Notre ami Moussa Ouyougoute a très bien connu Farid Ikken, qui fait l’actualité comme « l’assaillant de Notre Dame de Paris ». Il brosse avec émotion le portrait d’un homme qui avait une vision exigeante du journalisme et qui surtout vivait en France dans une grande solitude et dans la précarité.
« J’ai eu les jambes sciées en apprenant vers trois heures et demie du matin, que l’auteur de l’agression au marteau d’un policier à Notre-Dame de Paris était Farid Ikken. Difficile de croire et d’admettre que l’auteur présumé de cette attaque est notre ami, Farid Ikken, qui a des moments où je l’ai connu croquait la vie à pleine dents. Et surtout un homme « doux comme un agneau » pour reprendre son directeur de thèse.
Il avait plein de projets notamment dans le journalisme qu’il pratiquait avec une rigueur remarquable que l’on croyait disparue à jamais. Son rêve : c’est de diriger avec d’autres journalistes, engagés bien sûr comme lui, un site web digne des grands journaux en ligne. Et de faire de l’investigation.
Il était ulcéré face à la corruption qui gangrénait tous les secteurs en Algérie, son pays qu’il aimait profondément et passionnément. La preuve : après avoir obtenu un master en journalisme en Suède et travaillé deux années à Paris pour une société norvégienne, il rentre au pays vers la fin 2011 et lance le site d’information Bejaia-aujourd’hui.
Il s’installe à Béjaïa ville. Il loue un appartement, qui sert à la fois de siège pour le journal et son agence en communication – car il faut bien vivre et supporter les charges inhérentes au fonctionnement de ce journal en ligne – mais aussi…de gite.
C’est là que j’ai fait sa connaissance. C’était quelqu’un de très attachant, nous sommes devenus, rapidement, de très bons amis. Et je suis demeuré en contact avec lui jusqu’au mois de janvier dernier, date du dernier mail échangé avec celui qu’on nomme « l’assaillant de Notre-Dame ».
C’était un journaliste sérieux, qui se distinguait du lot. Comme son site ne recevait pas de publicité et qu’il faisait face à des charges qu’il payait sur son maigre pactole qu’il avait réussi à économiser à Paris notamment, j’ai suggéré sa candidature à la direction de l’INSIM Bejaïa où il a avait assuré deux modules sur le journalisme web et de télévision dans le cadre d’un master Responsable en communication.
Il rejoindra dans la foulée El-Watan en remplacement de Chérif Lahdiri, qui venait d’être nommé chef de bureau d’Oran. Farid Ikken était comme un poisson dans l’eau. A l’ambiance de travail qui régnait dans le bureau, Farid a apporté son grain de sel en témoignent Kamal Medjdoub, Youcef Goucem, Mme Slimani et Rachid Oussada. Son départ pour l’université Pantoise à Metz où il a été accepté en doctorat en journalisme a été bien ressenti par ses confrères et amis avec lesquels il était en symbiose.
« Tu sais, je ne fréquente quasiment personne »
Mais comme son directeur de thèse s’est installé à Paris. Farid a décidé de le rejoindre. Je le retrouve volontiers à Paris, en mars 2016, il m’héberge pour quelques jours à Cergy (Val d’Oise) dans son modeste T1. Il était tellement respectueux des gens, de ses ainées – j’ai 9 ans de plus que lui -, qu’il dormait dans un sac de couchage et me laissait volontiers son matelas.
Devant ma gène, il n’arrêtait pas de me dire : «Ne t’en fais mon ami, c’est avec un grand plaisir. J’ai l’habitude. L’essentiel, c’est que tu sois là. Avec toi, je discute. Tu sais, je ne fréquente quasiment personne.»
En effet, hormis son frère, qui est établi en France depuis quelques années, Farid Ikken ne fréquentait personne sauf ses amis qui se rendent occasionnellement en France. C’est mon cas dans le cadre de ma thèse en sociologie à l’EHESS Paris. On faisait en effet d’interminables marches. On parlait de tout : de la politique, de la corruption des dirigeants algériens mais aussi des médias et du métier de journaliste et de sa clochardisation.
En voyant sa situation sociale et la précarité dans laquelle il vivait, j’ai bien évidement essayé de l’aider avec mes modestes moyens s’entend. Mais c’était quelqu’un qui refusait, il me répondait : « Hamdoulah, Dieu merci, j’ai de quoi payer le loyer ; j’ai ce qu’il faut à la maison. » J’ai difficilement réussi à lui faire recharger sa carte de transport afin de voyager dans toute la région parisienne.
Ses déplacements étaient alors limités. Il était donc assigné à résidence dans cette cité universitaire. Il s’est mis alors à fréquenter malgré lui les bibliothèques municipales de cette banlieue parisienne faute de moyens. Et les petits boulots qu’on lui proposait suffisaient à peine à payer le loyer. Mais il ne perdait pas espoir de dénicher un emploi, de sortir de cette précarité et de louer quelque chose de plus grand pour permettre à ses amis d’y passer quelques jours chez lui.
» Assigné à résidence »
Et quand je proposais de l’inviter à déjeuner ou à diner, il me proposait en échange des livres à moitié prix afin de m’inviter à son tour. Il était généreux même dans cette précarité. Ce qui le gênait : ce n’est pas qu’il soit lui dans une situation difficile mais de ne pouvoir offrir plus à ses amis. Il était fidèle en amitié.
Orphelin de père et de mère – il a des frères -, il avait offert à mes parents un pot de miel et une écharpe. Et d’insister : « Promet-moi de veiller sur eux et de leur rendre toujours visite, le plus souvent possible. Les gens ne savent pas la chance qu’ils ont : c’est le plus grand trésor qu’un être humain peut espérer avoir. »
C’est cela Farid Ikken que je connais… Un jeune homme bien qui tentait de surnager dans un état de précarité et de grande solitude. C’est notamment vrai dans cette banlieue parisienne de Cergy dans le Val d’Oise où Farid était « assigné à résidence » faute de moyen pour bouger. Et comme il ne fréquentait personne, la grisaille aidant et l’horizon bouché, Farid était devenu encore plus vulnérable. Il n’est pas exclu qu’il ait fait une dépression…