Les détenus d’opinion n’ont jamais totalement disparu de la pratique politique algérienne. Ils étaient en mode sporadique durant quelques années. Ils reviennent en force depuis septembre 2015 et l’arrestation du général Benhadid. Tentative d’explication.
Les élites intellectuelles et politiques algériennes se pensaient protégées d’un retour institutionnalisé de la détention politique. Protégées sous le règne de Bouteflika. Non pas que le président de la république déteste y recourir (il a gardé Mohamed Benchicou deux ans en prison), mais il avait, au fil des mandats, réussi à privilégier d’autres instruments, moins primitifs, de « régulation » des expressions indépendantes. Elles viennent, ces élites, en quelques semaines, de voir voler en éclats ce sentiment de « sécurité » face à l’emprisonnement abusif. L’Algérie du 4e mandat revient à la case du prisonnier politique. Depuis septembre 2015 et l’arrestation brutale du général à la retraite Hocine Benhadid, le recours systématique à l’incarcération des voix critiques est en train de s’ériger en règle de gouvernement. Avant ce ramadan 2016, la répression politique montante du 4e mandat a surtout frappé des acteurs sociaux autonomes peu médiatiques : comité de chômeurs du sud, blogueurs et caricaturistes des villes de l’intérieur, et syndicalistes autonomes. Les incarcérations de Mehdi Benaissa et Riad Harchouf dans le staff de Nesprod, celle collatérale de Mme Nedjai cadre au ministère de la Culture, puis l’emprisonnement à son arrivée de Londres du journaliste et blogueur Mohamed Talmat, assument la nouvelle posture politique du cabinet Bouteflika. Les élites d’expression médiatiques et de création artistiques ne sont pas à l’abri. Les récents engagements constitutionnels sur le respect de ces libertés sont piétinés. La dépénalisation du délit de presse, pour son volet de la détention préventive, est ajournée. Retour symbolique à une forme d’Etat d’urgence permanent.
Abdelaziz Bouteflika pour la baltaguisation ?
Les Algériens sont maintenus, par le financement budgétaire, en décalage avec la dramatisation de la confrontation politique. Ils ne perçoivent donc pas ce qui motive une telle tension. Les chancelleries étrangères à Alger, pour la plupart, non plus. Mais pourquoi donc Abdelaziz Bouteflika veut il terminer sa vie politique dans la déchéance d’un potentat embastillant à tour de bras tout ce qui ne lui fait pas allégeance ? Il existe un doute légitime sur le niveau d’adhésion volontaire du président, malade et diminué, à la politique « baltaguiate » désormais brandie contre les acteurs autonomes de la société. Un président de la république en pleine possession de ses moyens aurait il souscrit à un tel recours, en voie de massification, à la fabrication de prisonniers politiques en Algérie en 2016 ? Il y a des raisons de penser que non. A la surface des événements, l’urgence politique n’est pas plus grande en juin 2016 qu’elle ne l’a été en février 2011 lors des manifestations d’Alger dans le contexte du printemps arabe ou au printemps 2014 dans le sillage de Barakat contre le projet du 4e mandat. Le sens du discernement présidentiel a sans doute beaucoup régressé. Il a donné naissance à un champ de bataille par anticipation sur sa succession à la tête du pays. La relance de la fabrication de prisonniers politiques est, à ce stade, un dégât collatéral non encore calculé.
La fin des arbitrages Bouteflika-Toufik
L’effacement du point de vue de Abdelaziz Bouteflika dans les arbitrages opérationnels au profit de son frère Saïd, est une des clés d’explication du recours inconsidéré à l’emprisonnement des acteurs dissonants comme instrument de gestion politique. Il n’est pas le seul. La disparition du général Toufik de la scène des arbitrages en est un autre. L’ex-patron du DRS a maintenu le pays sous un régime sévère et intimidant de contrôle des acteurs publics. Mais il tentait aussi de préserver les formes légales de ce contrôle, et un certain équilibre dans son usage. Si les opposants peuvent aller en prison un ministre corrompu proche ami du président aussi. Son déclassement (Saidani, février 2014) puis son départ (septembre 2015) ont ouvert la porte à un réalignement de l’appareil répressif au seul profit du groupe dominant à l’exclusion de tous les autres. Le nouveau patron de la sécurité de l’armée, le général Tartag a manqué à la fonction d’équilibre traditionnelle que tentait d’animer son puissant prédécesseur. La mise aux arrêts du général Hassan, adjoint du général Toufik, puis sa condamnation marque le nouveau territoire étendu du Général Gaïd Salah sur l’ANP. Mais le point de départ symbolique de ce cycle nouveau des incarcérations pour délit d’opinion est clairement l’affaire du général à la retraite Hocine Benhadid (entretien accordé à RadioM en septembre 2015). Hocine Benhadid a évoqué la mise à la retraite du général Toufik comme une manœuvre politique préparant le terrain à l’après Bouteflika et a cité deux candidatures fortes à la succession du président, son frère Saïd Bouteflika et le chef d’Etat Major, le général Ahmed Gaïd Salah. La dramatisation de la vie publique qui a culminé ce mois de juin avec les nouvelles arrestations et la loi obligeant au silence les militaires à la retraite, sort directement de cette matrice. La bataille pour la succession n’est plus régulée à l’intérieur du système. Les deux acteurs forts de la période 2000-2013 le président Bouteflika et le général Toufik, étant faible ou défait, la recherche consensus inter groupe d’intérêts n’est plus la priorité. Au contraire, la conjoncture est assimilée comme une opportunité. Elle permet de modifier substantiellement le rapport de force en faveur du nouveau bloc dominant émancipé du partage des arbitrages avec un DRS historique démembré et son vaste réseau. Un édito d’El Moudjahid est éloquent à ce propos. Il réagit à l’interpellation du général Nezzar appelant les députés à ne pas voter la loi sur l’obligation de réserve des anciens militaires, le présentant comme » une partie du dernier carré des résistants à l’avènement d’un Etat civil et démocratique débarrassé de toute tutelle non issue du scrutin populaire ».
Une nouvelle régulation en mode concurrentiel…
Un nouvel axe fort Said Bouteflika-Ahmed Gaïd Salah a donc succédé depuis 2013 au tandem Abdelaziz Bouteflika –Mohamed Mediène (Toufik). Il a réformé le mode de régulation des conflits internes et des conflits avec la société. De chercheur de consensus, il est devenu concurrentiel. Les deux pôles de cet axe se sont donc occupés à parachever, à qui le mieux, leur autorité sur leur territoire de compétence. A chacun son marqueur sémantique. Dans la sphère militaire, le général Benhadid est maintenu depuis huit mois et demi en détention, sous juridiction civile, sans le moindre acte d’instruction. Le message est sans doute plus dissuasif que la loi obligeant les anciens officiers au silence. De son côté, le pôle civil de cet axe fort a procédé à une démonstration encore plus spectaculaire de son nouveau pouvoir débridé. En rapatriant Chakib Khelil , il a symboliquement jeté en prison tous les Algériens qui le considèrent comme un corrompu passible de jugement et de condamnation. La « réhabilitation » de Khelil par ses amis est un recours en creux à la détention préventive de ses accusateurs ; dans les services du DRS, dans l’appareil de la justice, dans les médias, à Sonatrach. Cette compétition entre les deux pôles, civil (Said Bouteflika) et militaire (Gaïd Salah), du bloc dominant dans le régime algérien, a pour enjeu le maximum de territoires d’influence en attente de l’heure des délibérations décisives sur la succession à la tête du pays. C’est ce qui explique qu’il n’y en pas un pour tempérer l’autre dans les travers de la répression qui se développent. Sans le recours des arbitrages d’avant, la machine à fabriquer des prisonniers politiques peut s’emballer en 2016. Il n’y a plus de mécanisme institutionnel pour transiger les conflits. L’heure est à la consolidation clanique. Said Bouteflika ne peut pas, s’il le souhaitait, souffler le nom du général Benhadid à son frère président afin d’organiser un élargissement médical de l’ancien officier de 72 ans. C’est d’abord l’affaire du Chef d’Etat Major. De même que Gaïd Salah ne peut s’inquiéter auprès de Saïd Bouteflika, ou de son frère président, du risque de sécurité nationale que fait peser à terme la réhabilitation, humiliante pour le peuple, de Chakib Khelil. C’est d’abord l’affaire de la présidence.
…Mais qui converge contre Issad Rebrab et les médias « non amis »
L’axe fort du régime a décidé que le premier groupe privé algérien, Cevital, était une menace stratégique, qu’il fallait redimensionner avant les délibérations décisives sur la succession. C’est un point de convergence entre la présidence et l’Etat Major. Cette lecture a été formulée explicitement par Amar Saidani un allié précieux des analystes dans le décryptage des stratégies politiques dans le pouvoir algérien. Abdelaziz Bouteflika n’a jamais beaucoup apprécié Issad Rebrab qui le lui rendait bien. Du temps de la régulation ancienne, avec le général Toufik, le président de la république a veillé à ralentir l’expansion du groupe Cevital en Algérie et à l’étranger. Depuis une année, la nouvelle régulation va beaucoup plus loin. Elle a choisi de réduire le poids économique de ce groupe en organisant un maquis bureaucratique et judiciaire contre ses activités. L’intention est loin d’être évidente, de Issad Rebrab de s’inviter dans le cercle de la délibération sur la succession de Abdelaziz Bouteflika. Il aurait eu une telle stratégie avérée, le patron de Cevital aurait sans doute commencé par ne pas laisser choir, sans combattre, le Forum des chefs d’entreprises (FCE) à son rival Ali Haddad, bras financier du bloc dominant de l’ère Bouteflika. L’axe fort a beaucoup de raisons pour se confronter en interne. Il a opportunément choisi d’exagérer les ambitions et les intentions de Issad Rebrab pour s’inventer un adversaire commun. Et faire, par la même, place nette par effet démonstratif. Cette démarche, toutefois, l’entraine depuis plusieurs mois dans une escalade, elle non plus, non calculée. Le bras de fer avec le groupe El Khabar était bien sûr antérieur à son acquisition par Nesprod, une filiale de Cevital. Depuis l’incarcération du staff de Nesprod, il prend une autre direction. L’affaire Rebrab-El Khabar s’estompe pour laisser place à un conflit plus classique de répression de la liberté d’expression dans son carré sacré de la liberté de la presse. Les contenus visés par l’embastillement symboliques, « Ness Stah » et « Ki Hna qui Enass », sont des contenus irrévérencieux pour le bloc dominant ou en tout cas libre de tonalité. Sur le modèle de l’incarcération de Hocine Benhadid, les détentions préventives dans cette affaire, visent à provoquer un mouvement d’autocensure. A bâillonner les points de vue divergents. Mais là aussi, le risque politique assumé dans cette dramatisation est symptomatique de la dégradation en cours des modes de régulation des conflits. Elles n’évaluent plus le rapport avantages-préjudices.
Une machine à dégrader la note du risque Algérie
Le recours ostentatoire à l’emprisonnement des expressions libres est également une anticipation sur l’inévitable retour de la combativité sociale et civique des Algériens. Les leaders naturels des mouvements de masse vont déjà en prison. Ils y resteront longtemps, veut nous suggérer la conjoncture de ce mois de juin 2016. Sur ce chapitre aussi il y a convergence au sein du bloc dominant. C’est un autre récit. Son temps viendra un an plus tard. Peut être plus vite que redouté d’ailleurs. Le fait est que le retour de l’Algérie à l’ère des détenus d’opinion est une complication inattendue du 4e mandat. Les dégâts sur l’image pays vont à grande allure au moment où l’Algérie est en train, tranquillement, de passer de créditrice à débitrice vis-à-vis du reste du monde. Lorsque la DG du FMI, Mme Christine Lagarde, veut comprendre ce qui se passe en Algérie, elle choisit parmi ses interlocuteurs Issad Rebrab, une victime symbolique de cette politique de baltagisation de la vie publique. Ce n’est pas vrai de croire que cela est sans conséquence sur la notation du risque Algérie indispensable à l’évaluation du coût du crédit pour ce pays. Car retour vers l’endettement extérieur il y aura bientôt. Lorsque les médias étrangers se retournent à nouveau vers l’actualité algérienne, c’est sur l’interpellation des grandes ONG humanitaires qui alertent sur la dégradation de l’exercice des droits dans le pays. Erreur de penser que cela n’impacte pas les arbitrages des investissements étrangers dans le pays. Le business redoute l’arbitraire. L’analyse avantages/préjudices du retour aux prisonniers politiques est limpide. Pour une onde courte d’autocensure chez les médias ciblés, une pluie diluvienne de défiance de toutes parts.
Consulter l’avant Octobre 1988 sur le disque dur
L’ouverture stressante de fronts intérieurs (militaires à la retraite, Rebrab, médias, journalistes) correspond à des prises de traites sur l’avenir des nouveaux animateurs de l’axe fort présidence-Etat major. Elle est peu habile politiquement. En Tunisie, encore récemment, Benali a été chassé alors que ses prisons regorgeaient de prisonniers politiques. L’insurrection d’octobre 1988 est survenue alors que tous les médias étaient étatiques. Et le FIS a remporté deux élections en juin 1990 et en décembre 1991 alors que la quasi totalité des médias lui était hostiles. Le processeur qui fait tourner le régime politique algérien a planté. Il a cessé de consulter le disque dur du système. Le lieu ou sont gravées les erreurs déjà commises. A ne pas commettre à nouveau. En se proposant à la magistrature suprême pour un 4e mandat Abdelaziz Bouteflika ne pensait sans doute pas qu’il allait associer ce second mandat de trop, à une si vertigineuse régression politique de l’Algérie. Vertigineuse, peut être pas irréversible.