix et la réconciliation nationale, qu’elle appelle « Charte de l’impunité », qui a réuni les familles des disparus par les forces de l’ordre et les familles des disparus commis par les groupes islamistes. « On a crée un front commun en 2005, qu’on a baptisé « Coalition des associations des victimes des années 90″, et on mène des actions main dans la main », a-t-elle rappelé. « Mais on ne tournera jamais la page et on n’oubliera pas », souligne-t-elle, en informant que « les pratiques des disparitions forcés par les corps de l’état existe toujours en Algérie ».
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