Le système de santé mentale algérien est sous tension et semble figé dans le passé, manquant de l’élan nécessaire pour répondre aux besoins d’une société en transformation et dont les besoins sont immenses.
Pour les Algériens qui doivent s’occuper de proches malades, la quête de soins est loin d’être une sinécure. Notamment en psychiatrie. À l’image de cette femme aux traits tirés par des nuits sans sommeil qui accompagne, dans une salle d’attente d’un hôpital psychiatrique algérois construit au début du XXe siècle, un homme qu’elle ne quitte pas des yeux. Elle avait réussi la prouesse de l’attirer, seule, en consultation.
D’un œil perplexe, elle examine une salle comble où le psychiatre de service tente d’assurer aussi bien l’arrivée des urgences, souvent dans les clameurs de patients agités, que les consultations périodiques. La femme espère une hospitalisation qui la soulagerait de l’exténuante surveillance d’un bipolaire en crise, mais rien n’est garanti. La scène, routinière, illustre bien la situation de la santé mentale en Algérie : des besoins de soins en hausse et des moyens qui ne suivent pas.
UN DÉPART MASSIF DES SPÉCIALISTES
Dans un pays en « délicatesse avec les chiffres », il est difficile d’être précis sur la situation de la santé mentale. À défaut, diverses projections témoignent d’une situation préoccupante. En 2007, une étude suisse sur la santé mentale dans le monde révélait qu’au moins deux millions d’Algériens (sur 33 millions) nécessitaient des soins psychiatriques. Les estimations, livrées à l’occasion d’un congrès international de psychiatrie à Alger1, étaient relativement modérées comparées à une étude américaine estimant qu’entre 10 et 12 % des Algériens souffraient de maladies mentales.
En 2012, Farid Chaoui, gastro-entérologue à l’hôpital de Kouba à Alger, dressait, dans un entretien à l’hebdomadaire La Nation, un constat alarmant de l’état de la santé mentale, aggravé par le départ massif des spécialistes durant la décennie noire.
Dix ans plus tard, des praticiens notent une certaine amélioration tout en insistant sur le besoin d’une véritable « politique de santé mentale ». Quelques chiffres officiels permettent d’avoir une idée de l’ampleur des problèmes. En 2017, les maladies mentales atteignaient 5,44 % et se classaient au sixième rang des pathologies les plus fréquentes. Selon l’Institut national de santé publique (l’INSP), en 2020, environ un demi-million d’Algériens souffraient de schizophrénie et il y avait autant de bipolaires.
Dans ce tableau complexe et parcellaire se dessine une trame humaine faite de défis individuels et de lacunes systémiques. Et il est clair que le pays fait face à une croissance des troubles mentaux qui nécessite une adaptation des soins en matière de prévention, de traitement et de droits.
L’Algérie compte cinq pathologies parmi les plus prévalentes de ce siècle : schizophrénie, troubles bipolaires, addictions, dépression et troubles obsessionnels compulsifs. Outre ces troubles identifiés dans la classification de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), les Algériens ont connu des périodes de violences massives ayant entrainé des troubles de stress post-traumatique qui n’ont pas fait l’objet de traitement.
Farid Chaoui2 souligne une caractéristique assez unique :
C’est une population qui a été prise en étau entre deux événements traumatiques majeurs, la guerre de libération d’une part et la guerre civile d’autre part. Et entre les deux, se chevauchent les générations. Celle qui a vécu la guerre de libération et en a subi les traumatismes n’a pas été prise en charge sur le plan psychologique (…) Cette génération a de plus, avec les autres générations, subi la guerre civile dont le stress était aussi majeur, voire plus grave que celui de la guerre de libération en termes de choc psychologique.
Une société collectivement impactée par un traumatisme non reconnu et non traité ? La question fait débat même si d’aucuns y voient une explication à la violence latente et aux comportements déviants observés. Par ailleurs, le pays a connu des catastrophes naturelles majeures et des mutations de la structure familiale liées à l’accroissement démographique qui altèrent la santé mentale des Algériens, comme le souligne le plan national de santé mentale 2017-2020.
Des actions ont été menées pour renforcer les services de santé mentale, mais l’accroissement des troubles mentaux est un défi qui s’impose aux acteurs de la santé, du social et du politique. Les consultations psychiatriques représentent environ 1,5 % des consultations dans les structures sanitaires, et 7 % des affections chroniques sont des maladies mentales. L’ensemble des données, bien que disparates, renseignent sur l’existence d’une détérioration significative de la santé mentale dans le pays.
DES DISPARITÉS RÉGIONALES IMPORTANTES
L’Algérie dispose de 19 établissements hospitaliers spécialisés (EHS) psychiatriques, de 27 services de psychiatrie en hôpitaux publics, et de six services en centres hospitaliers universitaires (CHU).
Ces structures totalisent 5 299 lits, avec un ratio de 13,1 lits pour 100 000 habitants. Pour les structures de proximité, il existe 161 centres intermédiaires de santé mentale sur les 188 prévus par le Programme national de santé mentale. Quant aux structures de prévention et de lutte contre les addictions, 42 centres intermédiaires de soins en addictologie sont fonctionnels sur les 53 prévus. Peu d’hôpitaux psychiatriques ont été construits depuis l’indépendance, ce qui donne une idée de l’importance très relative accordée à la santé mentale. De fait, le système de santé ne répond pas à une demande de plus en plus pressante, exacerbée par d’énormes disparités régionales.
Les régions du Nord du pays bénéficient d’une meilleure dotation, avec 83 % des soins de haut niveau concentrés dans cette zone privilégiée, notamment grâce aux cinq CHU sur les six que compte le pays. Une concentration qui s’accompagne toutefois d’une réalité désolante : 77 % des wilayas3 du Nord ne disposent pas d’une offre de soins périphérique, réduisant ainsi l’accessibilité aux soins.
Selon les psychiatres hospitaliers, le pays aurait cependant enregistré une amélioration de la prise en charge, notamment sur le plan structurel. Selon Othmane Telba, chef de service au sein de l’EHS psychiatrique à Biskra (sud-est du pays) :
Il y a eu de nouvelles structures spécialisées, beaucoup de psychiatres ont également été formés au cours des dernières années. Cependant, beaucoup reste à faire, que ce soit sur le plan humain ou matériel ou en matière de prise en charge sociale d’accompagnement.
Même son de cloche avec Mohamed El Amine Bencharif, chef de service de psychiatrie légale à l’hôpital Frantz Fanon de Blida qui estime que si le nombre des hôpitaux et des psychiatres est globalement appréciable, beaucoup de lacunes restent à combler :
Il est indéniable que le système de santé mentale en Algérie est confronté à des lacunes structurelles. Les soins sont pensés autour de l’hospitalisation. Cet « hospitalo-centrisme » est coûteux, peu efficace et freine le développement des soins alternatifs.
Concernant le traitement pharmacothérapique, les deux médecins s’accordent sur les efforts accomplis, mais « l’accessibilité aux médicaments reste un problème, accentué par les ruptures de stock », note le Pr Bencharif. Selon lui, il est impératif de renforcer l’accessibilité aux traitements, de promouvoir les psychothérapies, et de créer des structures facilitant la transition post-cure des patients, au plus près de leur environnement quotidien. Cette approche intégrée contribuerait à une prise en charge plus holistique des maladies mentales.
Un avis partagé par le Dr Telba qui relève que les malades sont souvent :
des victimes de rejet social ou des SDF, que l’on arrive à stabiliser, soigner, et qui, dès leur sortie de l’hôpital, arrêtent leurs traitements et rechutent, ce qui est presque normal pour un malade livré à lui-même. Ces mêmes malades, on les retrouve à nouveau aux urgences psychiatriques plusieurs semaines ou mois plus tard, car ils ont été impliqués dans des problèmes d’ordre public par exemple. C’est dommage ! Ces malades ne trouvent pas de prise en charge sociale dans d’autres institutions publiques qui sont censées assurer le suivi en dehors des établissements hospitaliers
UNE FRAGMENTATION DES SOINS
Les aspirations à une bonne prise en charge de la santé mentale se heurtent aux limites d’une politique de santé cloisonnée.
Le Pr Bencharif explique :
L’absence d’une politique de santé mentale globale se traduit par une fragmentation des soins. Il est impératif de réévaluer la coordination entre les secteurs public et privé, ainsi qu’entre les soins ambulatoires et hospitaliers. Une collaboration pluridisciplinaire est nécessaire. Cela implique l’inclusion de travailleurs sociaux, d’éducateurs spécialisés, d’infirmiers en psychiatrie, de psychologues, d’ergothérapeutes, etc.
Le système de santé mentale en Algérie semble, dans une certaine mesure, figé dans le passé, manquant de l’élan nécessaire pour répondre aux besoins d’une société en transformation. Les efforts pour améliorer la prise en charge post-cure, l’accessibilité aux traitements et l’intégration des familles demeurent insuffisants.
Le Dr Telba souligne, toutefois, que le recours aux hospitalisations se raréfie.
Nous recourons beaucoup plus à la consultation externe au niveau des hôpitaux ou des polycliniques plutôt qu’à l’internement des malades. L’hospitalisation devrait être réservée uniquement à une certaine catégorie de patients. Ce qui était le plus récurrent avant ne l’est plus aujourd’hui, et tant mieux pour nos malades.
Le Pr Bencharif évoque, pour sa part, les conditions d’hospitalisation des patients en psychiatrie, complexifiées par une surcharge notoire au sein des établissements.
Les hôpitaux psychiatriques, bien que disposant d’un nombre accru de lits, font face à une sur-occupation des pavillons, entrainant une dégradation des conditions de traitement. Il faut repenser la distribution des ressources médicales et explorer des solutions novatrices pour améliorer l’accessibilité aux soins, notamment dans les régions éloignées où les structures médicales sont insuffisantes, voire absentes.
Mais la question des moyens est toujours prégnante. Pour le Dr Telba :
Une meilleure prise en charge suggère un plus grand encadrement. Aujourd’hui, selon les chiffres du ministère, nous sommes près de 1 000 psychiatres. Ce chiffre est insuffisant au regard des pathologies et de la population. Si l’on considère déjà les 500 000 bipolaires et les 500 000 schizophrènes, nous sommes déjà trop peu nombreux. Or, nous enregistrons le départ de beaucoup de nos amis et confrères psychiatres vers l’étranger, surtout la France, depuis ces 3 dernières années, sans parler de ceux qui vont vers le secteur privé…
QUAND LES CROYANCES CONSTITUENT UNE ALTERNATIVE
Au pays de Mahfoud Boucebci, un des pères de la psychiatrie algérienne moderne, assassiné le 15 juin 1993 par un groupe islamiste devant l’hôpital psychiatrique d’Alger, et sur la terre d’adoption de Frantz Fanon, la maladie mentale est encore traitée avec des amulettes et des incantations. Les Algériens sont 78,80 % à penser que le Coran peut guérir leurs troubles selon une enquête de l’Institut national de santé publique (INSP) de 2007. La maladie mentale est souvent vécue comme la manifestation de la volonté divine de punir, d’éprouver ou de purifier l’âme du malade. Tous les Algériens connaissent cette citation « c’est Dieu qui donne la maladie et c’est Dieu qui guérit ».
L’invocation de Dieu, du prophète et parfois des saints patrons est investie alors du pouvoir de guérison. Le recours à la roqya4 est très fréquent pour combattre les méfaits du mauvais œil, du mal-être et dans des cas extrêmes se débarrasser de l’emprise d’un djinn ou démon. La roqya est un rite où le raki, l’officiant de cette cérémonie, récite des versets du Coran. Il peut aussi utiliser de l’eau bénite (eau de zemzem) et brûler de l’encens et autres composants pour soulager le patient. La guérison par la religion a toujours existé en Algérie, sa pratique était toutefois du ressort des talebs et imams, personnages respectés de la communauté pour leur savoir théologique.
Elle est devenue un commerce lucratif investi parfois par des charlatans qui recrutent « leurs clients » sur les réseaux sociaux et dans les mosquées. Il n’empêche que les Algériens les consultent avec conviction comme l’explique Maabrouk Laawadj dans son étude « Mutations psychosociales et maladies mentales en Algérie » parue dans la revue Dirassat de l’université d’Oran de 2015.
Ce modèle culturel d’interprétation magique permet d’atténuer l’angoisse par l’objectivation de la persécution, et la désignation du ou des persécuteurs présumés. La maladie n’est plus un processus endogène propre au patient, mais un accident venant du dehors, une intrusion d’un mauvais objet à expulser au plus tôt
La médication coranique, ne nécessitant pas de diplôme, s’est imposée comme alternative aux psychiatres et psychologues qui ne proposent pas de miracle, mais des traitements au long cours. Être considéré comme un malade mental s’accompagne de la souffrance, de la stigmatisation et de la marginalisation de la société. Le fou et, plus encore, la folle « al-mahboula »/« al-majnouna », sont cachés par leurs familles, exclus socialement, telle une honteuse tare infligée aux proches.
Le recours à la sorcellerie, en revanche, est interdit par la loi algérienne basée sur la charia, les pèlerinages des tombeaux de saints, décriés par les islamistes, ainsi que de nombreux rituels, permettent à l’entourage du malade de signifier leur impuissance devant la volonté de Dieu. Ces pratiques tournent parfois au drame comme ce fut le cas pour une fillette tuée au cours d’une séance de roqya menée par un jeune raki, fin mai 2020. Reconnue par la charia et non interdite par la loi algérienne, la roqya prospère dans ce no man’s land juridique.
Le 16 avril 2024, le média TSA publiait la vidéo d’une séance de roqya collective organisée par un tiktokeur qui se fait appeler cheikh Nacer. L’article reprenait également la pétition de plusieurs associations religieuses qui réclamaient des sanctions contre lui. Il reste peu probable que le business de la guérison par le Coran soit menacé, en l’absence de corpus judiciaire.
Il ne s’agit pas cependant pas de jeter le bébé avec l’eau du bain. Hamid Salami, psychologue et ethnopsychiatre explique que les symptômes et les désordres psychologiques sont « codés » par la culture d’origine du patient.
Il faut comprendre scientifiquement ce que signifient, par exemple, la notion de mauvais œil, possession, envoûtement… sans les réduire à des diagnostics structurels construits par la psychiatrie et la psychologie classique. Nous travaillons, à la fois, pour créer des ponts entre les disciplines scientifiques et pour maintenir et encourager les complémentarités entre les différents praticiens qui entourent les patients. C’est à la fois une thérapie groupale et familiale.
Approches modernes et pluridisciplinaires, formation continue du personnel médical, améliorations des infrastructures et création de synergies entre soins hospitaliers et ambulatoires apparaissent comme des axes prioritaires. Enfin, l’élaboration et la mise en œuvre d’une politique de santé mentale cohérente permettraient de transcender l’ancien modèle psychiatri
Ce reportage a été réalisé dans le cadre des activités du réseau Médias indépendants sur le monde arabe. Cette coopération régionale rassemble Maghreb Emergent, Assafir Al-Arabi, Mada Masr, Babelmed, Mashallah News, Nawaat, 7iber et Orient XXI.