Rencontrée à l’occasion de la 51ème session de la Conférence des ministres des Finances africains, de la planification et du développement économique au siège de la Commission Economique pour l’Afrique (CEA) à Addis-Abeba, la Directrice du Bureau de la CEA pour l’Afrique du Nord, Mme Lilia Hachem Naas répond aux questions de Maghreb Emergent sur le statut stratégique qu’occupe la région dans le processus de création de la Zone de libre-échange continentale africaine.
Maghreb Emergent : La plupart des pays du continent ont signé le protocole de création de la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECA) et 4 pays ont déjà ratifié ce protocole. Peut-on voir dans les jours à venir un des pays d’Afrique du Nord ratifier ce protocole ?
Lilia Hachem Naas: La ratification du protocole de la ZLECA est une question souveraine pour chaque pays qui suivra le processus indiqué au niveau national. Ce qui est sûr, c’est qu’en signant le protocole d’accord, les sept pays couverts par le Bureau de la CEA en Afrique du Nord ont exprimé leur adhésion à ce processus et entreprendront la démarche de ratification dans le sillage des autres nations africaines. Il est important de noter que la ratification de ce protocole par 22 pays africains au minimum entrainera son entrée en vigueur.
Même s’il est important pour les pays d’Afrique du nord de ratifier ce protocole rapidement, il est plus important pour eux de s’assurer d’abord de la stabilité de leurs économies respectives pour réaliser un meilleur taux de croissance, ce qui faciliterait les discussions pour lancer le processus de ratification au niveau de chaque pays conformément aux lois nationales.
Il ne faut pas oublier que la mise en place de la ZLECA impliquera durant les prochaines années tout un processus de négociation autour des textes et modalités d’application de cet accord. En ratifiant cet accord, les pays initieront leur participation à ce processus de négociation.
Peut-on parler de statut particulier en ce qui concerne la région d’Afrique du Nord tenant compte de sa position géographique à mi-chemin entre l’UE et le reste du continent africain ?
Comparée au reste du continent, l’Afrique du Nord se caractérise par une certaine avance sur le plan de l’industrialisation, de la diversification des économies et du niveau de formation des jeunes. Ces bonnes pratiques et expériences réussies en Afrique du Nord peuvent être partagées et servir les autres pays du continent. De même l’Afrique du Nord pourrait apprendre des expériences vécues par les autres pays africains. Cet échange va dans les deux sens.
Intégrer la ZLECA permettra aux pays d’Afrique du Nord d’accéder à des marchés nouveaux à l’heure où de grands marchés comme l’Amérique du Nord ou l’Europe du Nord deviennent plus difficiles d’accès et connaissent une tendance protectionniste. Pour l’Afrique du Nord, la ZLECA devrait ouvrir l’accès à un marché de 1,2 milliards de consommateurs, et lui permettre d’absorber jusqu’à 20% des échanges intra-africains surtout de produits manufacturiers, alors qu’aujourd’hui l’Afrique du Nord réalise à peine 1% du volume d’échanges avec le reste de l’Afrique.
Les pays du nord manifestent chacun de son côté son intérêt pour une coopération plus intense avec le reste de l’Afrique. Qu’est-ce qu’il faut pour que ce chiffre de 1% change ?
En Afrique du Nord, chaque pays a une situation spécifique vis-à-vis du reste du continent. L’Egypte, par exemple, fait partie du COMESA (Marché commun de l’Afrique orientale et australe) depuis 1999 et a des liens commerciaux solides avec l’Afrique subsaharienne à travers cette communauté économique régionale depuis des années. L’Egypte fait aussi partie des pays qui ont encouragé et soutenu la mise en place d’un accord de coopération entre trois zones de libre-échange africaines : le COMESA, l’EAC (Communauté d’Afrique de l’Est) et la SADC (Communauté de développement d’Afrique australe), et, dans ce contexte, est considérée comme un des leaders encourageant le libre-échange en Afrique.
Par ailleurs, et bien qu’il soit actuellement dans le processus d’accès à la CEDEAO (Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest), le Maroc a déjà fait de grandes avancées en Afrique sub-saharienne avec plusieurs entreprises qui se sont implantées dans différents pays et en devenant le premier investisseur. Pour sa part, la Tunisie entreprend de plus en plus d’efforts pour renforcer ses relations commerciales avec le reste de l’Afrique. Dans ce contexte, elle s’apprête à devenir membre du COMESA en juin prochain, et à obtenir le statut d’observateur auprès de la CEDEAO.
Ce qui manque aujourd’hui aux pays d’Afrique du Nord, c’est une démarche commune pour renforcer leur présence sur les marchés du continent. Il manque aussi la mise en place d’un environnement plus favorable pour le commerce. En effet, les entreprises souhaitant travailler avec l’Afrique subsaharienne sont confrontées à diverses difficultés : par exemple, le manque d’infrastructures de transport et de logistiques est coûteux, il affecte la compétitivité des produits exportés, la confrontation à diverses barrières non-tarifaires qui ralentissent l’acheminement des produits, le manque d’harmonisation des législations et des conditions d’accès qui exigent que les entreprises entreprennent différentes démarches pour différents pays ce qui est coûteux et inefficace. Quant aux conditions tarifaires, à l’heure actuelle, les entreprises sont confrontées à des droits de douanes plus élevés (en moyenne de 6,1%) lorsqu’elles exportent en Afrique que lorsqu’elles exportent en dehors du continent.
Est-ce que les avantages prévus par la zone de libre-échange pourraient encourager les pays d’Afrique du Nord à aller davantage vers les marchés africains ?
Comme indiqué auparavant, la ZLECA permettra aux pays d’Afrique du Nord d’avoir accès au plus grand marché de libre-échange, avec des conditions plus souples et harmonisées, pour des produits de plus grande valeur ajoutée, ce sont des éléments incitatifs importants.
Est-ce que la région d’Afrique du Nord peut devenir un hub d’échange entre l’Afrique et le vieux continent ?
Oui bien sûr. Pour l’Afrique du Nord, qui se situe au croisement entre l’Europe, le Moyen-Orient et l’Afrique Subsaharienne, on peut imaginer des partenariats et des investissements conjoints qui vont permettre aux pays d’Afrique Subsaharienne de réaliser plus de valeur ajoutée et d’avoir un meilleur accès à d’autres marchés en Europe, au Moyen-Orient ou en Afrique du Nord. Ceci permettra de constituer de vraies chaînes de valeur régionales qui bénéficieront aussi bien à l’Afrique du Nord qu’au reste de l’Afrique. Il est estimé que la ZLECA permettra d’augmenter le commerce intra-africain de 52% d’ici 2022.