Après sept mois de hausse ininterrompue, le pétrole a connu sa pire semaine début février avec une baisse des cours de près de 10 % en cinq jours. La réduction de la production mise en place l’an dernier par l’Organisation des pays exportateurs de pétrole aidée par la Russie se poursuivra-t-elle encore longtemps ? Le retour des États-Unis parmi les très grands pays pétroliers bouleverse la donne et marginalise l’OPEP*.
Le yoyo a repris sur les marchés pétroliers. Depuis juillet 2017, la remontée des cours du Brent – le brut de référence pour l’Europe et le Proche-Orient à Londres – a été de plus de 50 %, entre son point bas en juin 2017 et son point haut atteint le 11 janvier 2018 à plus de 71 dollars. Depuis, le Brent recule, perdant notamment 10 % en une semaine entre le 4 et le 9 février avant de se reprendre quelque peu. Un sentiment hante l’industrie pétrolière : l’incertitude des lendemains.
Incertitude d’abord sur la reprise du deuxième semestre 2017. Quelles en sont les causes ? L’hiver a été plus rigoureux que d’habitude, en particulier en Amérique du Nord, qui garde sa place de premier consommateur au monde d’hydrocarbures ; par conséquent la consommation a été plus élevée. La reprise économique internationale a été plus forte qu’anticipée ; la zone euro a retrouvé des rythmes de croissance disparus avec la crise de 2008 et la Chine a fait mieux que prévu, de même que l’Inde. Enfin, le brut a suivi très fidèlement l’envolée de Wall Street et des autres matières premières, encouragé par une baisse de 10 % du dollar sur un an qui a sans doute attiré aussi les spéculateurs ne travaillant pas avec le billet vert. Ce n’est pas un hasard si la chute enregistrée durant la première semaine de février l’a été à la fois sur les places financières internationales et sur les marchés pétroliers.
Entre l’Institut international de l’énergie (IEA) qui défend les pays consommateurs et l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) qui soutient les producteurs, le débat a fait rage toute l’année passée sur le niveau de la demande mondiale à attendre en 2017-2018. La version optimiste de cette dernière qui le voyait plus élevé que sa rivale semble s’être concrétisée. À Vienne, au siège de l’OPEP, on impute l’amélioration passée à la baisse de la production des États membres de 1,8 million de barils/jour, décidée en juin 2017 à la suite d’une volte-face de l’Arabie saoudite et d’un ralliement in extremis de la Russie.
Irruption du pétrole de schiste américain
En 2014, au démarrage de la crise pétrolière, Ali Al-Naimi, le ministre saoudien du pétrole en poste depuis 20 ans, refusait toute réduction. En inondant le marché, il entendait provoquer la chute des cours et casser les reins de l’industrie américaine du schiste, née quelques années plus tôt. En 2010, l’Amérique fait figure de has been pétrolier : à peine 5 millions de barils/jour contre le double dans les années 1970, des prix supérieurs de plusieurs dollars à ceux de l’Europe et une interdiction d’exporter le brut américain qui remonte au premier choc pétrolier en 1973.
Cinq ans plus tard, la donne a changé, grâce à une innovation technologique : la fracturation hydraulique des gisements de schiste. Ni George W. Bush, ni Barack Obama, ni Donald Trump n’y ont contribué ; plus de 200 milliards de dollars y ont été dépensés par le secteur privé dans le plus fort investissement américain du siècle. Des milliers d’entrepreneurs se sont lancés dans l’aventure, des centaines de milliers de techniciens et d’ouvriers sont arrivés dans ces États déshérités de l’Oklahoma, du Montana, du Texas occidental pour y réaliser leur rêve américain.
En janvier 2016, les cours du Brent atteignent leur plus bas niveau, avec à peine 32 dollars le baril. L’industrie américaine, touchée mais pas coulée, réduit les forages, la production, les salaires. Entre temps, le roi Salman Ben Abdelaziz Al-Saoud a succédé à son demi-frère et le 7 mai 2016, Al-Naimi est limogé. Le principal producteur de brut avec la Russie et l’Amérique change de politique pétrolière et se rallie à la stratégie de réduction de la production de l’OPEP, position traditionnelle des « durs » de l’organisation en temps de bas prix. Problème, ses douze membres ne font plus le poids pour la mener seuls et doivent s’adjoindre la Russie pour atteindre le quantum d’action. Il faudra un an de négociations complexes entre Moscou et Riyad pour aboutir à l’accord de juin 2017. Il réduit de 1,8 million de barils/jour la production cumulée de l’OPEP et de la Russie aidée par le Kazakhstan et une demi-douzaine de petits producteurs.
L’opération semble marcher jusqu’à « l’accident » de janvier 2018 qui met fin à sept mois de hausse et ramène le brut autour de 60 dollars le baril. Au-delà des fluctuations immédiates, la réalité s’impose : l’industrie américaine met chaque mois 100 000 barils/jour supplémentaires sur le marché. Elle exportera cette année au moins 2 millions de barils/jours, l’équivalent de la production du Koweït et deux fois celle de l’Algérie. Déjà, une cargaison de brut américain va être livrée aux Émirats arabes unis, membre important de l’OPEP. Tout se passe désormais comme si les prix du brut étaient plafonnés autour de 60 dollars par le schiste américain. Dès que les cours passent les 50-60 dollars, la production américaine augmente plus vite que les prix ! Cette « élasticité-prix » positive, comme disent les économistes, marginalise l’organisation de Vienne et la rend inopérante.
Arrière-pensées de Moscou
Dès lors, la question se pose : le front va-t-il tenir ? Le grand allié russe a des arrière-pensées, comme le montre sa politique budgétaire et de change. La forte dépréciation du rouble à l’automne 2014 a été bénéfique aux exportateurs, en particulier agricoles. La Russie est devenue le plus gros exportateur de céréales du monde. Pas question de laisser la monnaie russe remonter et entraver la politique de diversification économique entreprise par le Kremlin. Les hydrocarbures pèsent 40 % dans les exportations russes contre 100 % ou presque chez les membres de l’OPEP. Le budget 2018 a fixé à 40 dollars le baril le prix de référence fiscal qui sert à calculer l’impôt pétrolier. Sur cette base, le déficit budgétaire attendu – inférieur à 3 % – sera financé par endettement, pas en puisant dans les recettes supplémentaires. Le surplus de devises au-delà de 40 dollars sera stérilisé par la Banque centrale pour éviter une remontée du rouble. Enfin, les compagnies pétrolières russes – en partie privées et avec des participations étrangères – n’ont jamais caché leur méfiance vis-à-vis de la politique pétrolière du Kremlin, mais restent prudentes. Lukoil, le principal conglomérat pétrolier, a retenu 50 dollars comme prix de référence de son budget pour les trois prochaines années. Jusqu’où Vladimir Poutine poussera-t-il la solidarité avec Riyad et les autres pays exportateurs ? En Syrie, les deux pays tiennent des positions si différentes qu’on le voit mal sacrifier l’intérêt national à des considérations sectorielles. Son ministre du pétrole a déjà prévenu ses partenaires qu’il faudra rediscuter des réductions de production en juin prochain.
« Chacun pour soi » ?
Au sein même de l’OPEP, l’Iran et l’Irak ont plus que des doutes. Téhéran a refusé de participer à l’accord de juin 2017, avançant que le blocus d’avant 2015 l’avait privé d’une partie de ses recettes. Ses exportations ont augmenté d’un million de barils/jour depuis la fin de l’embargo, soit presque la moitié de la réduction de la production arrêtée en juin 2017. Il n’est pas envisagé de les réduire. L’Irak, au lendemain de sa victoire sur l’Organisation de l’État islamique (OEI) a besoin de fonds pour se reconstruire. Son ministre du plan estime à 88,7 milliards de dollars le montant des fonds à réunir pour se lancer, soit plus de deux fois ses exportations en 2017. Ils ne viendront pas des banquiers internationaux méfiants vis-à-vis d’un pays instable politiquement et exposé à un terrorisme meurtrier. Le ministre français des affaires étrangères Jean-Yves Le Drian s’est rendu à Bagdad pour proposer les services des entreprises de l’Hexagone, mais n’a pas vraiment apporté d’argent. Nul doute que les nombreux ministres étrangers qui se succéderont dans la capitale irakienne ne feront pas mieux. Les 2 milliards de dollars avancés par le Koweït et les 3 milliards de l’Exim Bank américaine ne sont pas à la hauteur de l’enjeu. En attendant, la British Petroleum a été chargée de développer le gisement historique de Baba Gurgur, à peine reconquis sur les Kurdes, qui fit la richesse de l’Irak Petroleum Company pendant un demi-siècle.
À Riyad, le prince héritier (et véritable décideur) Mohamed Ben Salman risque de devoir choisir assez vite. Poursuivre une politique coûteuse pour le royaume qui perd à la fois des parts de marché et des dizaines de milliards de dollars de recettes, ou revenir au chacun pour soi d’Ali Al-Naimi ? Fort de ses réserves et de ses bas coûts de production, l’Arabie saoudite peut espérer que l’ajustement rendu inévitable par l’arrivée du pétrole américain se fera au détriment des autres pays exportateurs plutôt qu’au sien.
Présente au 3e Forum fiscal arabe qui s’est tenu à Dubaï le 11 février, Christine Lagarde, directrice générale du Fonds monétaire international (FMI), ne leur a pas laissé d’espoir. La dépense publique est désormais ouvertement ciblée ; il faut passer à la baisse de la masse salariale, y compris dans les pays du Golfe, et réduire en priorité les subventions dans plusieurs secteurs-clés : l’énergie, l’alimentation et les services publics. Après l’euphorie des années 2004-2014, l’heure est à l’austérité chez les producteurs de l’OPEP.
(*) Cet article a été publié initialement sur OrientXXI. Nous le republions ici avec son aimable accord.