Il y a trois ans, Abdelabari Atwan, a dû quitter Al Quods Al Arabi, étranglé financièrement en raison de ses positions politiques, pour créer le journal électronique Rai Al Youm. L’annonce de la fermeture de l’illustre journal libanais Essafir lui inspire un éditorial triste mais aussi indigné et combattif. Ce n’est pas seulement une affaire de crise des journaux papiers face au numérique affirme-t-il mais une mise au pas politique des paroles libres…
Rien n’est plus pénible pour un éditeur ou un rédacteur en chef – ou les deux ensembles – que de se retrouver dans l’incapacité de payer les salaires des collègues qui travaillent avec lui et d’être contraint d’écrire, les larmes aux yeux, un éditorial d’adieu. A plus forte raison quand sa relation avec le journal remonte à près d’un demi-siècle de parution quotidienne sans interruption.
Je suis passé personnellement par cette dure épreuve il y a trois ans, j’ai fait mes adieux à des collègues chers dans un moment d’émotion mêlé aux larmes après un quart de siècle de travail dans un journal qui a beaucoup souffert de privations financières, de pressions politiques et financières et de menaces de mort venant de plusieurs parties.
Aussi je me retrouve en sympathie, solidaire et compréhensif à l’égard du collègue et ami, Talal Selmane et de tous les confrères qui l’ont accompagné dans son parcours dur sur le sentier des peines pendant plus de 42 ans.
Beaucoup peuvent ne pas être d’accord avec le journal Essafir et sa ligne politique et la ligne de son éditeur et rédacteur en chef. La divergence est légitime, c’est la règle de la vie, la perfection n’appartient qu’à Dieu.
Mais ceux-là ne peuvent nier que le journal Essafir était un «besoin et une nécessité » au plan politique et médiatique, une école qui a accueilli et dont sont issues des centaines de grands journalistes, des écrivains, des analystes et des hommes politiques dans le monde arabe. On peut citer Mahmoud Darwich, Adonis, Najy Al-Ali, Abderramane Youssoufi, Joseph Samaha, Bilal Al-Hassan, Ely Al-Fazarly et la liste est longue, que ceux que nous avons omis nous en excusent…
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Essafir, une révolution contre l’hégémonie de la bourgeoisie journalistique
Oui, le journal EssafIir a été, lorsque son premier numéro est apparu il y a près de 42 ans, une révolution dans la presse et une position politique, il a été la voix de ceux qui n’ont pas de voix . Il a cassé l’hégémonie de la «bourgeoisie » journalistique et a ouvert ses colonnes à tous les démunis, aux créateurs, aux révoltés et aux rebelles, ceux à qui les portes des colonnes des autres journaux étaient fermées. A eux, à leurs créations et à leurs points de vue.
Je n’ai jamais fait partie de ceux qui écrivaient dans le journal Essafir, je ne suis pas issu de son école comme l’ont été des centaines de confrères mais il a été pour moi, et sans doute pour de nombreux collègues, le refuge vers lequel on pourrait aller éventuellement, au plan humain et journalistique. Il suffisait qu’il soit là-bas et qu’il est extrêmement rare son éditeur ferme sa porte à celui qui frappe à la recherche d’un « besoin d’expression ».
J’ai ressenti de la tristesse et me suis retrouvé dans un état lugubre, j’ai pleuré d’émotion en voyant la dernier scène de professeur Talal Selmane éteignant les lumières de son bureau d’où sont sorti de nombreux éditoriaux incendiaires traitant des affaires arabes, libanaises ou internationales. Ce bureau qui s’est transformé durant des dizaines d’année en un forum politique et littéraire où venaient de nombreux écrivains et penseurs. L’un des derniers visiteurs a été Mohamed Hassanein Heykal, le doyen de la presse arabe, quelques mois avant sa mort.
Quand j’ai rencontré Talal Selmane, il y a quelques mois à Beyrouth, il était préoccupé et lugubre, il n’avait plus ses commentaires acerbes. Ils l’avaient quitté, tout comme la volonté de résister. La crise s’était aggravée et il n’avait plus de porte de sortie. Il m’a dit, alors qu’un halo de tristesse enveloppait ses propos dont l’impact était visible : «mon ami, notre temps est fini, il est temps de partir ».
L’éditeur du journal Essafir, le capitaine de son bateau, a essayé de retarder l’échéance. Il a essayé d’acheter un peu de temps, il a vendu l’imprimerie, l’immeuble et d’autres choses sauf sa dignité, ses principes et ses valeurs. Mais au bout du compte, le temps des tristes adieux est arrivé.
Certains pourraient arguer que c’est le lot de la crise de la presse papier qui est en train de rendre ses derniers souffles. Des titres se retirent l’un après l’autre de la scène médiatique en raison de la baisse du nombre des lecteurs traditionnels. Ils disparaissent au profit de la génération du computer, de l’Ipad, du mobile, des blogs, de la presse citoyenne. Ceux-là rappellent que de très anciens journaux ont fermé la porte, tels le Christian Science Monitor, Newsweek, The Independant, pour se transformer en support électronique numérique.
L’argument est valable mais le drame d’Essafir n’est pas dû à des causes commerciales et économiques mais au fait qu’il a une position différente, qu’il exprime une politique tenace de refus des tentatives de destruction des sociétés arabes, de les priver de leur dignité, de changer leurs identités, de briser leurs unités démographiques et géographiques, d’y semer les grains de sectarisme communautaire afin de faire avoir avorter toutes les ambitions de renaissance.
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On continuera… même si nous devons pour cela écrire sur les murs.
Le journal Essafir est un grand héritage d’un combat qui s’étend sur quatre décennies. Nous ne pensons pas que cet héritage va s’arrêter ou disparaitre, il va se renouveler. Peut-être se renforcera-t-il et évoluera-il vers le mieux. Tout ce torrent de témoignages d’amitiés pour le journal et son propriétaire qui s’est déversé sur les réseaux sociaux en est un des signes.
Essafir reviendra nécessairement d’une manière ou d’une autre. Je pense que le Liban ne sera pas le Liban que nous connaissons sans ce journal et ses autres confrères qui subissent actuellement une crise étouffante. Nous pensons au journal Ennahar qui n’a pas payé ses employés depuis 15 mois.
Il se peut que la presse papier disparaisse au profit de la presse numérique, peut-être que les cavaliers descendront de leur selle pour laisser la place à leurs confrères de la nouvelle génération mais les plumes libres et dignes ne disparaitront pas. Elles trouveront de multiples voies pour s’exprimer, dans des tribunes autres que celles qui sont sous contrôle des empires médiatiques arabes dominant qui participent aux entreprises de désinformation et des déformations qui dominent actuellement.
Ils ne réussiront pas à nous faire taire, à confisquer notre droit d’écrire et de dire ce que nous pensons être juste et à nous mettre du côté du citoyen arabe écrasé… Même si nous devons pour cela écrire sur les murs.
L’article de Abdelbari Atwan a été traduit de l’arabe par Oussama Nadjib