Pour l’auteur, « en ce qui concerne l’histoire de la guerre d’indépendance algérienne et son enseignement à l’école, on peut parler de ce que Ricœur nomme le ‘trop de mémoire’ qu’on peut définir comme la ‘sur-mémorisation’ d’un événement historique donné. On peut parler également, écrit-il, de « défaut de mémoire », concernant des épisodes comme l’assassinat d’Abane Ramdane ou le massacre de Melouza.
L’article du journal El Watan du 23 Mai 2016 intitulé « L’Histoire officielle déboussole la jeune génération » écrit par Hamida Mechai a attiré notre attention sur l’enseignement de l’histoire en Algérie, notamment celle de la Guerre d’indépendance.
Cet événement fondateur de l’Algérie en tant qu’Etat-nation a la part du lion dans les programmes éducatifs de tous les cycles de l’école algérienne. Cela est-il une garantie pour que la jeune génération connaisse l’histoire de cette guerre ? La réponse est non selon l’enquête publiée par El Watan auprès d’étudiants qui « étudiai[en]t l’histoire pour avoir la note nécessaire pour passer les années ».
Qui doit-on accuser devant de telles révélations ? L’école ? L’enseignant ? Les responsables des programmes scolaires ? On peut poser une panoplie de questions sur ce sujet sans pouvoir esquisser une réponse convaincante et finale.
Il faut, d’emblée, signaler que l’histoire en Algérie obéit à une seule vision construite pour des fins qui ne contredisent pas les principes fondateurs de la nation et du pouvoir algériens. Pour cela, toute vision et travail critique se trouvent écartés et non pris en compte dans les programmes scolaires.
Cette vision à sens unique s’appuie sur une sorte de mythification, voire même mystification, qui représente les signes de ce que Paul Ricœur appelle « le trop de mémoire », par opposition au « défaut de mémoire ». Cette contribution viserait donc à chercher les raisons qui poussent les étudiants ou les jeunes générations, comme l’a rapporté cet article d’El-Watan, à avoir ce « dégoût que leur inspire l’histoire officielle ».
Le rôle de l’école dans l’enseignement de l’Histoire et la transmission de la mémoire
Dans un article de Paul Ricœur paru dans la revue Esprit (1) sous le titre « Le pardon peut-il guérir ? », ce philosophe montre comment l’enseignement et la recherche en histoire peuvent influencer la « mémoire partagée » d’une nation.
En ce qui concerne l’histoire de la guerre d’indépendance algérienne et son enseignement à l’école, on peut parler de ce que Ricœur nomme le « trop de mémoire » qu’on peut définir comme la « sur-mémorisation » d’un événement historique donné.
Dans notre cas, l’école algérienne se trouve dans ce « trop de mémoire » en ce qui concerne l’enseignement de la Guerre d’indépendance. Cela, évidemment, s’explique par le fait que cette guerre est le « principal » acte fondateur de l’Etat-nation mais l’écueil est dans la manière de le transmettre et de l’enseigner : premièrement les leçons choisies occultent des pans entiers de cet événement de peur d’ébranler la légitimité des acteurs politiques de l’après-guerre.
Ensuite pour construire un certains imaginaire national qui obéirait à la vision « unique » de l’histoire de la guerre menée par un peuple homogène et soudé autour de valeurs révolutionnaires afin de combattre un colonisateur injuste et violent ! Pour Abderrahmane Moussaoui : « Certains aspects de cette guerre sont sur-mémorisés, tandis que beaucoup d’autres relèvent d’un oubli largement partagé par la majorité des citoyens. Pour quasiment tous les Algériens, la Guerre de libération nationale, fondement premier de leur être ensemble, demeure le » lieu de mémoire » par excellence. C’est de cette matrice que procède la nation, et c’est de ce référent que s’autorise la « communauté imaginée », sélectionnant ainsi ce qui est digne du souvenir et ce qui doit être oublié afin que la nation puisse exister ». (2)
L’école donc, à travers cette « sur-mémorisation » ou ce « trop de mémoire », a fait de la Guerre d’indépendance un lieu de mémoire que la « mémoire partagée » dans la société fait perpétuer à travers les époques : en plus de cette « mémoire partagée », on peut aussi parler de l’ « oubli partagé » en ce qui concerne certains épisodes de cette guerre, voire même de la période d’avant et d’après la guerre : l’assassinat d’Abane Ramdane, le massacre de Mellouza, la crise « anti-berbériste » de 1949, le conflit FLN-MNA, l’assassinat de Krim Belkacem, etc.
L’occultation de ces épisodes participe à la fabrication de l’ « oubli partagé » qui est, selon Paul Ricœur, la principale menace qui plane sur la mémoire et l’histoire d’une nation : le philosophe affirme : « C’est d’abord et massivement comme une atteinte à la fiabilité de la mémoire que l’oubli est ressenti. Une atteinte, une faiblesse, une lacune. La mémoire, à cet égard, se définit elle-même, du moins en première instance, comme lutte contre l’oubli. »(3)
Les étudiants interrogés par El-Watan adoptent la posture de victimes de ces programmes d’enseignement mais surtout de la méthode d’enseignement qui encourage la devise : « la fin justifie les moyens » : le « par-coeurisme » reste la façon avec laquelle on gobe les cours d’histoire afin de les « recracher » durant l’examen dans le but d’avoir la note qui permet d’accéder au niveau supérieur. Il s’agit d’une sorte de « complicité », consentie ou non, de la part de l’étudiant ou de l’élève qui fait partie de ce cercle vicieux.
Le rôle de la société
On ne peut pas écarter le rôle des acteurs sociaux dans la transmission de la mémoire et l’histoire de l’Algérie, notamment de la Guerre d’indépendance vu que les « porteurs de mémoire » sont toujours en vie. Selon Pierre Nora, l’histoire est avant tout un « produit social » qui renvoie à des « lieux sociaux » : ce sont les acteurs sociaux qui font l’histoire et la transmettent à la nouvelle génération, qui sera porteuse de mémoire. Nora précise que « l’histoire est un produit social, qui parle du social et renvoie au social ». (4)
Dans la société algérienne, les « porteurs de mémoire » doivent donc remplir leur rôle de transmetteurs qui permettent aux nouvelles générations d’accéder à leur passé car cet « espace d’expérience » (le passé) sert de fondations et de base pour « l’horizon d’attente » (5) (le futur).
De nos jours, le non-dit et le silence caractérisent les acteurs de la Guerre d’indépendance algérienne en France et en Algérie : le souvenir douloureux et le regret caractérisent certains Français, anciens soldats, qui refusent de parler de la guerre et d’évoquer les faits qu’ils ont commis en Algérie.
De l’autre côté de la Méditerranée, le « trop de mémoire » touche presque la majorité par une sorte de sur-mémorisation qui fait de l’événement un mythe. Cela a forcément des conséquences sur la connaissance de l’histoire de la part des nouvelles générations.
Dans ce sillage, Benjamin Stora écrit dans la revue Esprit: « Dans l’affrontement tragique, sanglant, l’Algérie souffre aussi d’absence… et de surabondance de mémoire falsifiée. Les camps en présence continuent de puiser dans le registre de la Guerre d’indépendance. La perpétuation de la culture de guerre, qui évacue les origines politiques du nationalisme contemporain, a fini par générer des automatismes redoutables auprès d’une partie de la jeune génération. On ne peut pas impunément enseigner que le principe de la lutte armée est central dans l’édification de la nation, et s’étonner ensuite de sa reprise dans la réalité. » (6)
Pour la France, si le silence caractérise les acteurs de la » Guerre d’Algérie », c’est premièrement parce que le souvenir est douloureux suite aux exactions et aux crimes qu’ils ont commis, ce qui les pousse à vivre dans une sorte d’amnésie fabriquée afin de fuir ce passé (7). Et, en second lieu, cette « amnésie fabriquée » par la politique française, qui n’a nommé cet « événement » qu’en 1999 (8), favorise aussi ce silence (officielle) et cet oubli.
Dans le système éducatif français, la « Guerre d’Algérie » n’est enseignée que comme une étude de cas qui s’inscrit dans le processus de décolonisation du XXème siècle ou bien comme l’élément qui a précipité la chute de la IVème République. D’un autre côté, l’enseignement de cet épisode se heurte à certaines sensibilités concernant les élèves qui héritent de la mémoire de cette guerre comme les enfants des immigrés, les enfants de harkis, etc. Comme le souligne Françoise Lantheaume, « l’enseignement se heurte ici aux partis pris, aux connaissances et aux représentations d’élèves pour qui l’histoire de la Guerre d’Algérie constitue un élément important de leur identité et un enjeu par rapport à la définition de leur place dans la société française mais aussi dans leur environnement scolaire » (9).
Dans ces cas de sensibilité des rapports au passé, le dialogue entre les anciennes générations et les nouvelles s’impose sur le plan social à travers des initiatives qui vont dans le sens du savoir et de la connaissance. En ce qui concerne la recherche universitaire, un « usage critique de la mémoire », comme le souligne Paul Ricœur, est important en revisitant le passé tout en prenant en considération toutes les parties qui portent cette histoire en partage.
Enseigner l’histoire autrement ?
Peut-on raconter l’histoire autrement ? Peut-on perpétuer la « mémoire partagée » autrement ? Toute écriture de l’histoire est sélective ; cela vient s’ajouter à la subjectivité qui caractérise certaines recherches en histoire.
En ce qui concerne l’école, il ne faut pas se contenter d’enseigner l’histoire (celle de la Guerre d’indépendance comme d’autres épisodes historiques) uniquement à travers les cours d’histoire ; les autres disciplines peuvent aussi remplir cette fonction comme la littérature et les arts surtout en ce qui concerne le cycle primaire. Pour cela, la littérature algérienne est connue pour son rapport étroit à la Guerre d’indépendance qui constitue l’une de ses principales sources inspirations.
Cependant, l’enseignement de la littérature dans nos programmes scolaires ne donne pas une grande part à la littérature algérienne : la littérature « orientale » domine les cours de littérature arabe comme les écrivains français sont beaucoup plus présents dans les cours de langue et littérature françaises par rapport aux écrivains algériens.
Les Mouloud Mammeri, Kateb Yacine, Tahar Djaout, Rachid Mimouni, Rachid Boudjedra, Wassiny Laarej, Assia Djebar et d’autres sont peu ou mal enseignés dans l’école algérienne. La littérature contribue, en plus de la valeur esthétique du texte, à une connaissance de l’histoire et des traditions d’un peuple à un moment donné de son évolution.
A la lecture d’une œuvre de fiction, Paul Ricœur écrit : « Ce que reçoit un lecteur, c’est non seulement le sens de l’œuvre mais, à travers son sens, sa référence, c’est-à-dire l’expérience qu’elle porte au langage et, à titre ultime, le monde et sa temporalité qu’elle déploie en face d’elle. » (10)
Sans vouloir réduire la portée esthétique et artistique d’un texte littéraire, il faut dire qu’il constitue également une sorte de paraphrase de la réalité vécue d’une société : il s’agit de cette mimèsis évoquée par Aristote qui rend l’écrivain attentif à sa société. Naget Khadda soutient à propos de la littérature algérienne : « La littérature algérienne de langue française des années 1950 se confond avec la Guerre d’Algérie et l’une ne saurait être abordée sans passer par l’autre. La fonction testimoniale inhérente à tout texte littéraire devient ici envahissante au point d’oblitérer la fonction poétique sur laquelle repose le geste d’écrire et sa nécessité existentielle. » (11)
Ce détour par la littérature n’est qu’un exemple, parmi tant d’autres, pour montrer qu’on peut enseigner l’histoire d’un pays autrement que par les manuels d’Histoire qu’on élabore d’une manière sélective.
Pour conclure, on peut dire que l’histoire est l’un de ces piliers sur lesquels repose l’identité d’une nation: on ne peut pas aborder l’avenir avec une connaissance fausse de ses ancêtres et un passé fabriqué de nulle part.
Seuls la véracité de l’événement et le sérieux dans la méthode d’enseignement sont capables d’instruire et d’éduquer les nouvelles générations qui aborderont l’avenir avec une bonne connaissance de leurs passé, car, comme le souligne Honoré de Balzac dans La Recherche de l’absolu : « Pour l’homme, le passé ressemble singulièrement à l’avenir. Lui raconter ce qui fut, n’est-ce pas presque toujours lui dire ce qui sera? »
Notes
- Paul Ricœur, « Le pardon peut-il guérir ? », in Esprit, n°210, mars-avril, 1995, pp. 77-82.
- Abderrahmane Moussaoui, « L’Algérie, d’une guerre à l’autre, une violente mémoire », in Catherine Brun (dir.), Algérie, d’une guerre à l’autre, Paris : Presse Sorbonne-Nouvelle, 2014, p. 85.
- Paul Ricœur, La mémoire, l’Histoire, l’Oubli, Paris : Seuil, 2000, p. 537.
- Pierre Nora, Présent, Nation, Mémoire, Paris : Gallimard, 2011, p. 122.
- « Espace d’expérience » et « horizon d’attente » sont des concepts de Paul Ricœur utilisés dans « Le pardon peut-il guérir ? » (op. cit) afin de définir succinctement le passé et le futur par rapport au travail de mémoire et de lutte contre l’oubli.
- Benjamin Stora, « Algérie, absence et surabondance de mémoire », in Esprit, « Avec l’Algérie. Comment a-t-on pu en arriver là ? Les traumatismes de la langue et de la mémoire. Le quiproquo franco-algérien », janvier 1995, p. 67.
- A l’exception de certains pieds-noirs qui ont adhéré au Front national et continuent de porter leur haine envers les partisans de l’indépendance de l’Algérie en la manifestant publiquement et qui vivent dans un paradoxe mémoriel et un drame psychologique inexplicables.
- C’est en 1999 que le terme « La guerre d’Algérie » remplace l’expression « opérations de maintien de l’ordre en Afrique du Nord » dans les documents officiels et cela après une proposition de loi par les socialistes.
- Françoise Lantheaume, « Enseigner l’histoire de la Guerre d’Algérie, entre critique et relativisme, une mission impossible ? », in Claude Liauzu (dir), Tensions méditerranéennes, Paris : L’Harmattan, 2003, pp. 231-265.
- Paul Ricœur, Temps et Récit I, l’intrigue et le récit historique, Paris : Seuil, 1983, p. 148.
- Naget Khadda, intervention à la table ronde « Cinéma et littérature sur la guerre d’Algérie », in Mémoire et enseignement de la Guerre d’Algérie II, Actes de colloque organisé par l’Institut du monde arabe (IMA) et la Ligue de l’Enseignement, Paris : 1993, p. 459.