L’offensive contre le « petit » Qatar, accusé de vouloir indûment jouer dans la cour des grands, ne peut voiler la situation de crise que traverse la monarchie saoudo-wahabite. Cette crise s’est déjà traduite, au niveau économique, par sa transformation, en 2015, en pays emprunteur, avec, simultanément, l’abaissement de sa note souveraine par les agences de notation, de inquiètes sur sa situation financière.
Nous sommes abreuvés de visions d’en haut attribuant la punition de la dynastie des Saoud envers celle qui règne au Qatar à des raisons de prestige (le « petit » Qatar veut jouer dans la cour des grands) ou de sécurité internationale (le Qatar abrite des personnalités d’opposition aux autres pays qualifiées de « terroristes »). Essayons de voir les choses d’en bas.
La frénésie qui, au plan international, agite la monarchie saoudienne (intervention armée au Yémen, soutiens aux groupes islamistes armés ou non se réclamant du sunnisme, alliance stratégique avec le camp occidental et Israël) ne fait en réalité que cacher les angoisses de la dynastie des Saoud quand à son avenir. Depuis les révolutions arabes du printemps 2011, les inquiétudes de la monarchie ont augmenté d’un cran. Son intervention armée pour réprimer la contestation de la dynastie régnante dans l’émirat de Bahrein en avait donné une première démonstration. Il s’agit pour elle d’étouffer par la force les mouvements internes de contestation et, sous prétexte de lutte contre un terrorisme prétendument entretenu par l’Iran, de s’assurer d’un soutien international dans sa politique férocement répressive. Même des femmes qui réclament le droit de conduire une automobile peuvent être inculpées de « terrorisme ». En 2014, Mme Loujain Hathloul avait ainsi, au volant de sa voiture, depuis les Émirats arabes unis, tenté de rentrer en Arabie saoudite. Venue également en voiture, une journaliste saoudienne résidant aux Émirats, Mme Maysaa Alamouni, lui avait apporté son soutien. Arrêtées toutes les deux, pour avoir bravé l’interdiction de conduire pour les femmes, elles ont été poursuivies et renvoyées devant un tribunal antiterroriste.
Une monarchie saoudienne instable
Il existe plusieurs causes et acteurs dans la dynamique des antagonismes sociaux qui traversent la monarchie.
Ceux liés à des désaccords stratégiques au sein même des élites dirigeantes : mésusages de la rente pétrolière, archaïsme de la gestion sociale (situation des femmes, répression de la créativité culturelle et des opinions dissonantes), alliances extérieures avec le camp occidental et Israël. Un exemple : en avril 2014, le prince Bandar Ben Sultan, chef des services de renseignement depuis juillet 2012, a « démissionné » à la suite de désaccords sur la stratégie sécuritaire du royaume. La répression anti-terroriste frappe aussi bien les femmes activistes que les poètes ou les homosexuels. Quelques exemples :
En novembre 2015, le poète Ashraf Fayad est condamné à mort pour apostasie. Un premier verdict l’avait, en 2014, condamné à quatre ans de prison et 800 coups de fouet suite, selon l’ONG Human Rights Watch, à une plainte déposée par un groupe de discussion culturelle dans un café d’Abha. Un homme affirme lui a prêté des propos contre Dieu et un religieux l’a accusé de blasphème.
En mars 2016, un procureur de Djeddah, la deuxième plus grande ville d’Arabie, a requis la peine de mort contre des citoyens qui avaient osé révéler leur homosexualité sur internet.
La monarchie semble tétanisée par les revendications touchant aux différentes libertés. Des élections libres n’ont-elles pas permis aux Frères musulmans d’accéder au pouvoir en Tunisie et en Égypte ? Des gouvernements islamiques non wahhabites ne sont-ils pas, à la suite d’élections, apparus aussi bien Jordanie, qu’en Turquie ou au Maroc ? La monarchie a, tout d’abord, fait un pied de nez en 2011 aux islamistes tunisiens, vainqueurs des élections, en accueillant le dictateur tunisien en fuite Zinedine Benali. Elle a ensuite soutenu le renversement en 2013 du président égyptien élu par le maréchal Sissi et, dans la foulée, déclaré les Frères musulmans, organisation « terroriste », alors que le Qatar, non wahhabite, en est devenu le refuge. Ce faisant, la monarchie se retrouve privée de l’argumentaire idéologique islamiste global qu’elle partageait avec les Frères musulmans. Depuis, ceux-ci accentuent leur propagande anti-wahhabite.
Il existe en deuxième lieu des antagonismes liés à la situation des différentes couches dominées. Des chiffres tout d’abord. Après un pic haut en 2012 à 24.888 $, le PIB par tête a chuté à 24.650 $ en 2013 puis encore baissé en 2014 pour se retrouver à 24.400 et puis à 20.400 en 2015. Fin 2015, le pays est devenu emprunteur. Mais la note de sa dette souveraine a été simultanément dégradée par les agences de notation, inquiètes sur la situation financière du pays. En revanche, on estime la fortune personnelle du roi Salman à 18,5 milliards de dollars.
La monarchie reste un régime opaque qui publie très peu de statistiques. Les analystes y vont un peu à l’aventure : ainsi les estimations du nombre de Saoudiens vivant en dessous du seuil de pauvreté le situent entre 12 et 25 % de la population. Il faut se contenter souvent d’informations éparses dans la presse privée pour apprendre qu’en 2013, de 2 millions à 4 millions de citoyens saoudiens ont un revenu d’environ 6.000 dollars par an, alors que le revenu moyen avoisine les 20.000 $.
Une répression politique féroce
Ces éléments matériels s’accompagnent d’une oppression politique inique dont souffre notamment la minorité chiite, localisée à l’est du pays, là où se trouve l’essentiel des gisements pétroliers. La suspicion envers elle, soupçonnée de visées séparatistes, explique la hantise anti-iranienne. Le 15 octobre 2014, le cheikh al-Nimr, haut dignitaire chiite et opposant virulent à la monarchie, est condamné à mort pour «sédition», «désobéissance au souverain» et «port d’armes». Il s’était auparavant prononcé pour une sécession des régions de Qatif et d’Al-Hassa et avait suggéré leur rattachement au royaume de Bahreïn. Son neveu, âgé de 17 ans, avait lui aussi été arrêté pour avoir participé lors du Printemps arabe à des manifestations à Qatif. Amnesty International s’était inquiétée de son sort, étant donné qu’il était mineur au moment de son interpellation et que, selon elle, le droit international interdit le recours à la peine de mort pour les personnes âgées de moins de 18 ans. N’empêche : le jeune Al-Nimr a été condamné le 27 mai 2014 à être décapité, puis son corps crucifié et exposé sur la place publique « jusqu’au pourrissement de ses chairs ».
En novembre 2015, Amnesty International s’était également inquiétée de l’imminence de l’exécution de plus de 50 prisonniers, dont six militants chiites. Selon ses observateurs, il apparaît clairement que les autorités saoudiennes utilisent le prétexte de la lutte contre le terrorisme pour régler des comptes politiques. Selon Amnesty International, 151 personnes ont été exécutées en Arabie saoudite entre janvier et novembre 2015. Le responsable d’Amnesty pour le Moyen-Orient, James Lynch, avait appelé l’arrêt de «toutes les exécutions en cours et à décréter un moratoire ». Il avait dénoncé un « système judiciaire profondément défectueux » et des procès « grossièrement inéquitables et aux motivations parfois politiques ».
Cette répression tous azimuts, touchant aussi bien les femmes, que les écrivains, les journalistes ou les homosexuels, sur fond d’aggravation de la pauvreté et de crise financière, accompagnés de revendications d’égalité des conditions des chiites de la côte Est, mettent la monarchie devant un dilemme : un aggiornamento et une décompression à l’intérieur ou une fuite en avant à l’international sous des prétextes divers, dont le terrorisme, sachant que les médias dominants sont davantage friands de ce dernier type d’affaires que d’éclairages sur les antagonismes qui agitent la société de la péninsule et semblent mettre en péril le règne même de la dynastie des Saoud.