Chaos et anarchie, un binôme familier dans le quotidien de la Libye, qui en connaît un bon bout, elle qui est aujourd’hui hélas, et plus que jamais, à la croisée des chemins en tant qu’entité une et unie.
Aux efforts inlassables – au demeurant vains – pour l’aider à sortir du chaos par de multiples acteurs internationaux, ne fait face qu’une longue et insidieuse dérive vers la désarticulation de son ultime ciment social de base : la « tribu », entité pénétrée et traversée par une multitude de courants, y compris des « daeshistes » qui la minent de l’intérieur, tant qu’aucune solution de paix ne se dessine concrètement à l’horizon.
La multitude des initiatives prises et engagées à tous les niveaux (ONU, UA, UE, pays du voisinage), se caractérisent par l’incapacité de trouver la solution à la crise de ce pays, et si cette solution politique était irréalisable, faut-il alors continuer à l’accepter comme une fatalité ? Et à force de répéter que la solution à la situation en Libye est inclusive aux Libyens, et qu’elle doit passer par la seule case de la solution politique, n’a t-on pas fermé la porte à d’autres solutions, qui elles avaient le mérite d’être risquées, mais qui au moins valaient la peine d’être utilisées ?
Dans le monde des échecs, on ne sacrifie que les pièces de l’adversaire, et les acteurs de la solution impliqués un temps sur le dossier libyen, puis complaisamment désengagés, ont agi à la Pyrrhus, épuisant à mort les bonnes volontés d’acteurs, porteurs d’autre réelles et pragmatiques solutions, renforçant de la sorte et encourageant les partisans du chaos et de l’anarchie administrée.
Dans ce capharnaüm kafkaïen l’apparition subite et soudaine de la Russie comme un médiateur de « la paix forcée » sera-t-elle un succès ou un autre échec ?
Le pétrole et l’appétit qu’il suscite demeure l’élément de la discorde, et tant que ce nœud gordien n’est pas sabré, la stratégie de la paix forcée Russe semble celle qui se dessine le mieux à l’horizon.
La libye et ceux qui l’entourent sauront-ils trouver la clé de cette équation à trois paramètres (pétrole, paix et politique)?
La Libye piètre élève de l’OPEP
Le pétrole n’aime pas le sang, mais il a appris à s’accommoder de celui qu’il fait couler par son attrait (voir Edito OGB 11, « Ce qu’aime le pétrole, et ce qu’il n’aime pas »).
Dans ce domaine, la Libye, passe pour être, en raison de sa situation, un piètre élève de l’OPEP, tant l’instabilité de sa production affecte à chaque fois les schémas de la vision du marché, et de sa maitrise, et les dérogations accordées à ce pays pour ajuster sa production sans pour cela, lui fixer de limite ni de seuil, pose le sérieux problème de la destination d’une partie de ce pétrole, de ses bénéficiaires, et de l’impact du trafic qui en sera fait sur l’offre et le prix sur le marché.
Le trafic survenu sur le pétrole irakien et syrien avait montré comment un prix bradé par la contrebande a fini par impacter certains créneaux de marchés, de marges et aussi de création d’un véritable corridor de trafic à l’échelle mondiale, pour finir par tomber entre des mains terroristes.
A ce niveau, une vision plus impliquée des acteurs du nouveau concept de « la paix au forceps», ouvrira des perspectives autres que ceux ayant à ce jour montré leurs limites et leur impuissance.
Balai au faux ballet
L’analyse pragmatique des raisons des échecs accumulés, pour toutes les tentatives de médiation entreprises au niveau régional ou international, démontre que les bonnes volontés n’ont pas manqué pour aboutir à cette « paix des braves » entre les différents antagonistes en Libye. Un élément clé parmi d’autres apparaît cependant à chaque fois, comme la source de discorde entre les différentes parties, celui de l’accès au pétrole et du contrôle de sa commercialisation, un épisode qui rappelle combien l’enjeu de cette manne ne cesse d’alimenter les tentations et les cupidités des uns et des autres.
Un enseignement est à retenir du douloureux cas libyen, celui qui prouve l’inutilité des ballets incessants des volontés de rapprochement des différents antagonistes, de leur incapacité à résoudre la crise et qu’en fin de compte cela ne peut continuer perpétuellement de la même sorte.
«La tactique, dit-on, c’est ce que vous faites quand il y a quelque chose à faire, la stratégie, c’est ce que vous faites quand il n’y a rien à faire», et en cela la stratégie d’approche de la problématique du pétrole libyen, nécessite d’être revue et revisitée.
La chute de Syrte, l’annonce d’une nouvelle guerre asymétrique
La récupération de la ville de Syrte dans un état de dévastation total, et la victoire sur les groupes de Daesh qui l’occupaient, si elle a sonné certes le glas d’une occupation en surface de cette ville en ruine par les groupes terroristes, ouvre désormais la voie à l’installation d’une réelle guerre asymétrique dans laquelle les terroristes de «Daesh» vont s’adonner et hélas à laquelle ni les milices libyennes, ni les troupes peu organisées de «l’armée» de l’auto intronisé maréchal Haftar ne sont prêtes à faire face, du moins toutes seules.
Le ciblage des installations pétrolières localisées dans le golfe de Syrte, va accentuer le phénomène de yo-yo qui caractérise la production libyenne, et rendre ainsi la maitrise des niveaux de production, mais aussi de la connaissance réelle de la production et de sa destination, un casse-tête insoluble pour les partenaires de ce pays.
Libye, sanctuaire de la déchéance humaine
La situation actuelle en Libye, née d’une confrontation où l’adversaire du jour sera l’allié de demain et vice et versa, a ouvert la voie à l’aggravation du phénomène de la contrebande de tous bords et en tous genres, mais celui dont les retombées sont les plus tragiques demeure sans conteste, celui de la traite humaine, qui a connu une ampleur inégalée du fait de la structuration des réseaux qui s’y adonnent, et face aux maigres résultats enregistrés dans la lutte contre ce phénomène, en partie à cause de la loi de l’Omerta qui le caractérise. La Libye des milices et des seigneurs de guerre, s’installe et se complait dans la banalisation de ce qui est le plus réducteur de l’être humain, son asservissement.
Un jeu de chaises musicales
L’accentuation de la bipolarisation du pouvoir en Libye entre Tobrouk et à Tripoli, si elle venait à perdurer encore longtemps, ne manquera pas de sous-tendre l’apparition de nouvelles velléités de contestation de ces deux pouvoirs, une contestation qui se construira sur les rapports de force, avec en fin de compte, le risque d’un usage sans limites de l’arsenal des armes en leur possession.
Une telle tendance, suscitera les appétits incessants de ceux qui guettent la possession du pouvoir, mais surtout de sa reprise, l’avant-goût du renversement du gouvernement actuel, par des membres du gouvernement sortant est un exemple de cette tendance. Un nouveau round de jeu de chaises musicales au pouvoir, aura des conséquences fatales sur le fragile modus-vivendi dans lequel évolue aujourd’hui ce pays.
L’entrée de la Russie dans l’arène
L’apparition soudaine et d’autant inattendue de la Russie dans l’équation libyenne, soulève plus d’interrogations sur les intentions de ce pays, que sur les propositions et les actions qu’il aura à formuler, mais aussi sur les dividendes à tirer à mettre le nez dans un bourbier où des acteurs de tous bords se sont essayés sans succès.
Le récent voyage du maréchal Haftar à Moscou, suivi de la déclaration de la disponibilité de certaines franges du conflit d’accepter les bons offices de la Russie, dénotent que la Russie de Poutine a su tirer bénéfice des efforts inutiles faits par les autres pour ramener tout le monde à cohabiter, et tenter de s’imposer en prestataire d’une solution que les autres n’ont pas su vendre.
La Russie, sera-telle sans concessions contre les milices taxées d’islamistes ou d’intégristes, considérés par Moscou comme terroristes à l’instar de celles de Syrie et du Caucase ? L’avenir proche nous le dira.
La Russie dans sa dynamique réussie du déséquilibre volontaire du marché des hydrocarbures, lorgne-t-elle sur les fabuleuses réserves de la Libye en pétrole que les dernières estimations faites par l’AIE en 2016 situaient à plus de 26,1 milliards de barils ? Où est-ce la recherche d’une nouvelle aire d’influence stratégique, et une liberté de manœuvre directe en Méditerranée occidentale et directement face à la rive sud de l’Europe.
L’Italie quant à elle, traversée par ses dynamiques instables de politique interne, affiche un regard de désintérêt sur la situation générale en Libye, mais garde cependant un œil avisé et alerte sur la région Est du pays, une « ségrégation » d’intérêts pouvant peser lourdement sur la vision de l’UE dans cette partie de l’Afrique du Nord, où la Botte conserve un pouvoir d’influence actif et continu.
L’Algérie, otage de ses principes de non-ingérence élevés au rang de dogme
Je reprends sur ce point, une position déjà exprimée au mois de janvier de l’année dernière, dans un article sur « L’option de Daesh sur le pétrole libyen » (voir OGB n° 11), et dans laquelle la question de la position algérienne sur la non-ingérence dans les affaires internes des autres pays est passée d’un principe à un dogme.
Ajoutée aux sacrifices budgétaires dédiés à la protection des frontières, par la mobilisation de milliers d’hommes et de tonnes de matériels, la mise en place de dispositifs de protection des plateformes et des complexes pétroliers qui grèvent lourdement les finances des sociétés pétrolières, l’Algérie demeure soumise à une pression continue pour garder sa notoriété et son image de pays en paix avec lui même.
Il n’y a qu’à voir pour cela le niveau des découvertes de caches d’armes qui a atteint un seuil exceptionnel durant l’année 2016 dans les régions du sud du pays, témoignant de la sorte, que le sud de la Libye autant que le nord du Mali, continuent de cibler de leur malveillance la sécurité du sud algérien.
Le désordre qui guette l’Algérie et qui se situe pour l’instant hors de ses frontières, est entrain de mettre à rude épreuve son principe de non-projection de ses forces armées au-delà de ses frontières, même pour des situations en rapport avec le droit de poursuite en cas d’agression (le précédent de Tiguentourine demeure d’une actualité accrue), mais aussi du droit légitime de la prévention avancée en cas de péril connu et localisé.
Le nouvel eldorado : l’offshore libyen
L’offshore libyen, éloigné des turbulences de la situation interne et des luttes qui déstabilisent la remise à niveau graduelle du secteur pétrolier, est devenu la nouvelle carte des majors pétroliers dont notamment Eni et Gazprom, qui ont trouvé en ce segment une alternative, permettant de garder la part belle sur le « trésor libyen », tout en s’épargnant les problèmes insolubles de la sécurité des installations, de la sécurité des employés et enfin de la pérennité de l’investissement.
La logique de pomper là où c’est sûr, accompagne le désir somme naturel des majors, de diminuer les parasitages liés aux coûts supplémentaires de la sécurité des investissements, dans un marché où le moindre cents gagné, prend aujourd’hui des proportions inégalées.
La réorientation stratégique par la firme italienne ENI de ses investissements vers les blocs de l’off-shore, traduit cette tendance à s’extirper du piège imposé par les « saigneurs du pétrole », qui se manifestaient par des contrats de protection onéreux, sans aucune réelle certitude sur la légalité qui animent ces troupes hétéroclites, auto-investies dans la protection physique des installations de l’on-shore libyen.
Le Tchad, une revanche sur l’histoire
L’instabilité de la région nord du pays, et la mise au pas de certaines régions de l’Est du pays sous la coupe du pouvoir de Tobrouk, a attisé des appétits qui se dessinent de plus en plus vers les régions sud de la Libye, jusque-là relativement épargnées par la tourmente qui souffle sur le septentrion libyen.
La fermeture des frontières terrestres par le Tchad, évènement exceptionnel faut-il le reconnaître, relève-t-il d’un désir de vengeance par atavisme de l’histoire ? Ou est-ce l’émergence d’indices précurseurs que cette région, traversée par des peuplades Toubous à cheval entre les deux pays, connaît des prétentions sécessionnistes, encouragées en cela par la dynamique actuelle que connaissent les régions kurdophones à cheval entre la Turquie, la Syrie et l’Irak ?
Une telle décision d’un pays, qui concoure à la présidence de l’UA, et dont l’armée, fer de lance des armées africaines dans la lutte contre Boko Harram, un Tchad habitué aux violences extrêmes, illustre l’extrême fragilité qui affecte la région du sud de la Libye.
«Ne pas pousser son adversaire au désespoir »
Autant de facteurs et d’éléments qui participent à la compréhension de l’apparition soudaine de la Russie dans le concert des évènements en Libye, de la nécessité pour l’Algérie de prévoir une autre politique, d’autres artifices, et mécanismes de pression sur les factions libyennes, notamment pour celles qui opposent une fin de non-recevoir, même si elles le font avec finesse, et enfin du constat que les différentes tentatives de l’UE, l’UA, de l’ONU et des pays du voisinage pour amener à une normalisation institutionnelle, n’ont pas donné satisfaction.
La fin de la lettre de Martin Kobler dans une tribune exclusive accordée au journal Le Monde (du 16/12/2016), sonne comme un ultime avertissement. Il y est dit : « La majorité des Libyens ont moins de 40 ans, ils sont en train de perdre l’espoir de pouvoir vivre en paix et dans la dignité ».
Le philosophe Michel de Montaigne disait que « l’une des plus grandes sagesses de l’art militaire est de ne pas pousser son adversaire au désespoir ». Allons-nous voir primer cette sagesse chez les seigneurs de guerre et les « saigneurs » du pétrole ?