À la veille des présidentielles algériennes du 17 avril prochain, Maghreb Emergent publie en quatre parties le dernier chapitre d’un ouvrage de Hugh Roberts* à paraître aux éditions Barzakh en septembre 2014, Algérie-Kabylie, études et interventions. Il tente de répondre à la question : « Le système politique algérien est-il susceptible d’être reformé dans le cadre des principes constitutifs de l’État-nation et des traditions politiques du pays ? » Dans cette première partie, l’auteur rappelle que « rares sont les projets de réforme radicale qui réussissent au premier essai » et qu’« en politique les occasions d’action décisive ne se présentent pas souvent et quand il s’en présente une, l’homme politique avec un projet ambitieux va tout naturellement la saisir ». « Le tout est de savoir s’engager dans le bon sens au bon moment et avec les moyens de son ambition », observe-t-il.
Si l’on peut dédier une conférence[1], je voudrais dédier ce qui va suivre à mes anciens élèves du lycée Abderrahmane Mira de Bouira, où j’ai enseigné l’anglais en 1973-1974. Une bonne partie des mes élèves étaient originaires des villages et hameaux du versant sud du Djurdjura – et donc de ces populations que les Igawawen du versant nord appellent « Ath Woudhmine », nom qui signifie « ceux de l’autre face », « ceux de l’autre versant ». Or, ce que j’ai à dire aujourd’hui est l’autre versant, au sens de corollaire, d’une conférence que j’ai donnée il y a plus que deux ans, en janvier 2008, à Washington où j’étais l’invité du United States Institute of Peace (Institut des États-Unis pour la Paix) – institut créé et, je crois, financé principalement par le Congrès américain, c’est-à-dire par la branche législative du gouvernement américain. Et il me semblait tout à fait opportun que ce soit un institut lié à la législature qui accueille la conférence que j’ai donnée ce jour-là.
Le titre de ma communication à Washington était « Rethinking democracy promotion in the Middle East and North Africa » (« Repenser la promotion de la démocratie au Moyen-Orient et en Afrique Nord »). Dans cette conférence, j’ai passé en revue les initiatives prises par des gouvernements occidentaux et les institutions internationales depuis 1989 pour promouvoir la démocratie dans la région, et j’ai constaté que chacune de ces initiatives s’était soldée par un échec. En même temps, j’ai soutenu qu’il fallait rejeter la solution de facilité qui consiste à dire dans pareils cas que c’est la faute aux autres, aux gouvernements conservateurs et autoritaires de la région, aux « ennemis de la réforme », aux islamistes adversaires de la démocratie, etc. Au contraire, j’ai suggéré qu’il fallait que cet Occident qui se veut promoteur de la démocratie ailleurs admette ses propres erreurs et revoie les recettes qu’il a proposées aux pays de la région, et les démarches qu’il a entreprises pour les faire adopter. Et parmi les erreurs dont, à mon avis, il était question, j’ai mis l’accent surtout sur l’évacuation totale, dans le discours occidental, de la question du rôle et des prérogatives de la législature dans les formes de gouvernement des pays objets de son attention.
Aujourd’hui, sur l’autre versant, je m’adresse aux gens de la région et je suis très heureux de le faire d’abord ici, à Alger. Car c’est ma conviction que l’Algérie a plus de chances que les autres pays de la région de parvenir, à terme, à une forme de gouvernement vraiment démocratique. Cela prendra certainement du temps, mais je suis convaincu que la plupart des éléments nécessaires à une vie politique démocratique, vous les avez déjà. Il s’agit de les développer et surtout de les ordonner, c’est-à-dire de les mettre dans un rapport fructueux et stable les uns avec les autres, ce qui requiert le genre de capacité politique que seuls le temps et l’expérience pourront fournir.
Si je me propose de parler du problème des institutions en Algérie, ce n’est point pour faire une critique en règle des institutions algériennes. J’estime que là où il y a des choses à critiquer – et bien évidemment elles ne manquent pas –, il appartient surtout et d’abord aux Algériens de le faire et qu’à la longue, c’est leur critique qui va compter. J’ai choisi ce thème pour une tout autre raison, afin de définir mon angle d’approche au problème général de la réforme politique.
Les définitions rivales de la réforme et leurs cibles respectives
Depuis le début des années 1980, plusieurs projets de réforme ont été successivement entrepris en Algérie. Il y a d’abord eu la réforme économique qui a consisté, surtout, en la « restructuration » du secteur d’État de l’économie nationale par le biais de mesures qui ont fait éclater les grandes sociétés nationales mises sur pied entre 1962 et 1978 en un nombre beaucoup plus élevé d’entreprises de taille moindre.
Considérée par la suite comme une réforme insuffisante, elle a cédé le pas, pendant la deuxième moitié de la décennie 1980, à une conception beaucoup plus large et ambitieuse d’une libéralisation économique radicale qui ne visait rien moins qu’une transition rapide de l’économie administrée à l’économie de marché. Le débat ou, du moins, le conflit entre ceux qui soutenaient ce projet-ci et ceux tenus pour lui être opposés semblait, aux yeux du commun des observateurs étrangers, structurer la situation politique en 1987-1988, alors que le deuxième mandat du président Chadli Bendjedid touchait à sa fin, et carrément la définir au lendemain des émeutes d’octobre 1988, quand le tout-Occident paraissait, vu le discours tonitruant de ses médias, vouloir voler au secours du Président au nom de son projet de réformes, pour contrecarrer les « ennemis de la réforme », identifiés aux supposés « tenants de la ligne dure » au sein du Parti du FLN.
C’est cela qui explique la logique du passage à la prochaine étape : l’introduction – sans que l’opinion algérienne se soit mise à la revendiquer – d’une nouvelle Constitution permettant la formation d’« associations à caractère politique », changement de la règle du jeu qui ouvrait la voie à la création de partis capables de concurrencer le Parti du FLN, ce qui devait élargir le marge de manœuvre d’un pouvoir engagé dans un projet de réforme très controversée en lui permettant de contourner l’ancien « parti unique » censé être le bastion de l’opposition conservatrice à ce projet.
Or, à peine le pluralisme politique est-il introduit que ce changement apparemment prometteur est assombri par l’ascension fulgurante d’une formation politique faisant figure d’un nouveau « parti unique » en puissance qui n’hésite pas à réclamer l’adhésion de tout musulman sincère et à dénoncer la démocratie comme kufr (infidèle), alors qu’en même temps, une autre partie importante de l’opinion algérienne, acquise – en principe – au projet de démocratisation, voyait cette aspiration rapidement subordonnée au but immédiat de « barrer la route aux velléités théocratiques[2] », au nom d’une vision constitutionnelle très particulière cherchant à répliquer en Algérie la laïcité d’État à la française en ayant recours à des expédients autoritaires qui ne pouvaient que renvoyer l’avènement de la démocratie aux calendes grecques.
Aussi le débat qui venait d’être entamé sur ce que la transition vers la démocratie pourrait signifier fut-il vite dépassé par un nouveau clivage opposant les « laïcs » et autres « modernistes » aux islamistes, perçus comme porteurs d’une vision rétrograde, opposition qui se traduisait en discours aussi intolérants les uns que les autres annonçant l’affrontement violent à venir. De cette manière, les divers courants politiques algériens, les islamistes aussi bien que les « laïcs », ont perdu le fil de leurs propres pensées réformatrices dans l’engrenage d’un conflit meurtrier dont ils sont tous sortis perdants.
Or, à mon avis, derrière tous les problèmes indiqués par ces définitions et tentatives successives de réforme, il y avait un problème plus profond, celui des institutions en général. Et parce que celui-ci n’a pas été solutionné, ni même posé sérieusement d’emblée, toutes les tentatives de résoudre les autres problèmes par des réformes ont eu des résultats décevants quand elles ne se sont pas soldées carrément par des échecs évidents voire calamiteux.
La démarche entreprise et ses inconvénients
La période qui va de l’automne 1988 au début de 1992 a été celle d’un drame extraordinaire qui a mêlé crise économique (et surtout financière), mouvements sociaux, projet de réforme ambitieux, libération de la parole, floraison de nouveaux titres de presse, émergence de partis politiques, ascension et victoires électorales stupéfiantes d’un parti islamo-populiste, lutte de factions d’une férocité sans précédent au sein du pouvoir, crises politiques répétées, et, enfin, interventions musclées des militaires. En attendant qu’une histoire approfondie et détaillée de cette période soit écrite, je ne prétends pas porter un jugement définitif là-dessus et encore moins sur les acteurs des événements qui l’ont jalonnée. Cela dit, je veux essayer de tirer au moins une leçon de cette expérience qui, tout en ayant des aspects positifs, a été évidemment un grand échec, lequel s’est vite avéré terriblement coûteux pour l’État et la nation.
Pourquoi le projet de réforme mis en branle par le courant dit des « réformateurs » a-t-il été un échec ? Bien sûr, on peut trouver les réponses des plus diverses et divergentes à cette question et, en particulier, de nombreuses variantes du genre « c’est la faute à… ». Mais ces réponses-là, en tendant à mettre l’accent précisément sur les agissements des opposants aux réformes, soulèvent le problème de la résistance, et amènent une deuxième question: pourquoi le projet des « réformateurs » a-t-il provoqué tant de résistances au point de l’avoir fait capoter ?
Il s’agit bien entendu d’une remise en question de la démarche qui a été suivie à ce moment-là. Mais avant de développer ma critique de cette démarche, je tiens à rappeler deux choses. Tout d’abord, il ne faut pas perdre de vue cet enseignement de l’histoire de la réforme politique dans les pays de l’Europe et de l’Amérique du Nord comme du Sud, à savoir que rares – sinon inexistants – sont les projets de réforme radicale qui réussissent au premier essai, et que ce sont en partie les échecs des premières tentatives qui auront préparé le terrain politique de manière à rendre possible la réussite ultérieure. Deuxièmement, il ne faut pas oublier qu’en politique, les occasions d’action décisive ne se présentent pas souvent et quand il s’en présente une, l’homme politique avec un projet ambitieux va tout naturellement la saisir en espérant bien s’en sortir. C’est Napoléon, après tout, qui a résumé sa philosophie d’action dans cette phrase : « On s’engage, puis on voit ». Le tout est de savoir s’engager dans le bon sens, au bon moment et avec les moyens de son ambition.
Or, l’évolution de la situation politique en Algérie à partir de septembre 1989 (date de la nomination de Mouloud Hamrouche en tant que Chef du gouvernement) était caractérisée par plusieurs aspects spectaculaires qui ont été autant d’indices du début d’un drame inouï et terrible :
– polarisation au sein du Pouvoir entre les « réformateurs » et ceux qui s’opposaient à leur projet, ceux-ci régulièrement stigmatisés en bloc dans les médias, décrits comme des « caciques » ou « barons » de la « vieille garde » du Parti du FLN ou de « la nomenklatura », et présentés indistinctement comme des « tenants de la ligne dure » accrochés à leur « rente de situation », dont le point de vue et les arguments étaient ainsi totalement disqualifiés d’avance ;
– polarisation idéologique du champ politique plus large, nouvellement créé (à la faveur de la promulgation de la Constitution de février 1989), entre islamistes et « démocrates modernistes et laïcs » colportant respectivement des conceptions identitaires et constitutionnelles concurrentes et farouchement opposées, ce qui tendait à remettre en question, en la prenant en tenailles, la nouvelle Constitution (car ni clairement islamique ni laïque), et à empêcher tout examen du programme du gouvernement, débat complètement évacué par les acteurs politiques en dehors du Pouvoir ;
– montée des discours idéologiques haineux et moralisateurs, des discours d’auto-légitimation (et de délégitimation à outrance des autres), levée de boucliers partout, climat d’intolérance, impossibilité de débat public sérieux, tentatives concurrentes de mobilisation démagogique de l’opinion publique nationale et internationale ;
– division de la communauté politique, fitna…
Or, il est frappant de constater, comme j’ai pu le constater moi-même à l’époque, à quel point la démarche visant des réformes recevait l’approbation voire le soutien explicite, enthousiaste et unanime des gouvernements et des médias occidentaux, ce qui a peut-être fait croire aux acteurs politiques auteurs de la démarche en question qu’ils étaient sur le bon chemin alors que, comme les événements allaient le démontrer, ce n’était pas tout à fait vrai, c’est le cas de le dire. Et alors que ce n’est pas du tout de cette manière que les Occidentaux avaient auparavant mené à bien des projets de réforme politique chez eux.
(A suivre)
Notes
[1] Texte revu, et en partie développé, d’une conférence donnée dans le cadre « Les Débats d’El-Watan », Hôtel Es-Safir, Alger, le 9 avril 2010. Je remercie le Dr. Mohammed Hachemaoui de m’avoir invité à Alger pour donner cette conférence, les autorités algériennes d’avoir bien voulu m’accorder un visa me permettant de profiter de cette invitation, et le journal El-Watan et son directeur, Omar Belhouchet, pour leur soutien et leur accueil.
[2] « Des berbéristes ont formé un embryon de parti légal », Le Monde, 15 févrirer 1989.
(*) Dr HughRoberts est titulaire de la chaire Edward Keller de l’Histoire de l’Afrique du Nord et du Moyen Orient à l’Université de Tufts à Medford, Massachusetts, États-Unis. Spécialiste de l’Afrique du Nord, en particulier de l’Algérie, ses recherches et publications croisent différentes approches et méthodologies : histoire, sciences politiques, anthropologie. Il a un cursus académique riche et divers : il a enseigné dans plusieurs universités en Grande- Bretagne et aux États-Unis, dont, entre autres, à la London School of Economics and Political Science, la School of Oriental and African Studies à l’Université de Londres et au Département de Sciences Politiques à l’Université de Californie, Berkeley.Mais il a également eu une carrière de chercheur indépendant et de consultant, notamment en tant que directeur du Projet Afrique du Nord de l’International Crisis Group(ICG), basé au Caire (2002-2007 ; février-juillet 2011). Il a rejoint l’Université de Tufts en janvier 2012. Titulaire d’un PhD de l’université d’Oxford, dont le sujet de thèse était : « Le développement politique en Algérie : la région de la Grande Kabylie », il a une connaissance intime de l’Algérie, pays dans lequel il a enseigné l’anglais (pendant un an à Bouïra en 1973-4), et dans lequel il n’a cessé de se rendre, même pendant la « décennie noire ». En tant que directeur du projet « Afrique du Nord » de l’ICG, il a écrit de nombreux articles et rapports sur l’islamisme en Afrique du Nord, la question kabyle en Algérie, les problèmes de réforme politique en Égypte et en Algérie, la question du Sahara occidental et la crise libyenne. Il est l’auteur, notamment, de deux ouvrages :The Battlefield: Algeria 1988-2002. Studies in a broken polity (Verso, 2003); Berber Government: the Kabyle polity in pre-colonial Algeria, à paraître en Mai 2014.
La question éternelle du changement : réforme ou révolution ?