Pour l’économiste, Belkacem Boukhrouf « la gabegie comme la corruption sont dans les institutions, les lois et les usages politiques de l’Algérie ». D’où la nécessité, estime-t-il, de poser la question de savoir « qui a permis à Ali Haddad d’avoir toutes ses ramifications ».
Maghreb émergent : Le gouvernement Tebboune veut mettre fin à « la collusion entre l’argent et la politique ». Pour ce faire, il s’attaque aux hommes d’affaires qu’il accuse de « ne pas respecter les règles et la loi », à leur tête le patron de l’ETRHB. Quelle lecture faites-vous du style Tebboune ? Est-il en rupture avec le style Sellal ?
Belkacem Boukhrouf : Le changement des hommes aux commandes de l’exécutif entraine toujours, dans l’opinion, un effet de curiosité et d’attente : de curiosité parce que les hommes éconduits, reconduits ou nommés pour la première fois témoignent soit d’une volonté de statu-quo ou de changement ; d’attente car l’opinion est en droit d’espérer en chaque changement la correction des trajectoires notamment en matière de politiques publiques, entre autres du chapitre des dépenses publiques. Il est vrai que la récurrence des changements d’exécutifs en Algérie a un peu banalisé le dernier remaniement ; le seul intérêt qu’il présente étant de signer la fin du règne Sellal, longtemps caricaturé et moqué. Sellal a été à la tête d’un gouvernement qu’il ne faisait que représenter, sans le diriger. Sellal n’a jamais eu le moindre leadership apparent.
Conscient de ces boulets, Tebboune – qui, pour rappel, appartient depuis longtemps à l’équipe Sellal – a joué la carte de la rupture comportementale et discursive pour marquer sa différence et se démarquer du style fade et superficiel de son prédécesseur. Et Tebboune n’a fait qu’agir sur le registre le plus sensible : l’argent public et le baronnât en affichant sa volonté de mettre fin à la collusion entre l’argent et la politique. Et qu’y-a-t-il de mieux qu’Ali Haddad pour en faire un show médiatique et promouvoir son image d’homme de rupture ?
Je ne crois pas à la rupture incarnée par un seul homme. La rupture est un processus sociopolitique qui entraine les institutions dans une autre trajectoire, totalement différente qui a prévalu jusque-là. Or, à voir le cas algérien, à part le changement de quelques membres du personnel de l’exécutif, tout est resté en place : l’armée est toujours prégnante en matière politique, le pouvoir législatif incarnée par l’APN est entre les mains du parti unique, l’administration est sclérosée par la rapine et la corruption, les espaces de liberté sont de plus en plus fermés.
La démarche de Tebboune procède-t-elle, selon vous, d’une vraie volonté d’assainissement de la sphère économique et politique ou s’agit-il d’une simple opération de marketing au profit d’un pouvoir de moins en moins populaire ?
Il est difficile d’y croire quand on sait que lors de son premier discours, Tebboune a inscrit son action dans le sens de la continuité et dans le cadre du programme du président de la République qui reste celui qui imprime sa démarche à l’ensemble. Il y a une différence de style entre Sellal et Tebboune mais il n’y a pas de différence dans leur cadre d’action. Tebboune, comme son prédécesseur, agit pour le compte d’un gouvernement resté, dans son ossature, inchangé. Tebboune a pour mission de remobiliser les segments de la société civile et circonscrire les mécontentements à l’approche des élections locales et en perspectives des élections présidentielles de 2019. La question de la succession étant très problématique, les décideurs cherchent à gagner l’opinion en montrant une volonté de rupture avec les usages ayant prévalu jusque-là. Mais la matrice actionnelle du régime reste inchangée. L’aversion aux libertés fondamentales et le conservatisme font partie de l’ADN du régime en place et ce ne sont pas des discours qui changeraient sa physionomie.
Quand on voit comment tout un corps de sécurité est mobilisé pour opprimer un café littéraire à Béjaia, on est en droit de douter de la volonté du régime à s’amender. Et puis, vouloir faire incarner le mal économique algérien en la personne d’Ali Haddad, le sulfureux patron, c’est user d’une caricature d’un autre genre. Le mal est profond et il est dans les institutions. Pas dans les personnes.
Tebboune gagne des points et semble avoir le quitus de l’opinion, mais plusieurs rendez-vous l’attendent pour démontrer concrètement ce que vaut sa démarche, notamment les nouveaux cahiers des charges dans l’industrie automobile, la loi de finances 2018, le code du travail, etc. Que doit-il impérativement éviter ?
C’est tout à fait normal que cela se produise et que Tebboune donne cette image de l’homme du changement face à une opinion publique portée sur le sensationnel et avide des chamailleries qui mettent en cause les puissants du moment. A travers son image de l’entrepreneur corrompu et ayant profité des largesses des politiques publiques, Ali Haddad, comme bien d’autres avant lui (Khalifa Abdelmoumène, Achour Abderrahmane entre autres) symbolise tout le mal porté à l’économie. Mais l’erreur serait de personnifier en lui le mal de notre économie et ses errements politiques dans lesquels patauge le pays. La gabegie comme la corruption sont dans les institutions, les lois et les usages politiques de l’Algérie. Sinon, pourquoi ne pas se poser des questions du genre : qui a permis à Ali Haddad d’avoir toutes ses ramifications ? Qui bloque l’action entrepreneuriale du groupe Cevital ?
Il est difficile de spéculer sur le contenu des projets dont on n’a pas encore lu le contenu. Mais une chose est sûre : en l’absence d’une stratégie économique globale et inspirée des attentes populaires réelles et menée par les véritables acteurs de l’entrepreneuriat notamment, rien ne sera opérant. Je ne voudrais pas que les questions économiques soient l’arbre qui cache la forêt de notre incurie sociopolitique. Il convient de réhabiliter l’Algérien dans sa dignité, pas dans son œsophage.
Pour installer l’Algérie sur la voie de la croissance et du développement et gagner l’adhésion des acteurs économiques, politiques et sociaux, quels sont les priorités ?
La priorité est partout, sur tous les fronts : une réforme institutionnelle globale qui toucherait à la matrice idéologique de l’Etat pour le libérer de son conservatisme dogmatique ravageur et qui redessine les contours de la gouvernance des territoires notamment par le lâchage du jacobinisme institutionnel que même la France, qui l’a vu naître, est en train d’abandonner. Il est important que la question des droits fondamentaux du citoyen soit ramenée au centre du débat national. Il est inconcevable que l’on continue, en 2017, à vilipender la liberté d’expression, celle de la presse, la liberté religieuse et de conscience, le droit à la grève, etc. Ce sont des questions qui ont plus d’importance que la loi de finances. Vient ensuite la moralisation de la vie publique et institutionnelle par la libération de la justice des tentacules oppressants des militaires et des politiques. Une justice équitable et libre est au centre du succès des sociétés. La libération de la parole autour du projet national, en matière politique et économique, doit associer tous les acteurs ; les plus crédibles et les plus représentatifs pas les cooptés et les introduits. En somme, il est question de changer de culture politique et de refonder l’Etat. Tout le reste est accessoire.