Cet article est une tentative d’analyse de la révolte appelée le « Printemps noir » qui a secoué la Kabylie en avril 2001, 21 ans après la révoltedu « Printemps berbère », en avril1980. Il interroge la thèse selon laquelle il s’agit d’« émeutes ethniques », exprimant principalement, une énième fois, la spécificitéculturelle et linguistique kabyle. Surtout, il s’interroge sur les rapports complexes que ces événements ont révélés entre les élites politiques traditionnelles de la région, dépassées par l’ampleur de la contestation juvénile, et de nouvelles élites politiques, à ancrage local plus prononcé sans être toutes pour autant favorables à la revendication d’« autonomie de la Kabylie »*.
Le 19 avril 2001, un jeune Algérien, Guermah Massinissa, mourait, atteint par une rafale de mitraillette dans les locaux de la gendarmerie à Beni Douala, en Grande-Kabylie. L’événement aurait pu n’être qu’un énième «fait divers», à inscrire au riche registre des bavures policières. Il n’en a pas été ainsi. La maladresse de la communication officielle aidant (1), la mort de Guermah Massinissa a déclenché en Kabylie un tourbillon d’émeutes et de répression. Elle a fait déborder le vase d’une colère populaire dont une répétition miniature avait été les manifestations qui avaient suivi l’assassinat du chanteur Matoub Lounès le 25 juin 1998. Partie de Beni Douala, la révolte s’est étendue à toute la Kabylie. Elle a eu aussitôt un puissant écho dans les autres régions, malgré une insidieuse propagande tendant à donner du massif kabyle l’image d’un éternel foyer sécessionniste.
Si, en Kabylie, toutes les couches populaires ont participé à la protestation, les affrontements avec les forces de sécurité étaient le fait des seuls jeunes. Ce n’étaient pas des étudiants mais essentiellement des chômeurs et des lycéens. Contrairement à la révolte d’octobre 1988, les salariés n’ont pas pris une part active à la contestation en tant que catégorie spécifique. Ils se sont fondus dans la masse, redevenant de simples membres de leur communauté respective (villages, quartiers).
Les cibles principales des émeutiers du Printemps noir ont été les brigades de gendarmerie. Les gendarmes étaient chargés de bien d’autres accusations que l’«abus de pouvoir» : implication dans le trafic de drogue et atteinte à l’«honneur des villageois» qui, souvent, perçoivent leur présence comme une intrusion injustifiée dans l’intimité communautaire. Les émeutiers se sont attaqués à d’autres «symboles de l’Etat» comme les recettes d’impôts.
La répression a été brutale. Selon Mohand Issad, qui a présidé la commission d’enquête officielle, elle a fait 123 morts. Aux jeunes qui attaquaient ses groupements, la gendarmerie a riposté par des tirs d’armes automatiques. Le rapport de la commission d’enquête, rendu public le 7 juillet 2001, a résumé en ces termes l’ampleur de la répression : «[Le] nombre des civils blessés par balles présente une proportion de morts, variant […] de un sur dix à un sur trois [qui] n’est comparable qu’avec les pertes militaires, lors des combats réputés les plus durs en temps de guerre»
Plus ou moins épargnée par la déferlante terroriste, la Kabylie n’a pas connu les massacres de civils qui, depuis le milieu des années 1990, endeuillent le centre et l’ouest de l’Algérie. Elle a vu, à travers la répression gouvernementale un douloureux instantané de la violence qui, dix années durant, a régné dans les autres régions. La révolte du «Printemps berbère», déclenchée le 20 avril 1980 par l’interdiction d’une conférence de l’écrivain Mouloud Mammeri sur la poésie kabyle ancienne, ne s’était soldée par aucun mort. Le «Printemps noir» l’a définitivement surclassée dans l’histoire répressive du régime en Kabylie.
Des émeutes ethniques ?
La tentation de la facilité a souvent fini dans le péché du simplisme. Les émeutes du Printemps noir ne seraient qu’une répétition grandeur nature du Printemps berbère d’avril 1980. Le RCD – implanté essentiellement en Kabylie et qui n’a quitté le gouvernement que plusieurs jours après le début des émeutes – a été le principal promoteur de cette analogie. Tout au plus concédait-il que la misère sociale s’est agrégée au «déni identitaire» dont souffrait cette région (2). Il va sans dire que la principale faiblesse d’une telle lecture est qu’elle ne tient compte ni du caractère national des émeutes qu’a vécue l’Algérie à partir du printemps 2001, ni du fait que ce sont les jeunes qui ont été leur principal moteur.
Utilisée comme unique référence pour comprendre la tempête kabyle d’avril 2001, la littérature du mouvement de contestation, notamment la plate-forme d’El-Kseur (3), a fourvoyé les analyses. Or, cette littérature a été produite par une direction dans laquelle les émeutiers étaient peu représentés ; elle traduit essentiellement les opinions hétéroclites des membres de cette direction. Le résultat est un consensus sur cette image d’Epinal d’une révolte quasi ethnique, au mieux «démocratique» (4). Ce consensus a été nourri sciemment par le Mouvement pour l’autonomie de la Kabylie (MAK). En réclamant la protection de l’ONU contre les «massacres perpétrés par le pouvoir contre les Kabyles», il a implicitement agréé la thèse d’un soulèvement ethnique réprimé par un «pouvoir central arabe».
Quelle est la place de la revendication berbère dans ce «soulèvement jeune» ? La combinaison entre exigences sociales et linguistico-culturelles paraît plus subtile que ne le laissent entendre les points de vue tranchés. La «revendication culturelle», la reconnaissance officielle du tamazight a toujours été un ferment de la conscience politique en Kabylie. Depuis la répression de la révolte de 1980, la négation de la langue berbère a contribué à verser les Kabyles dans le réservoir des irréductibles opposants au régime. Elle est le terreau initial sur lequel ont germé toutes sortes d’oppositions. Les «événements de Kabylie» n’auraient pas pu durer aussi longtemps sans l’histoire chargée de combats culturels qu’est celle de cette région.
D’octobre 1988 au «printemps noir»
L’aspect pour ainsi dire «communautaire» de la contestation est réel. Il a eu des manifestations multiples : le refus de tout dialogue avec le gouvernement, considéré essentiellement comme l’«ennemi de la communauté», la résurgence des appartenances tribales et le rôle central joué par les traditionnelles assemblées de villages dans l’encadrement de la contestation. Cependant, on ne saurait réduire ce soulèvement à un violent pic du « combat identitaire » ni, dans ce sillage, agréer l’idée d’une autonomie complète de la vie politique en Kabylie par rapport au reste du pays. La réalité est plus complexe. L’Algérie indépendante, née dans le feu d’une guerre de libération à laquelle l’apport de la Kabylie a été fondamental, ne peut être assimilée à un «Etat arabe» opprimant sa «minorité kabyle», laquelle aurait évolué politiquement en complète autarcie par rapport aux autres régions.
Les équilibres régionalistes ont toujours été un souci majeur des dirigeants algériens. Les élites kabyles, associées aux différentes institutions du pouvoir depuis 1962, n’étaient pas aussi marginales que le laisse entendre un certain berbérisme à la mode (5). Il suffit de se souvenir que, lors de la révolte du FFS, en 1963, la Kabylie comptait autant d’insurgés contre le régime d’Ahmed Ben Bella que de soutiens à ce même régime. Elle n’a pas non plus toujours été fermée aux influences du parti unique, le FLN, et de l’islamisme. Si l’idéologie arabo-islamique est en déclin dans cette région, notamment depuis les émeutes d’avril 1980, elle ne l’avait pas toujours été. Les cellules du FLN existaient dans chaque localité dans les années 70 (6).
La Kabylie n’a pas été non plus le parent le plus pauvre du processus de développement post-indépendance. Il serait illusoire d’interpréter sa révolte comme le soulèvement d’une région sciemment délaissée par un «pouvoir islamo-baathiste». L’idée selon laquelle la solidarité villageoise et les transferts de fonds d’émigrés ont pourvu aux besoins de la Kabylie en infrastructures (routes…) devrait prêter tout au plus à sourire (7). Elle est la preuve d’une méconnaissance totale du rôle primordial de la politique économique d’«équilibre régional» dans le dispositif de domination du régime.
Les tentatives de présenter le Printemps noir comme un mouvement en tous points semblable au Printemps berbère d’avril 1980 restent marquées par le refus de mettre en question, au-delà du caractère antidémocratique du régime, sa politique économique et sociale. Curieusement, elles convergent avec le discours des médias étatiques, inspirés par le gouvernement. Ces médias ont tout fait pour qu’apparaisse au premier plan des revendications l’exigence de reconnaissance de la langue berbère. Le pire cauchemar pour le gouvernement était, en effet, que la nature sociale de la révolte en Kabylie suscite des sympathies dans le reste du pays. Il a tout tenté pour que cette révolte soit perçue comme la manifestation d’un inquiétant particularisme linguistique, qu’il serait prêt, toutefois, à prendre en charge en reconnaissant le berbère comme langue nationale (8).
Des émeutes principalement urbaines
Il serait plus juste de distinguer dans les émeutes de Kabylie leurs particularités des traits qui les rapprochent des autres émeutes sociales qu’a connues l’Algérie depuis les années 1980, point de départ de l’offensive de libéralisation économique. Ouvrant brèche sur brèche dans le corps ramolli de l’économie administrée, cette offensive envisageait d’insérer le pays de façon cavalière dans l’économie mondiale.
Eclairé de la lumière des révoltes simultanées dans les autres régions – y compris dans celles considérées comme des réservoirs électoraux pour le régime –, le soulèvement de la Kabylie au Printemps 2001 est à insérer dans la chronologie des émeutes urbaines (9), expression violente, politiquement confuse, de l’extension du champ de la marginalité. Il est ainsi plus comparable aux émeutes d’octobre 1988 qu’à la révolte d’avril 1980.
Comme lors des émeutes d’octobre 1988, le vide laissé par les mouvements sociaux traditionnels (le mouvement syndical, etc.) a été occupé par la révolte chaotique des jeunes marginaux. Cette révolte est urbaine. Les principaux foyers de tension en Kabylie sont pour l’essentiel d’anciens grands villages, promus dès les années 1970 au rang de petits centres urbains, grossis par l’exode rural (10).
L’analyse des émeutes de Kabylie suivant le modèle explicatif élaboré par Saïd Chikhi (11) pour décrire les émeutes d’octobre 1988 passe par l’étude du «champ de la marginalité». Ce champ est structuré par deux phénomènes socio-économiques, le chômage et la déperdition scolaire. Le chômage a aggravé la crise du travail salarié, à l’œuvre depuis l’amorce du mouvement de désindustrialisation en 1984 qui s’est traduit par la baisse des investissements productifs et le démembrement des grandes sociétés étatiques (12). Cette crise a réduit l’importance du secteur étatique dans la redistribution du revenu national. Quant à la déperdition scolaire, conséquence indirecte de la crise du travail salarié, elle a réduit à néant la fonction d’intégration sociale de l’école.
Sinistre social et économique
Selon une enquête de l’Office national des statistiques (ONS) menée en juin 2000, soit 10 mois avant les émeutes, le taux de chômage était de 28,89%. Les pertes d’emplois se sont chiffrées, rien qu’en 2000, à 217.000 (13). Les chiffres officiels (octobre 2001) indiquent que 70,79% des demandeurs d’emploi ont moins de 30 ans. La majorité des chômeurs n’a ainsi jamais exercé de travail salarié et ne possède donc aucune culture du salariat.
Le tableau de la déperdition scolaire est aussi sinistre. Selon le Recensement général de la population et de l’habitat effectuée par l’ONS en 1998, entre la première année du primaire et la dernière année du secondaire, sur 100 élèves, seulement 27 en moyenne obtiennent leur bac. La baisse des budgets de l’éducation nationale est une autre indication de l’ampleur de la sélection scolaire. La part du budget de fonctionnement affecté à ce secteur dans le budget de fonctionnement de l’Etat est passée de 29% en 1990 à 13,7% en 2000.
Ce tableau général mérite d’être complété par le contexte économique immédiat des émeutes. Grâce au redressement des prix du pétrole dès décembre 1999, l’Algérie vivait une aisance financière sans pareille dans le passé ; les réserves de change étaient estimées à 11,9 milliards de dollars, à la fin 2000. Mais l’austérité budgétaire était toujours de rigueur. Elle était jusque-là justifiée par la crise financière et le poids de la dette. Ce discours ne pouvait plus convaincre puisque le Trésor affichait un bulletin de santé des plus satisfaisants. Il a exacerbé la frustration des couches sociales marginales, revenues de l’illusion de la «prospérité partagée» promise par Abdelaziz Bouteflika en 1999. Les Algériens ne comprenaient pas qu’autant d’argent frais dorme « dans les caisses » et n’ait aucune incidence ni sur les réseaux d’eau potable, ni sur l’état des routes, ni sur l’emploi (14).
En Kabylie, la crise du travail salarié et la déperdition scolaire se sont conjuguées à une importante mutation sociologique que le sociologue Abdelnasser Djabi résume en ces termes : «Le village kabyle n’est plus un village de femmes, d’enfants et de vieilles personnes, les hommes étant partis travailler ailleurs. Le chômage a restreint les possibilités d’émigration [intérieure]» (15). Non seulement le massif kabyle ne dispose pas de ressources agricoles considérables, mais ces maigres ressources se sont taries sous l’effet de l’urbanisation anarchique. Cette urbanisation a fait que les jeunes, bien qu’appartenant souvent à des communautés villageoises, ne se projetaient plus dans un quelque ‘’avenir rural’’ que ce soit.»
Sans être à lui seul une explication suffisante aux événements d’avril 2001, ce contexte économique offre une clé pour les comprendre. La crise du travail salarié a accru l’importance du secteur économique informel. L’historien Daho Djerbal expose en ces termes ce processus: «L’économie informelle n’a pas tardé à [s’intégrer] au système de l’économie plus ou moins contrôlée par l’Etat. [Ce faisant], elle a marginalisé certains segments des activités informelles. […] Les jeunes ne trouvaient de modalités d’intégration ni dans le monde du travail productif, ni dans celui de l’échange. Cette génération n’est [même plus] un élément de la marge plus ou moins intégré. Elle est hors-système… Il n’existe pas de canaux par lesquels elle peut s’exprimer, hormis celui de l’émeute(16).»
La faillite des élites politiques kabyles traditionnelles
Comme l’explique Saïd Chikhi à propos des émeutes d’octobre 1988, le «champ hors-système, celui de la marginalité», est aussi celui d’une «marginalité symbolique». Celle-ci se manifeste à travers une rupture entre générations et un refus des jeunes de se reconnaître dans l’idéologie des «aînés», quels qu’ils soient, parents ou dirigeants politiques (17).
Un des faits marquants des émeutes de Kabylie demeure la marginalisation des élites politiques traditionnelles de la région ; il est à ce propos significatif que les meetings organisés par les partis se soient souvent transformés en de simples échauffements pour de rudes affrontements avec la police.
Ces élites appartiennent essentiellement au FFS et au RCD. Elles comptaient également des «militants indépendants» du Mouvement culturel berbère (MCB). La presse a rapporté les saccages de locaux du FFS et du RCD et le peu d’emprise de leurs députés, dépêchés en Kabylie, sur les jeunes révoltés. Elle s’est aussi fait l’écho de l’influence limitée qu’ont eue sur eux des figures du MCB, jusque-là charismatiques.
Le divorce de la Kabylie d’avec le pouvoir s’est approfondi dès l’ouverture multipartite. Il s’est manifesté à travers l’affaissement de la présence politique de l’ancien parti unique (FLN), dont l’influence était significative, contrairement à une idée reçue qui veut que cette région ait été gouvernée par le fer et le sang, sans le relais de notables bien intégré dans le système FLN (18). Ce divorce s’est doublé, durant la décennie 1990, d’une perte de crédibilité certaine des élites politiques traditionnelles appartenant au FFS et au RCD. «L’assimilation des anciennes élites kabyles s’est opérée à travers l’intégration au jeu politique au niveau central, mais aussi à travers l’intégration, par la bourgeoisie nationale, d’une bourgeoisie kabyle énergique. Pendant que l’élu ou le dirigeant du FFS et du RCD s’intégrait à la vie algéroise, une nouvelle élite se formait. Elle est plus jeune, et son enracinement local est plus prononcé» (19), fait remarquer le sociologue Abdelnasser Djabi.
Alors que la crise sociale s’aggravait, le FFS, par exemple, demeurait prisonnier d’un discours d’opposition axé sur le nécessaire «changement de régime» et surdéterminé par le contexte politique particulier des années 1990, celui de l’affrontement entre deux choix majeurs, la réconciliation avec le FIS et son éradication militaire. Aussi, ce parti ne se construisait-il plus principalement, dans son principal bastion, la Kabylie, autour des «problèmes de la cité» ; tout au plus, ces problèmes étaient évoqués dans le contexte de la dénonciation du régime. Son entrée au Parlement, en 1997, a achevé de détacher une partie de ses cadres nationaux des problématiques locales. Le RCD a suivi le même chemin d’intégration aux institutions même si, politiquement, il s’est situé dans le camp adverse, celui de l’«éradication». Sa participation aux gouvernements Bouteflika a enraciné son image de parti complètement assimilé par le système.
Il faut dire à la décharge de ces deux partis que la décennie 1990 a été un vrai laminoir pour la majorité des forces politiques. L’échec puis la répression du FIS ont aggravé la crise du politique faisant mourir l’intérêt des jeunes pour les mouvements d’opposition comme alternatives au régime. Les querelles entre le FFS et le RCD ont renforcé, en Kabylie, l’image de ces partis comme agents de division de la région. Le MCB avait fini, lui, par devenir un état-major sans base après avoir été le fédérateur de centaines d’associations culturelles qui, un certain 20 janvier 1990, avaient fait défiler des centaines de milliers de manifestants devant l’Assemblée nationale.
Une nouvelle élite plus «locale»
La faillite des élites politiques traditionnelles a fait que le gouvernement n’avait plus de médiation avec les jeunes révoltés. Si les émeutes en Kabylie ont duré aussi longtemps, c’est aussi à cause de l’impossibilité de toute médiation avec les insurgés, comme le souligne l’historien Daho Djerbal. Le gouvernement a tenté, au début des événements, de lancer les appels au calme par le biais des parents et autres anciens militants du MCB, mais ces appels n’ont jamais été entendus. Il a tenté, plus tard, de nouer le fil du dialogue avec quelques délégués des comités de villages et de quartiers. Mais ces délégués n’ont jamais réussi à s’imposer comme une représentation reconnue par la toute population.
Les nouvelles élites «locales» se sont rassemblées au sein de la coordination de Kabylie, regroupant les représentants des comités de villages et de quartiers (20) qui ont joué, pour la première fois de leur histoire, un rôle de représentation politique. Les membres de cette coordination étaient pour beaucoup d’entre eux issus du FFS et du RCD, les émeutiers se méfiant surtout des figures politiques intégrées à la vie politique algéroise, députés et autres «responsables nationaux». Mais même quand ils étaient militants de partis, les délégués enlevaient leur «casquette partisane» en intégrant cette instance. Ils redevenaient les représentants de leur communauté restreinte, le village ou le quartier, ou large, la «communauté kabyle».
La méfiance à l’égard des partis était telle que la Coordination a refusé de reproduire leur mode de fonctionnement, qui avait, pour elle, produit tant de «politiciens professionnels». Elle n’a jamais eu de direction élue et révocable. Les décisions se prennent par consensus dans de grandes réunions qui, naturellement, sont peu propices au débat contradictoire. A Béjaïa, au nom de l’«autonomie du mouvement», plusieurs syndicats animés par des militants du Parti socialiste des travailleurs (extrême-gauche) ont été exclus de la coordination (21), alors que leur apport avait été essentiel à l’organisation du mouvement à ses débuts chaotiques. Les animateurs de ces syndicats ont été poussés à s’organiser de façon indépendante, dans une coordination concurrente, le Comité populaire de Béjaïa, dont le discours insiste sur le caractère social des émeutes de Kabylie et sur la nécessité d’une « organisation nationale de la révolte populaire ».
Tout en reconnaissant l’importance sociale des comités de villages, le FFS leur a dénié toute prétention politique, allant jusqu’à accuser la Coordination d’être à la solde d’un clan occulte du pouvoir (la sécurité militaire) et d’être une greffe maligne sur le corps sain du «mouvement citoyen» (22). Le RCD, dont la rédemption aux yeux de la population était une opération un peu plus laborieuse, a préféré, lui, soutenir cette coordination sans la moindre réserve. Ce mariage contre raison a surtout fonctionné dans le contexte de reflux de la mobilisation de la population.
La principale mission de la coordination était, au départ, de mettre fin à la confrontation entre les jeunes émeutiers et les gendarmes et d’affirmer le «caractère pacifique» de la contestation. Il n’empêche que, dans leur désir de reconnaissance par les jeunes, les délégués se sont souvent mis dangereusement à leur diapason, comme le prouve un sidérant appel de la coordination de Tizi-Ouzou, en décembre 2001, à organiser des sit-in devant les brigades de gendarmerie.
Les limites des nouvelles élites «locales»
La coordination de Kabylie a affirmé régulièrement la dimension nationale de la contestation et s’est démarquée du discours «autonomiste» du MAK. Cependant, son ancrage trop local n’allait pas tarder à être la source d’un nouveau décalage entre elle et les jeunes. L’expression la plus frappante de ce décalage se trouve dans la plate-forme d’El-Kseur. Celle-ci dénonce, certes, les «politiques de sous-développement, de paupérisation et de clochardisation du peuple algérien» mais les revendications socio-économiques qu’elle comporte se résument à deux : celle, abstraite, d’un «Etat garantissant tous les droits socio-économiques» et celle d’une allocation-chômage à hauteur de 50% du SMIG pour les demandeurs d’emplois.
Ces revendications, bien sommaires et parcellaires, ont fini elles-mêmes par être reléguées au second plan dans l’action de la coordination. Elles ont été supplantées pendant la première année des émeutes par la revendication du départ de la gendarmerie de la région. Avec le reflux du vent d’émeutes – qui s’est progressivement traduit par une certaine invisibilité médiatique des jeunes émeutiers –, les motivations sociales de la révolte des marginaux ont fini par être complètement oubliées.
Le reflux de la contestation a plus généralement renforcé le caractère local du mouvement, dont les germes se trouvaient dans la plate-forme d’El-Kseur sous la forme de la revendication d’un «plan de développement spécial pour la Kabylie». Moins soumise à la pression des émeutiers, la direction du mouvement a pris peu à peu la voie de garage d’un repli quasi ethniciste. Elle n’avait plus de perspective nationale que le «rejet du système dans son ensemble» et de discours que le «refus du dialogue avec le pouvoir assassin».
Ce repli a évidemment été aggravé par le recul de la contestation au niveau national. Dans les autres régions, les jacqueries ont été traitées par le gouvernement avec infiniment plus de facilité. Celui-ci y disposait en fait non seulement de l’argument de la matraque et de l’effrayant souvenir des années de terreur (les années 1990), mais aussi de relais efficaces (associations de la «société civile», notables acquis aux partis officiels, etc.)
Repli communautaire ?
Les conséquences de ce repli ont été l’enfermement dans une logique franchement communautaire. Les manifestations de cette logique sont légion. Les candidats aux élections législatives et communales ont été mis en quarantaine dans leurs localités. L’électeur kabyle était, lui, invité à se comporter, non pas comme citoyen algérien mais comme un membre de sa communauté, la Kabylie : il devait boycotter le scrutin. Quant aux grèves cycliques, proclamées par la Coordination, elles devaient être impérativement observées ; tout comportement réfractaire était assimilé, sans autre forme de procès, à une «trahison». Pareilles actions souvent imposées – et les troubles auxquels elles donnaient lieu – ont fait le vide autour de la Coordination. La désolidarisation progressive de plusieurs catégories de la population des émeutiers pourrait s’expliquer par leur crainte de ces débordements dangereux du champ de la marginalité sur les activités sociales intégrées au système (travail salarié, commerce, etc.).
Ce repli communautaire a aggravé les dysfonctionnements de la coordination de Kabylie. Au sein de cette coordination, plusieurs défenseurs d’une stratégie «raisonnable» de valorisation des acquis du mouvement et de «négociation intelligente sous la pression de la rue» ont été marginalisés. Le débat contradictoire était presque impossible à cause de la règle de «prise des décisions par consensus». Cette règle reproduisait le fonctionnement des anciennes assemblées de villages kabyles ; elle a souvent paralysé la Coordination dans des moments décisifs. Quant au principe d’une «direction tournante» du mouvement, elle a ajouté à la confusion du discours de la Coordination, sans toutefois empêcher que quelques délégués, particulièrement sollicités par la presse pour donner leur «point de vue personnel», deviennent le véritable «bureau politique» de cette direction.
Au niveau politique, la coordination n’a pas réussi à valoriser les concessions forcées du gouvernement pour en faire des victoires sur la voie d’une lutte de longue haleine. Or, ces concessions étaient considérables (reconnaissance de la langue berbère, fermeture de 14 brigades de gendarmerie…). Elles ont été mises en valeur, en revanche, par le gouvernement afin d’isoler la Kabylie du reste du pays, d’un côté, et d’isoler la Coordination de la population, de l’autre. La Coordination a également échoué à empêcher le déroulement des élections législatives en Kabylie autrement que par la force, par la mobilisation d’émeutiers, aguerris par des mois de combats des rues. Les assemblées municipales issues des élections du 10 octobre ont été installées même si cela s’est parfois déroulée sous les quolibets de quelques dizaines de manifestants.
Malgré ces échecs, la direction de la Coordination a continué à juger que le pouvoir était «moribond», à un moment où celui-ci réussissait à contenir les émeutes dans les autres wilayas et disposait d’une réserve financière considérable pour acheter la paix sociale le cas échéant. Cette erreur d’appréciation lui a été fatale.
Inexpérience de la direction du «Mouvement citoyen»
Profitant de l’inexpérience de la coordination et de la baisse de la mobilisation populaire autour d’elle, le régime avait toute latitude pour manœuvrer afin de la diviser tout en se montrant «ouvert au dialogue». Il a patiemment attendu son heure pour donner l’assaut final en procédant à l’arrestation de ses principaux dirigeants. Il a réussi ainsi non seulement à la réduire mais aussi à l’engager dans une épuisante bataille pour la libération des détenus. Une des conséquences de cette répression a été l’amenuisement de la référence à la plate-forme d’El-Kseur dans le discours de la Coordination, ce qui permet au gouvernement d’éluder la question de la solution politique à la crise en Kabylie.
L’échec de la coordination et son isolement politique grandissant de la population juvénile l’ont poussée dans les bras de la «mouvance républicaine», menée principalement par le RCD. Compromise par son soutien au régime pendant les années 1990, cette mouvance espère trouver en cette coordination un partenaire qui redorerait son blason. Le rapprochement de la coordination avec le «camp républicain» a inauguré l‘intégration d’une partie de ses membres les plus médiatisés dans les élites politiques traditionnelles. Il est significatif qu’après avoir longtemps refusé «l’immixtion des partis dans le mouvement citoyen», la direction de ce mouvement prône aujourd’hui l’ouverture aux «formations politiques qui soutiennent la contestation».
La tentation régionaliste
L’affaiblissement de la coordination a exacerbé les aspects régionalistes de son discours et approfondi sa rupture avec la réalité politique du reste du pays. Dix années de guerre civile, de terreur et de contre-terreur sont ainsi réduites à une «guerre entre le pouvoir et les islamistes» dans la bouche de l’animateur le plus médiatique de cette Coordination, Belaïd Abrika, pour qui «le reste du pays n’a pas subi ce qu’a subi la Kabylie» (23).
La doctrine politique de la coordination est ainsi sous-tendue d’une perception quasi messianique du rôle de la Kabylie dans la «libération démocratique» du pays. Sans adhérer à la revendication d’autonomie de la Kabylie, son discours ambigu en favorise objectivement l’émergence. Structurellement, cette perception messianique est celle-là même qui fonde l’idéologie du MAK, à cette différence près que ce dernier en tire une pratique politique inverse : si pour la Coordination la Kabylie est le «fer de lance» de la lutte contre le régime, pour le MAK, elle devrait justement se concentrer sur ses «propres problèmes» dans le cadre d’une autonomie régionale qui serait, plus tard, un modèle pour le reste du pays.
Il est peu probable que le mouvement autonomiste acquière une grande audience en Kabylie, vu l’insertion nationale de la bourgeoisie de cette région et les forts liens migratoires qu’elle entretient avec le reste du pays. Cependant, l’exaltation rituelle d’une «Kabylie abandonnée à son sort par les autres régions» à laquelle se livre le MAK pourrait renforcer le poids de la petite élite autonomiste. Les appels à protéger les «Kabyles» du régime, adressés au Parlement européen et aux instances internationales sont un début de remise en cause de l’appartenance de la Kabylie à la nation algérienne. Ils sont le prélude à la naissance d’une «cause kabyle» que le MAK voudrait «internationaliser». Cette nouvelle cause serait de par son caractère anti-irrédentiste une coupure totale avec l’histoire du Mouvement culturel berbère. Plus grave encore, elle serait une rupture avec le processus de construction de la nation algérienne.
L’échec de la révolte par l’émeute
La révolte de la Kabylie a été un signe fort d’un réveil du mouvement social qui a mis fin à une décennie de chape de plomb autoritaire, justifiée par la «lutte antiterroriste». Elle a eu des répliques violentes dans les autres régions (24), parfaisant le décor d’un séisme national qui aurait pu, en d’autres circonstances, être le point de départ d’un véritable bouleversement politique. Elle a posé pour la première fois dans des termes violents le problème de la représentation de la Kabylie, irrésolu depuis l’indépendance. Elle a mis à nu, sous une forme brutale, l’absence de médiations entre le pouvoir et la société.
Mais la révolte kabyle a échoué à bousculer le régime, malgré des victoires réelles qui n’ont pas été assez bien valorisées par la direction du «mouvement citoyen». Elle a fini par sombrer dans des troubles épisodiques et minoritaires. Aucun gendarme accusé d’assassinat n’a été jugé publiquement. Aucun ministre ni wali n’a dû démissionner.
Cet échec est celui de la révolte par l’émeute : «Un pays qui entre dans un processus durable d’émeutes est forcément déstructuré» (25), explique Hocine Zehouane, vice-président de la Ligue algérienne de défensedes droits de l’homme. Autrement dit, le champ de la marginalité ne peut être le moteur d’un changement politique considérable quand il ne rencontre que des mouvements sociaux affaiblis et le vide sidéral de l’inaction des «partis démocratiques». Les émeutes de Kabylie n’ont pas, en effet, correspondu à un moment d’essor des mouvements sociaux qui auraient pu en prendre le relais. Elles n’ont pas non plus coïncidé avec une forte division du régime, qui aurait pu en faire le prétexte d’un changement politique majeur, comme en octobre 1988.
Le régime est sorti indemne d’une instabilité qui aura duré deux ans. Il n’a pas manque d’utiliser l’échec de la contestation sociale pour continuer sa politique anti-démocratique et anti-sociale. Les deux dernières années d’émeutes ont été, paradoxalement, celles d’une libéralisation effrénée de l’économie et du maintien de la poigne de fer autoritaire sur la société.
(*) Cet article a été publié dans le numéro 45 de la revue Confluences Méditerranée (2003). Nous le republions ici à l’occasion du 15e anniversaire du « Printemps noir ».
Notes
(1) Selon le rapport de la Commission d’enquête officielle, présidée par le Pr Mohand Issad, « la gendarmerie a rendu public un communiqué dans lequel elle déclare que le défunt avait été interpellé « suite à une agression suivie de vol » ».
(2) Interview du vice-président du RCD, Djamel Fardjallah, publié dans le journal électronique Algeria Interface, le 14 juin 2001.
(3) Cette plate-forme a été adoptée le 11 juin 2001.
(4) Une motion du Parlement européen a même évoqué l’existence d’un « peuple kabyle ».
(5) Il n’y a qu’à examiner la liste des hauts gradés de l’armée originaires de Kabylie.
(6) Lire l’article d’un spécialiste de la Kabylie, Hugh Roberts : « A propos de la djemaâ et de la Kabylie » publié sur le site d’Algeria Watch.
(7) Idem.
(8) Adresse d’Abdelaziz Bouteflika à la nation le 29 avril 2001.
(9) Alger (1984), Constantine et Sétif (1986), émeutes d’octobre 1988, etc.
(10) Larbaâ Nath Irathen, Aïn El Hammam Azazga, Mekla en Grande Kabylie ; Akbou, el Kseur, Sidi Aïch en petite Kabylie.
(11) Saïd Chikhi, « Algérie : du soulèvement populaire d’octobre 1988 aux contestations des travailleurs », in « Mouvement social et modernité », ouvrage collectif, Naqd/SARP, Alger, mars 2001.
(12) Les années 90 ont été la décennie de la liquidation du secteur public. Entre 1994 et 1997, un millier de sociétés publiques ont été dissoutes.
(13) Les licenciements ont élargi la carte de la pauvreté. Les sources officielles reconnaissent que 12 millions d’Algériens sur 30 vivent au-dessous du seuil de pauvreté.
(14) Quelques jours après le début des émeutes, le président de la république a annoncé un plan de soutien à la relance économique de 7 milliards de dollars.
(15) Interview publiée dans Algeria Interface, en mai 2002.
(16) « La révolte par l’émeute pour le péril jeune », article publié Algeria Interface, le 21 juin 2002.
(17) « [Les] jeunes rejettent les valeurs du passé et ne veulent pas vivre comme leurs parents. Ils sont complètement acquis à la consommation de masse et leur imaginaire est tourné vers Paris et Naples qui les fascinent plus qu’Alger ou Le Caire. » Saïd Chikhi, « Algérie : du soulèvement populaire d’octobre 1988 aux contestations des travailleurs », in « Mouvement social et modernité », ouvrage collectif, Naqd/SARP, Alger, mars 2001.
(18) Voir la note n°6
(19) Interview publiée dans Algeria Interface, en mai 2002.
(20) La coordination est constituée essentiellement des délégués de Tizi Ouzou, Bejaïa, Boumerdès et Bouira. Des wilayas partiellement berbérophones comme Sétif y étaient représentées avant de se retirer.
(21) Le syndicat de l’enseignement de la wilaya de Béjaïa par exemple.
(22) Interview de l’ancien premier secrétaire du FFS, Ahmed Djeddaï, publiée dans Algeria Interface en septembre 2002.
(23) Interview publiée dans Algeria Interface, le 20 décembre 2001.
(24) Les émeutes ont touché, selon la presse, 40 départements sur 48.
(25) Hocine Zehouane, interview publiée dans le journal en ligne Algeria Interface, le 24 septembre 2002.