Dans cet entretien le professeur en droit Madjid Benchikh, ancien Doyen de la Faculté de droit d’Alger, décortique le mouvement populaire en cours dans le pays depuis le 22 février et donne sa vision sur le chemin à suivre pour obtenir le changement du système souhaité par les millions d’Algériennes et d’Algériens qui manifestent les vendredi dans les rues, les villes et les villages. Auteur de livre ‘’Algérie : un système politique militarisé’’, Benchikh s’oppose à l’application de l’article 102 de la Constitution et met en garde contre les manipulations du système qui visent à contourner la revendication principale du peuple à savoir le départ du système.
Maghreb Emergent : Quelle lecture faites-vous de la dynamique populaire que connait l’Algérie depuis le 22 février ?
Madjid Benkhikh : pour moi la mobilisation du peuple algérien depuis le 22 février dans les villages, les villes et les campagnes constitue un soulèvement populaire. Je dis un soulèvement parce que le peuple s’est mis debout pour regarder devant lui en ayant une vision et surtout en relevant la tête. Le peuple s’est soulevé pour rétablir sa dignité. Autrement dit, le peuple algérien revendique la dignité, la citoyenneté et la libération des collectifs et les groupes donc des associations des syndicats et des partis politiques.
Certains analyses et parties remettent en cause la spontanéité du mouvement et invoquent même des manipulations, qu’en pensez-vous?
Ces remises en cause sont des manipulations destinées à faire peur à la jeunesse algérienne. Les manipulations sont des constantes pour les tenants du système politique en Algérie. C’est le peuple qui s’est soulevé. Il n’y a pas de manipulation lorsque le peuple se soulève avec cette cohésion et cette détermination pour atteindre des objectifs clairs.
Les millions d’Algériens qui manifestent chaque vendredi ont-ils besoin de porte-parole ou de représentants ?
Partout dans le pays, on formule cette question. Je dis qu’il n’est pas nécessaire, pour l’instant, d’avoir un leader. Le peuple n’a pas besoin, pour le moment, de tuteur puisqu’il arrive à formuler très clairement des revendications fortes contre le système qui l’a opprimé. Je ne vois pas pourquoi il serait urgent d’avoir un chef. Avec la mobilisation actuelle sans chef, le peuple a obtenu déjà quelques victoires. Je peux citer l’annulation du 5è mandat et le changement de position du chef de l’état-major de l’armée Ahmed Gaid Salah sur cette question ainsi que la démission du chef de l’Etat. Le peuple a tracé un programme très clair. Il s’agit du système dégage.
Que signifie pour vous la phrase ‘’système dégage’’ ?
Je peux traduire cette phrase car je connais ce système, je l’ai étudié et j’ai fait des publications à ce sujet. Je peux détailler ce qu’implique la phrase « système dégage ». Quand le peuple dit système dégage cela signifie qu’il ne veut plus du coup de force pour accéder au pouvoir. Quand le peuple dit « système dégage », il dit qu’il ne veut plus que le chef de l’Etat soit choisi par le commandement de l’armée avant de faire des élections manipulées. Quand le peuple dit « système dégage », il dit qu’il ne veut plus d’élections truquées. Quand le peuple dit « système dégage », il dit dégage à la direction de l’UGTA. Quand le peuple dit « système dégage », il veut dire par là, il faut en finir avec la corruption. Lorsqu’il dit vous avez ‘’bouffez le pays’’, cela veut dire qu’il veut de véritables organismes qui luttent contre la corruption.
Le départ de Bouteflika est-il un signe du début de la fin du système ?
On ne peut dégager un système qui est là depuis 57 ans en un mois ou deux. Il faut du temps. Ce système est habitué à la manipulation, il a gouverné avec la manipulation. C’est quelque chose que nous expliquons depuis plusieurs années. Il faut s’attendre à des réponses qui sont des manipulations, mais il me semble que le peuple a répondu le 5 avril à l’une de ces manipulations du système. Je suis confiant pour que la lutte continue. Il faut garder la mobilisation dans ces formes principales actuelles pour gagner d’autres batailles : mobilisations sectorielles durant la semaine, mobilisation générale et nationale le vendredi.
Le chef d’état-major de l’armée présente l’application de l’article 102 de la Constitution comme une solution de sortie de crise. Qu’en pensez-vous ?
Il est évident que l’article 102 de la Constitution aboutit à la mise en place d’un système qui est le frère du système que combat le peuple. Ce serait au mieux une démocratie de façade. Mettre Bensalah à la place de Bouteflika ce n’est pas possible. Appliquer l’article 102 de la Constitution en désignant Bensalah à la tête de l’Etat est contraire à la souveraineté populaire. Aller vers des élections dans trois mois sous le contrôle de la même administration avec l’existence d’un DRS quel que soit son nouveau nom donnera des élections truquées.
La solution n’est pas dans le bricolage de la Constitution qui consisterait à modifier les morceaux d’article à sa guise. Cette Constitution, maintes fois violée est désormais en lambeaux. La Solution est entre les mains des décideurs du commandement militaire qui doit désigner en son sein quelqu’un pour qu’il entre en contact avec des personnalités qui sont favorables au mouvement populaire. Ils ne peuvent pas nous imposer une Constitution qu’ils ont eux-mêmes fabriquée, qu’ils ont eux-mêmes violée. Qu’a fait le commandement militaire lorsque Bouteflika a annulé les élections du 18 avril. Rien. La balle est dans le camp du commandement militaire qui doit répondre, sans manipulations, aux revendications exprimées par la rue, c’est-à-dire par le peuple. Pour avoir des élections libres il faudra supprimer le contrôle politique de la société autrement dit, le DRS doit s’occuper de ses affaires, par exemple du contre-espionnage, et ne plus s’occuper du contrôle des journalistes, des médias, des associations, des partis politiques et des syndicats.
Quelles sont les étapes à suivre pour avoir des élections libres et transparentes ?
La première des choses à faire et de confier leur organisation à une commission réellement indépendante. Ensuite, assainir le fichier électoral. En outre, il faudra organiser des débats libres et revoir le fonctionnement des médias notamment les médias lourds. On ne peut pas organiser des élections libres si le système médiatique actuel continue. Voilà les solutions qu’il faut demander et non faire appel à l’ex-président de la République, Liamine Zeroual pour gérer la période de transition. Préconiser cette personne pour gérer la période de transition c’est faire un retour vers les hommes et les drames du passé.