Les secteurs économiques tunisiens devraient être réformés et ouverts à la concurrence, avec ou sans ALECA (Accord de libre-échange complet et approfondi), afin que l’économie puisse repartir et générer une croissance à forte valeur ajoutée, a déclaré Ghazi Ben Ahmed, Directeur de l’Initiative Méditerranéenne pour le Développement (IMD), dans une interview accordée à l’Agence TAP.
L’IMD est une association à but non lucratif, basée en Tunisie et pilotée par le Centre pour les relations transatlantiques « SAIS » de l’Université privée américaine « Johns Hopkins ».
Ben Ahmed pense surtout, que l’Accord de Libre-Echange Complet et Approfondi, est une chance à saisir, étant donné la fenêtre d’opportunités qu’il offre, mais a indiqué qu’aucune étude d’impact globale dudit accord n’a été réalisée jusqu’à présent en Tunisie.
Où en sont actuellement, les négociations sur l’ALECA ?
L’ALECA proposé par l’Union européenne (UE) à la Tunisie est l’un des instruments du Partenariat privilégié entre les deux parties, agréé en 2012. Le lancement officiel des négociations a eu lieu en octobre 2015. Un premier round de négociations a été organisé à Tunis du 18 au 21 avril 2016, suivi d’un round technique à Bruxelles. Et depuis, les choses n’ont pas beaucoup bougé.
Quelles sont selon vous, les raisons derrière ce statu quo ?
Je pense que ce statu quo s’explique par les craintes quant aux répercussions d’une plus grande ouverture du marché national, surtout dans le contexte de la crise actuelle. Ces craintes sont essentiellement, le résultat d’une incompréhension de la portée de cet accord, que certains assimilent à un simple accord commercial qui exposera le marché et les produits tunisiens à une concurrence non équilibrée. La réalité est toute autre car l’objectif à travers l’ALECA, c’est d’arrimer la Tunisie à l’espace économique européen commun, compte tenu des spécificités et des besoins de chaque partie de cet accord.
Certaines craintes se basent aussi, sur une certaine évaluation de l’accord d’association de 1995. C’est vrai que cet accord n’était pas parfait et qu’on aurait pu mieux faire, en mettant en place plus de mesures d’accompagnement et de suivi.
Toutefois, je pense qu’on doit aussi, reprocher au côté tunisien le fait qu’on n’a pas suffisamment investi pour développer et diversifier l’offre tunisienne et pousser les limites de cet accord encore plus loin, contrairement à d’autres pays comme la Turquie ou la Roumanie, qui ont réussi à optimiser les effets de leur association avec le partenaire européen sur leurs économies respectives.
Je pense, à ce niveau que la Tunisie a toujours manqué d’une politique industrielle capable de jouer la carte de la diversification et de la valorisation des exportations.
L’ALECA suscite également, une réticence idéologique de la part de ceux qui ont toujours vu dans notre partenariat avec l’UE, une menace à notre souveraineté nationale et qui ont toujours appelé à revoir, voire à interrompre ces relations. Sauf que ces derniers n’ont jamais avancé d’alternatives viables.
A ce propos, je dirais, qu’il ne faut pas se leurrer. Ce que nous exportons actuellement, vers les pays arabes et africains reste minime par rapport à nos échanges avec l’Europe, qui demeure notre partenaire principal. Surtout, la somme des PIB de tous les pays africains est, à peu près, équivalente au PIB français. Une stratégie d’ouverture vers l’Afrique et la zone arabe est toujours la bienvenue, mais elle ne peut pas être présentée comme étant une alternative à nos relations avec l’Europe.
Si je dois définir l’ALECA, je dirais donc qu’il s’agit de négociations à la carte, où la Tunisie peut se contenter d’un accord minimaliste qui entretiendrait in fine, le statu quo et empêcherait la transformation de son économie et la création d’emplois à forte valeur ajoutée, ou alors, le pays peut choisir une approche hardie, calculée et maîtrisée et introduire ainsi, une dose de concurrence dans certains secteurs stratégiques pour améliorer la performance de ses exportations et opérer un saut qualitatif.
C’est aussi, un rapprochement réglementaire et une harmonisation normative qui ouvriront à notre économie des marchés jadis insoupçonnés de par le monde et qui favoriseront la production sur le marché local de produits respectant les exigences accrues en termes de qualité, de sécurité, de performance environnementale…
C’est par ailleurs, un catalyseur de changement et un accélérateur de réformes qui permettra à l’économie tunisienne de renouer avec une croissance à plus forte valeur ajoutée.
Quels sont, selon vous, les secteurs d’activité qui sont prêts à la libéralisation et ceux pour lesquels cette ouverture constitue une menace ?
Le secteur industriel est déjà libéralisé en vertu de l’accord d’association de 1995, mais je pense que notre industrie a aujourd’hui, besoin d’un nouveau souffle, d’une nouvelle vision qui accorde à l’innovation, à la technologie, à la valeur ajoutée, une place de choix.
S’agissant des services, je dirais que pour réussir à exporter, on a surtout besoin de services structurants performants. J’entends par services structurants, la douane, les services financiers, le transport maritime et aérien…tous ces secteurs doivent être plus ouverts et plus compétitifs.
Pour ce faire, certains tabous doivent être brisés. Aujourd’hui, il ne faut plus avoir peur de concepts tels que la concurrence ou la privatisation. Il faut, au contraire, admettre que certains secteurs doivent être réformés et ouverts à des partenariats stratégiques. C’est la seule manière de les pousser vers la modernisation.
On est resté plusieurs années au stade du diagnostic et de l’identification des problèmes et des solutions sans que la moindre solution ne soit mise en application. Le meilleur exemple qui pourrait résumer cette réalité, c’est le débat autour du port de Rades et du port en eaux profondes d’Enfidha qui se poursuit depuis plus d’une dizaine d’années, sans que la moindre avancée ne soit enregistrée, avec le surcroît de coût que tout retard peut générer.
Aujourd’hui, l’heure n’est plus aux atermoiements et aux hésitations. Il faut passer aux décisions et à la mise en application de ces décisions. L’ALECA pourrait nous servir à cette fin, s’il est accompagné d’une série de mesures de sauvegarde financières et techniques.
Qu’en est-il de la capacité du secteur agricole à supporter cette ouverture ?
Avec ou sans ALECA, le secteur agricole doit être réformé. Ce secteur, à grand potentiel, a aujourd’hui, besoin d’une politique agricole moderne, capable de tirer le maximum de son potentiel, tout en tenant compte des contraintes en matière de ressources, notamment hydriques.
Cette politique devrait également, garantir une constance de l’offre et un respect des calibrages et des normes sanitaires et phytosanitaires requises à l’échelle européenne et internationale, mais aussi, libérer l’initiative et l’investissement privés, visant à valoriser la production tunisienne.
La Tunisie doit préparer ses propositions pour le prochain round des négociations avec l’UE, prévu pour début 2018 (ce rendez-vous n’est pas encore confirmé). Trois cas de figures doivent être envisagés dans ce cadre: Le premier concerne les filières compétitives (certains fruits et légumes et certains produits agroalimentaires comme les pâtes alimentaires). Ces filières pourraient être ouvertes à la concurrence, sans avoir peur des retombées de cette ouverture.
Le deuxième cas de figure concerne les filières qui ont du potentiel mais qui ont besoin d’être mises à niveau. Ces filières vont bénéficier de 10 ans d’asymétrie au niveau des échanges, depuis la signature de l’accord. Si on estime que les négociations vont prendre encore deux ans, cela donne à ces filières une marge de 12 ans pour essayer de se mettre à niveau.
Le troisième cas de figure est relatif aux secteurs qu’il ne faut pas ouvrir, sur décision souveraine, car il s’agit de secteurs stratégiques qu’il faut protéger pour que le pays ne soit pas totalement dépendant de l’extérieur (céréales, maïs…).
Qu’en est-il des études d’impact réalisées pour évaluer l’accord d’association ou pour anticiper les répercussions du prochain accord ?
S’agissant de l’accord d’association, plusieurs études ont été faites, mais leurs résultats ont souvent fait l’objet de controverses, ce qui a poussé la Banque mondiale à mobiliser le financement d’une nouvelle étude d’évaluation. Un bureau d’études tunisien a été sélectionné pour mener cette étude, qui sera prête d’ici 6 mois.
À mon avis, le principal reproche qu’on pourrait faire à cet accord, c’est que nos industries n’ont pas pu profiter pleinement, du libre accès au marché européen, faute d’une production diversifiée et d’une diversification des partenaires au sein même de l’UE, où plus de 50% de nos exportations vont vers 3 pays, la France, l’Italie et l’Allemagne.
Quant au futur ALECA, il a fait l’objet d’une étude d’impact financée par la Commission Européenne et conduite par le cabinet Ecorys. Cette étude a été lancée fin 2012, et a montré que l’ALECA devrait avoir un impact économique positif et significatif pour la Tunisie.
Du côté tunisien, certaines études d’impact spécifiques à certaines branches (agriculture, normes sanitaires et phytosanitaires, barrières techniques…) sont engagées, mais aucune étude d’impact globale dudit accord n’a été réalisée. Et je pense qu’une étude globale devrait bien être envisagée pour pouvoir anticiper les réelles retombées de cet accord.
La question de mobilité était le maillon manquant de l’accord de 1995. Pensez-vous que les négociations sur ce dossier, pourront aboutir dans le cadre du futur accord ?
La mobilité est une question de plus en plus délicate, mais il faut faire la distinction entre la question migratoire et la question de mobilité professionnelle.
Je cite souvent, la coopération économique de la zone Asie-Pacifique (APEC), où les pays membres ont convenu de faire des exemptions de visas aux hommes d’affaires agrées par les chambres de commerce et les organismes professionnels. Ce n’est pas parfait comme accord, mais c’est une manière de résoudre ce problème de mobilité.
Pour le cas de la Tunisie, le problème de la mobilité ne se pose pas pour les grands hommes d’affaires qui ont généralement, accès au marché européen mais pour les jeunes entrepreneurs.
Sur cette question, je pense qu’un accord pourrait être trouvé, sur une décision politique du côté européen, au niveau des Etats membres.
Comment expliquez-vous l’intérêt porté par l’Europe à un tel accord ?
L’explication est assez simple, c’est dans l’intérêt de l’Europe que la Tunisie se stabilise et que sa croissance reprenne, car cela permettra d’atténuer les flux migratoires et de sécuriser les frontières maritimes de l’Europe.
Il n’y a aucune raison de penser que l’Europe à travers l’ALECA, cherche à nous dominer économiquement. Je pense qu’il faut saisir la fenêtre d’opportunités qui se présente à la Tunisie avec la Commission européenne actuelle qui s’achève en 2019, car avec la montée du populisme en Europe, personne ne peut prédire l’avenir.
L’ALECA est une chance à saisir. Pour savoir si cet accord réussira ou pas, il faudra le juger non seulement sur les opportunités de bénéfices qu’il offre, mais aussi sur sa capacité de défendre les plus vulnérables, en les aidant à se convertir et à trouver d’autres créneaux.
Dans l’absolu, il n’y a pas un accord qui soit bénéfique à 100% des acteurs économiques, mais il faut tout de même qu’il soit profitable au plus grand nombre d’acteurs économiques.