Le politologue Bélaïd Abane livre, dans cet entretien, sa vision, entre autres, au sujet du rôle à jouer par l’armée dans la phase de transition exigée par le Hirak en Algérie.
Maghreb Emergent : L’Etat-major de l’armée veut à tout prix rester dans le processus constitutionnel. Pourquoi selon vous ? Ya-t-il, comme cela se dit ici et là, un danger à sortir de la Constitution alors que le problème est fondamentalement politique ?
Bélaïd Abane : Bien sûr que non. Il n y a pas de danger à sortir d’une Constitution maintes fois violentée. Ce formalisme juridique ne traduit pas non plus une sorte de légalisme dont on pourrait créditer l’armée et son chef. Pour Gaïd Salah, il s’agit certes de ne pas faire courir au pays le risque de l’effondrement mais aussi et surtout de ne pas lâcher la proie pour l’ombre. Abandonner le processus constitutionnel, c’est risquer de perdre la main sur la transition au bénéfice de ses adversaires. C’est se mettre à découvert tant que ne se profile pas une solution politique viable et rassurante pour l’Etat-major et le Haut commandement. L’armée sait qu’au bout du compte, il n’y aura de solution que politique car c’est tout le peuple qui la réclame. Vouloir lui imposer une solution juridique en reconduisant l’ancien système c’est faire courir au pays un risque aux conséquences incalculables. Du reste le temps où l’armée commande et le peuple obéit est révolu. C’est l’un des acquis fondamentaux du mouvement du 22 février 2019.
On a l’impression qu’entre l’armée et le mouvement populaire il y a une sorte d’incompréhension réciproque ?
Exactement. Il y a entre l’Etat-major et le peuple en mouvement un profond malentendu et des non-dits. Gaïd pense à juste titre que le Hirak est agité en profondeur par des forces non contrôlées qui cherchent à l’écarter. Mais ne le dit qu’à demi-mots. Il faut ajouter à cela qu’il n’a sans doute pas une appréciation millimétrique de ces forces dont il redoute le retour sur la scène. Il temporise donc en continuant à s’appuyer sur la légalité constitutionnelle et à consolider les allégeances autour de sa personne pour conjurer le risque de division au sein du commandement militaire. C’est le sens à donner à son incessante « tournée des popotes ». On a l’impression que les messages délivrés à l’occasion de ces tournées, ne sont pas compris et même rejetés. Et pour cause : il y a un déficit patent de communication. Il faut que l’armée explique avec raison et conciliation ce qu’elle a l’intention de faire, où elle veut aller. Et surtout rappeler à chaque fois qu’elle n’ira pas à l’encontre de la souveraineté populaire et qu’elle veut contribuer au renouveau national et à l’enracinement de la démocratie. L’armée doit également se remettre en question et ne plus donner d’elle-même cette image d’armée passive assise sur des canapés orientaux rutilants. C’est du plus mauvais effet à l’intérieur comme pour l’image donnée à l’extérieur. Sa communication doit se faire de manière horizontale par de jeunes communicants dynamiques, en Arabe, en Tamazight et le cas échéant en Français, et en Anglais si nécessaire car il y va de son image et de sa crédibilité internationale. Quand au Hirak, d’un côté il demande à l’armée de sortir du champ politique, et de l’autre, il en attend qu’elle soit elle-même l’artisan de tous les changements politiques.
Après 15 vendredis de contestation et l’échec du processus électoral, l’État-major de l’Armée appelle à un dialogue avec le Hirak. Est-ce que les conditions du dialogue sont réunies sachant que deux figures très contestées du système, à savoir Bedoui et Bensalah, sont toujours en poste ?
-Non bien sûr. Dialoguer avec qui ? Ces appels sont des vœux pieux. Car l’armée sait que pour le moment il n’y a personne avec qui dialoguer. Rien d’autre n’a émergé du Hirak que des organisations corporatistes que l’Etat-major soupçonne d’être actionnées par des forces profondes qui échappent à son contrôle. Il n y a ni partis ni personnalités qui se réclament du Hirak et qui pourraient donner la réplique à l’armée. Le Hirak lui-même dans ses slogans et ses mots d’ordre, pose comme préalable le départ de ces potiches que sont Bedoui et Ben Salah, ce qui en réalité ne changera rien à l’affaire. Car la période de transition politique qui adviendra inéluctablement mettra ipso facto fin à la mission de Bedoui et de son gouvernement, et à la présidence intérimaire.
Toutes les initiatives émanant du Hirak, de la société civile et des partis politiques ont appelé à l’abandon du processus constitutionnel. Maintenant que l’élection du 04 juillet est annulée, le consensus semble se faire sur la nécessité d’aller vers une période de transition, n’est ce pas ?
-Il n’y a pas d’autre solution que d’instaurer une transition politique. Je dirais même que cette période est fondamentale pour l’avenir du pays. Certains la conçoivent juste comme une période de préparation de l’élection présidentielle. Ceux-là ne pensent évidemment qu’à satisfaire une ambition politique personnelle. C’est au surplus une erreur très grave qui pourra se payer très cher de retard fatal et de désillusion. Nous sommes arrivés à une fin de cycle historique. Toutes les légitimités (historique, sécuritaire, charismatique) ont été épuisées. Le pays est abimé économiquement et moralement, désertifié politiquement. On n’arrive même pas à trouver quelques personnalités politiques auxquelles le peuple algérien ferait unanimement confiance pour prendre en charge les destinées du pays. L’encanaillement par l’ex-DRS de la plupart des élites politiques ne facilite pas les choses. Personne ne croit en personne. Il s’agit par conséquent de tout remettre à plat pour une véritable refondation de la nation et de l’Etat. Le système que nous a légué Bouteflika est un monstre auquel il ne suffit pas de changer de chapeau pour en faire un ange.
-Comment voyez-vous alors concrètement la transition vers le renouveau national et qui pourrait représenter le Hirak ?
-Par principe de réalité, l’armée doit bien évidemment s’impliquer. Elle accompagnera et facilitera la transition. L’autre de ses missions essentielles au cours de la phase de transition est de veiller au bon déroulement des marches du vendredi qui sont qu’on le veuille ou non le véritable contrôle populaire de la transition. Un autre rôle des plus importants qu’elle a à jouer, c’est d’impulser l’émergence d’un Directoire national de transition (DNT) de cinq personnes comprenant un officier supérieur désigné par ses pairs du Haut commandement, auxquels seront confiés tous les pouvoirs d’Etat. Doté d’une Haute autorité politique au-dessus de tous, y compris de l’armée, le pays se remettra sur les rails. Bien évidemment, ce DNT ne sera pas porteur d’un projet politique. Il appliquera conformément à sa feuille de route et de manière chronologique les mesures suivantes : nomination d’un gouvernement technocratique, dissolution de l’APN et du Conseil de la nation, élaboration d’une charte politique à soumettre à référendum, organisation d’élections législatives, création d’une Haute commission de réforme constitutionnelle pour redéfinir et limiter les pouvoirs présidentiels ou mieux poser les bases d’un nouveau régime politique de type parlementaire. Le DNT remettra alors ses pouvoirs solennellement soit à un président de la République élu au suffrage universel soit à un chef de l’Etat désigné par la représentation nationale dans le cas d’un régime parlementaire. On voit bien donc qu’il s’agit d’une véritable refondation de l’Etat et de la nation et qu’il faudra une période de transition d’au moins deux ans si on veut aller au fond des choses.
-Dans sa proposition de sortie de crise, Ahmed Taleb Ibrahimi a dit qu’il était possible d’aller vers une période de transition tout en restant dans la Constitution en appliquant les articles 7 et 8 et en considérant le Hirak comme un référendum. Une telle démarche tient-elle la route selon vous ?
– Oui tout à fait. A moins qu’elle ne soit perçue par l’armée que comme une étape de préparation de l’élection présidentielle sans faire bouger les lignes, la phase de transition répond à l’exigence du mouvement populaire et donc à l’application des articles 7 et 8 de la Constitution qui expriment le retour à la souveraineté populaire et au pouvoir institutionnel du peuple. Donc une vraie transition démocratique sans faux-fuyants est tout à fait conforme à l’esprit de la Constitution et à l’application de ses articles 7 et 8. Ce qui devrait encourager le Haut commandement de l’armée à y aller allégrement. Au demeurant, même si la transition n’était pas conforme à cette Constitution imprimée dans un marbre largement craquelé, il est permis en cette période de profonde crise politique de bafouer un peu la légalité pour aller vers la seule légitimité qui vaille celle du peuple souverain.