La chronique hebdomadaire d’El Kadi Ihsane sur El Watan est de retour avec un thème passé de classique à pathétique. L’incapacité du pouvoir politique algérien à projeter dans le pays dans une trajectoire de long terme.
Le fait marquant de la semaine est, bien sûr, la nouvelle tonalité alarmiste du pouvoir politique. «La situation financière est très préoccupante». Le déficit budgétaire projeté pour 2017 était optimiste. Pour Ali Benouari, ancien ministre, il serait en réalité le double : 2500 milliards de dinars contre 1247 milliards prévus.
Les mesures pour y faire face deviennent de plus en plus «martiales». Après le contingentement des importations, voilà la bride levée à la production de monnaie par la Banque d’Algérie, avec le financement «non conventionnel». Le Trésor public va bénéficier d’un découvert hors gabarit sur son compte auprès de l’institut émetteur. Le président de la république appelle à un consensus autour de nécessaires réformes. Il y a une absurdité dans cette requête aux intonations sombrement crépusculaires. Le recours à Ahmed Ouyahia. Les réformes travaillent la structure d’une économie et son temps long. Le nouveau Premier ministre de Abdelaziz Bouteflika incarne depuis 31 ans la gestion autocratique de l’urgence économique. Une certitude avec lui. A la différence de Abdelmadjid Tebboune, il puisera, sous l’avancée de la braise, dans toute la panoplie des mesures de l’ajustement.
Comme d’habitude, sans état d’âme. Ajustement par la valeur du dinar, par la réduction des dépenses budgétaires, par la restriction administrative des importations, par la relance du chômage, par le désencadrement de l’inflation. «A la fin de la journée», le déficit des comptes publics devra revenir à un standard soutenable. Sans doute pas les 2% de déficit du solde prévus par la trajectoire de cadrage budgétaire de la task force. Mais quelque chose qui y ressemblera. Voilà tracée la ligne de vie du pays en 2018, si des élections présidentielles anticipées, à ne jamais exclure, ne surviennent pas entre-temps. Il s’agit bien sûr d’une variation de la lumière dans l’impasse. Sans horizon.
Ce chapelet des mesures de l’hyper urgence budgétaire ne se conjugue pas dans le temps de la réforme. Ce sont même deux tectoniques de la géologie de l’Histoire qui se cisaillent. Celle du temps long modifie la route terrestre, celle de l’urgence économique provoque des tempêtes tropicales. Ahmed Ouyahia est la plus solide promesse des dégâts rapides sans lendemains féconds. A la fin des années 1990 et du plan d’ajustement structurel imposé par les créanciers de l’Algérie via le FMI, l’économie algérienne s’est stabilisée dans un ressac. Décrue de l’inflation, retour à l’équilibre budgétaire, faible croissance. Ce qui l’a sauvé de la stagnation ce n’est pas tant l’émergence d’une offre puissante de biens et de services résultat des mesures d’urgence de 1995-1998. C’est Hassi Berkine.
C’est à dire un nouvel âge pétrolier avec de nouvelles quantités exportables dopées au milieu des années 2000 par une nouvelle échelle de prix. La mesure de la réforme sur les trois décennies de Ahmed Ouyahia (1996-2017) peut, pour aller vite, se condenser en un seul indicateur, l’évolution de l’exportation hors hydrocarbures. A la sortie de Ouyahia IV point de Hassi Berkine II. Juste le remords national de ne pas avoir levé le regard vers une ligne d’horizon qui efface l’outrage du court terme. Il faut bien, en cette rentrée tropicalisée, se résoudre donc à observer l’autre tectonique. Celle qui travaille le temps long. Et qui reste impensée dans le système algérien. Inaccessible pour le gang de l’urgence.
La poussière de Lehmann Brothers
Que dit donc le temps long de l’économie et que ne sait pas observer le système de pouvoir en Algérie ? C’est pile-poil l’autre thème de la semaine. Il y a dix ans exactement, les places financières de la planète affrontaient une rentrée chaotique. L’onde de choc des impayés des crédits subprimes venait de partir d’une suspension par BNP Paribas des retraits des capitaux de son fonds le plus exposé à l’activité de l’immobilier aux Etats-Unis. Le capitalisme financier a, à son centre des pays matures, entretenu durant dix ans une bulle de la consommation soutenue non plus par les revenus du travail mais par le crédit. Pour s’ajuster à son vrai niveau de la demande solvable, il a entraîné la planète dans un ralentissement historique du rythme de la création de nouvelles richesses.
Au début du cycle critique de 2008 à 2012, le solide appétit des économies émergentes a permis de prendre le relais de la demande mondiale en matières premières. Et de prolonger le plateau du prix du pétrole à plus de cent dollars au-delà de la stagnation de la consommation dans les anciens pays industriels. Mais la poussière soulevée par l’effondrement de Lehmann Brothers en septembre 2008 a fini par envelopper le monde. Comme pour l’astéroïde qui a tué les Dinosaures. Les émergents, faute de demande soutenue chez leurs clients occidentaux, ont fini aussi par ralentir (Chine) ou par entrer en crise (Brésil, Russie…). La tectonique profonde de l’économie mondiale est là. Il n’existe plus aucun moyen de se protéger, comme il y a trente ans, des variations de la conjoncture économique mondiale. Les paris spéculatifs des «inventeurs» de produits financiers «synthétiques», à Wall Street ont entraîné des incidences à l’infini dans le monde.
Effet papillon. Le régime politique algérien a manqué de recul – religion du court terme – en se gargarisant d’avoir échappé à la crise financière parce que «peu exposé» aux flux de capitaux mondialisés. Sur dix années, la crise l’a rattrapé en deux temps. En étranglant la demande énergétique occidentale. Puis en fragilisant celle des pays émergents dont le développement dépend des grands marchés américains et européens. L’irruption des hydrocarbures non conventionnels aux Etats-Unis a aggravé le tableau. Le temps long dit que les interconnexions n’ont pas cessé de se renforcer entre les cycles domestiques, régionaux et mondiaux de l’économie. Il dit que cela ne sert à rien de se protéger «à l’ancienne» du monde. Et de ses imprévisions. A la fin de la décennie de la crise financière, les tentatives les plus spectaculaires de revenir sur l’imbrication du monde capitaliste du XXIe siècle viennent des vieux centres producteurs de mondialisation : Grande-Bretagne (Brexit), Etats-Unis (Trump), Europe continentale (Droite populiste et extrême droite). C’est un marqueur majeur dans la datation géologique.
Changement d’optique
Le changement d’optique qui en découle serait peut-être de considérer l’insertion dans l’économie mondiale comme un processus sans déterminisme «à l’ancienne». Les perdants ne sont pas tous au Sud et les gagnants pas tous au Nord. La seule réforme sérieuse par laquelle le pouvoir politique peut interpeller les Algériens est une stratégie volontariste de conquête de parts de marché dans le monde cycliquement fracassé par les bulles spéculatives : tourisme, services médicaux, industries de transformation, routes de la Big-Data, électroniques, services financiers, hub logistiques, agro-industries, pharmacies et dérivées, électricité verte…
Cela suppose une autre compréhension du temps long. Un autre consensus politique. En un mot, l’analyse de la crise de 2007-2008 connecté à la tectonique profonde de l’économie mondiale suggère une projection inverse dans le cortex du pouvoir algérien. La crise était une opportunité pour sortir de nos frontières dans un monde déflaté et renversé. Au lieu de quoi, Ahmed Ouyahia en a fait une alerte pour mieux se fermer aux autres. Sous le magistère ultime du gourou du court terme, Abdelaziz Bouteflika, il a légué à l’économie algérienne la loi de finances complémentaire LFC 2009. C’est dire combien l’Algérie perd à ne pas savoir lire le monde.