Said Loucif, professeur de psychologie sociale des organisations à la Faculté de sciences politiques et des relations internationales (Université d’Alger 3), nous donne sa vision du rôle joué par le Hirak depuis sa naissance, il y a bientôt une année.
Maghreb Emergent : où en est le Hirak aujourd’hui après près d’une année d’existence?
Said Loucif : L’une des premières règles de méthode que doit respecter le chercheur en sciences sociales, comme aimait le dire Balandier (sociologue français NDLR), est de privilégier l’observation et l’analyse, ou du moins l’appréciation des « choses » sociales en mouvement, loin de toute évaluation experte au risque de se tromper au niveau de la production du sens.
Ceci dit et d’un point de vue académique, je pense qu’on doit impérativement inscrire le Hirak dans deux temps : un temps local, qui nous est « propre », de par sa dynamique, ses objectifs et ses manifestations, et un temps mondial, dans un mouvement qui touche un ensemble de sociétés (Algérie, Liban, Soudan, Irak, Espagne, Brexit, Hong Kong, Chili, Equateur…etc).
D’un point de vue psychosociologique, le Hirak a mis sur scène les Algériennes et les Algériens dans une dynamique sociétale qui suit la trajectoire d’une exigence de changement auquel aspirent beaucoup de peuples, ou ce qu’André Bercoff (écrivain franco-libanais NDLR) appelle dans son dernier ouvrage, « le retour des peuples ». Dans ce développement, je tiens à préciser que cette démarche est loin d’être une démarche populiste, bien au contraire je l’envisage dans un mode de démocratie délibérative au sens Habermassien (du philosophe Jürgen Habermas NDLR); c’est-à-dire avoir la possibilité de délibérer en commun.
Par ailleurs, et au-delà des approches théoriques, comme le souligne parfaitement Rosanvallon (historien et sociologue français NDLR), la démocratie moderne n’est pas une machine à fabriquer des élus et des décisions, mais plutôt un mode de gouvernance pour élaborer des politiques et construire une histoire collective entre les membres d’une même société. A cet effet, si la majorité n’apparaît que comme une fiction de la totalité de la société tout entière, alors elle ne doit être comprise aussi, que comme une nécessité technique et pratique dans la gouvernance de l’Etat.
Le Hirak est en train de nous ouvrir des chemins pour nous réapproprier « le Politique », de nous pointer une direction pour réaliser le changement désiré, de nous fournir une orientation morale pour dépassionner les débats, et outrepasser les clivages idéologiques qui ont souvent empêché les Algériennes et les Algériens d’écrire leur propre contrat sociopolitique, tout en rendant le vivre ensemble et la différence des vécus durables possibles et, enfin, de nous permettre de saisir l’occasion pour bâtir des institutions justes au sens Ricœurien (du nom de Paul Ricoeur, philosophe français NDLR), c’est-à-dire des institutions de savoir universel, de Justice et de Libertés.
Le Hirak réagit régulièrement aux décisions importantes annoncées par le gouvernement (loi sur les hydrocarbures, etc). Ce mouvement populaire est-il en train de devenir une sorte de force d’opposition avec laquelle le gouvernement doit compter ?
Le Hirak est un mouvement populaire de contestations et de revendications politiques qui s’est appuyé sur une expérience douloureuse récente, porteuse d’une nouvelle reformulation de la lutte pacifique par rapport à la crise politique ancienne. L’analyse concrète de sa dynamique, de sa composante sociopolitique, et de sa diversité sociale, laissent croire que les Algériennes et les Algériens n’ont nullement l’intention de substituer leur mouvement à un parti politique. Le Hirak Transcende sociologiquement toute opposition formelle. Il s’inscrit, par contre, dans une grande lutte pour la reconnaissance et la réappropriation de la « chose politique », et surtout la réappropriation de toutes les conditions qui permettent justement l’exercice de droit d’une opposition politique. Les Algériennes et les Algériens, revendiquent des droits, exigent un changement radical et enfin veulent rendre la protestation une affaire irréversible et de libre choix.
Par ailleurs, l’accent mis sur les intentions conscientes des forces sociétales en place, reflète d’une manière claire, que les Algériennes et les Algériens sont sortis à jamais du fatalisme et n’ont nullement l’intention de se laisser embarquer une seconde fois dans ce fatalisme destructeur.
L’action collective de contestation prend sa profondeur dans le malaise et les souffrances de couches sociales marginalisées, exclues et humiliées symboliquement. On a affaire, comme l’indique Vincent Cespédès (philosophe français) dans son ouvrage « La cerise sur le Béton », à une situation d’aphélie politique (le point dans la société le plus éloigné du centre du système politique), qui exprime majestueusement « un désir d’histoire », une affirmation de soi collective, et une volonté de dire qu’on est là et qu’on existe, et qu’il n’est plus question de renoncer à notre droit d’existence politique. Philipe Ivernel (traducteur français NDLR) disait dans sa traduction du recueil de textes de Walter Benjamin (philosophe allemande NDLR) que « le réel n’existe que par ceux qui, l’ayant devancé, l’appellent de leur désir. L’histoire ne se fait pas seule : pour qu’elle s’anime aux yeux de l’homme, il faut qu’elle soit passionnément voulue ». La dynamique du Hirak est désormais placée sous l’égide du désir de liberté, le besoin de reconnaissance, et l’affirmation d’un élan sociétal collectif de vouloir vivre ensemble.
Le Hirak a réussi à réunir des Algériens de tendances politiques différentes, rejetant au passage tout ce qui a trait au régionalisme. Ce mouvement populaire est-il en train, d’une certaine manière, de restructurer la société ?
Le Hirak est beaucoup plus le fait de groupes sociaux qui n’ont pas eu accès au système politique et ceux à qui on a interdit fondamentalement d’envisager une alternative au régime depuis l’indépendance. Le Hirak est l’expression de ce consensus sociétal, longuement recherché par une « élite » qui se cherche entre une Algérie profonde et un pouvoir dévastateur, entre un temps de l’engagement envers la société et un temps d’ego narcissique.
Malheureusement, on remarque que c’est une certaine élite et une certaine catégorie d’universitaires qui reproduisent, de par leurs discours et leurs postures, les stratégies de « Coping » du système social traditionnel, qui repose essentiellement sur les liens de parentés et tribales.
La dynamique du Hirak est là devant nous, nous la vivons chaque mardi et vendredi. Mais au-delà de cette caractéristique, cette dynamique reste néanmoins faiblement pensée par les universitaires. Beaucoup sont préoccupés par l’action et l’ « activisme », alors qu’ils devaient s’investir davantage dans la réflexion et le « penser » du changement pour faire aboutir le Hirak. Ils devaient se préoccuper à penser le Hirak au niveau de la construction du sens ; car c’est une fois qu’on arrivera à penser le Hirak en termes intellectuels, qu’on arrivera à faire aboutir ce dernier politiquement. D’une manière générale, ce sont les jeunes qui construisent du sens pour le Hirak et non les universitaires.
Les jeunes du Hirak ont démontré qu’ils ne sont pas hantés par les traumatismes de leurs prédécesseurs par ce qu’ils échappent au contrôle des actes traumato-gènes. Justement, c’est par ce qu’ils ne repoussent pas, ne refoulent pas l’histoire traumatisante des années du terrorisme, qu’ils retrouvent une liberté interne pour verbaliser, raconter cette histoire, et delà être capable de se projeter dans une « silmiya » irréversible.
On les voit bien, dans les manifestations, ils arrivent à exprimer une souffrance, symboliquement partagée avec leurs prédécesseurs, mais sans qu’elle soit source de repli sur la douleur et sur soi. Néanmoins, ils restent, injustement, des victimes d’autres traumas : le déni de reconnaissance et l’anxiété face aux incertitudes sociopolitiques. Ces jeunes, font preuve d’une résilience extraordinaire. Ils montrent leurs peurs, sans aucun doute, mais ils affichent surtout leurs refus de revivre ces moments de violences extrêmes (« ما تخوفوناش بالعشرية وحنا ربّاتنا الميزيرية »). Ils donnent du sens à cette misère «Misiriya » par une résilience, et une résistance à un passé traumatisant, tout en espérant à construire un avenir meilleur.
Quel rôle peuvent jouer aujourd’hui les partis d’opposition dans un contexte où le Hirak est devenu une force mobilisatrice et qui a surtout résisté au temps?
Je pense qu’on est aujourd’hui devant l’exigence intellectuelle de repenser l’activité politique, et notamment le fait de s’opposer à toutes les dominations. Durant des décennies les Algériennes et les Algériens vivaient dans un faux-semblant système politique. Ce que vous appelez partis d’opposition, ne sont, en fin de compte, dans leur majorité que des appareils créés pour noyer justement « la chose politique ».
Le Hirak aujourd’hui pose le problème du régime et de l’opposition formelle, de la même manière sans distinction aucune, puisqu’ils forment ensemble un même système, à quelques nuances près. Le Hirak formule sa confrontation avec le régime en place en termes politiques, à savoir : En termes de revendications démocratiques et de libertés ; en termes de réappropriation des éléments identitaires et culturels ; en termes de question de justice économique et sociale.
En général, je crois qu’on est appelé aujourd’hui plus que jamais, a repenser radicalement les luttes politiques, en dehors des cadres et dogmes établis, et faire en sorte que ces luttes soient reconnues, et pleinement valorisées dans un Etat de droit moderne.
Quel avenir prédisez-vous au Hirak?
Dans la prospective la prévision n’est pas opératoire, les incertitudes parfois complexifient nos conjectures, néanmoins le futur reste le domaine du possible. Je dirais comme disait Théodore Monod (Biologiste français NDLR) « l’utopie ne signifie pas l’irréalisable, mais l’irréalisé ».