« De nombreux responsables politiques actuels sont influencés par une interprétation idéologique de la loi de 1905. Ils la voient comme une mise en œuvre de principes immanents et intangibles, qui n’a rien à voir avec l’histoire réelle de la laïcité en France. Les collectivités locales ne financent-elles pas le très coûteux entretien des lieux de culte construits avant 1905, une charge parfois difficilement supportable ? L’Alsace-Moselle n’échappe-t-elle pas à cette loi ? A chaque étape, et parce qu’elle est le résultat d’un processus politique concret, la loi de 1905 a su s’adapter, tout en conservant son esprit. »
« Deviendrez-vous clérical, manquerez-vous à vos principes, parce que vous donnez des instructions à votre ambassadeur de certaines démarches auprès du pape ? S’il en est ainsi, moi, je suis musulman. » L’homme qui défend, ce 22 janvier 1925, devant une Chambre des députés où le Cartel des gauches est devenu majoritaire, le projet de rétablissement des relations diplomatiques avec le Vatican n’est pas un inconnu. Aristide Briand a été le rapporteur de la loi de 1905 de séparation des Eglises et de l’Etat ; il en est le principal architecte, avec Jean Jaurès.
Lui, musulman ? Briand rappelle que, durant la guerre de 1914-1918, alors que le chérif de La Mecque avait rompu avec l’empire ottoman et rallié l’axe franco-britannique, il avait « organisé un pèlerinage magnifique ! Nous avons payé tous les frais : les frais de voyage et les frais d’hôtellerie. Et si vous saviez le bienheureux effet qu’il en est résulté dans nos possessions ! Et j’ai promis une mosquée ; elle est bâtie. Vous voyez à quel point ma laïcité a été compromise ! ». La création de deux hôtelleries à la Mecque et à Médine avait été votée par la Chambre le 9 décembre 1915, qui avait dégagé pour ce faire une somme de 500 000 francs.
La mosquée dont il parle, c’est celle qui sera inaugurée à Paris en 1926. Le 30 juin 1920, Edouard Herriot, alors simple député, décortiquait devant la chambre le projet de financement d’un Institut musulman et d’une mosquée à Paris. « Et la séparation des Eglises et de l’Etat ? », l’interrogeait un de ses confrères, n’y a-t-il pas « une contradiction » avec la loi de 1905 ? Herriot rétorquait : « Nous nous sommes préoccupés de cette question. L’Etat français reconnaît aux citoyens français des colonies le droit de pratiquer leur culte, quel qu’il soit. Il n’y a aucun inconvénient à donner aux musulmans une mosquée puisque très légitimement nous donnons aux catholiques des églises, aux protestants des temples et aux israélites des synagogues. »
Un siècle plus tard, la mairie de Paris revient sur son projet de construire un second site de l’Institut des cultures d’islam, qui devait abriter aussi une mosquée. Au nom de la laïcité, de la non confusion entre le cultuel et le culturel. Pourtant, la Ville de Paris avait voté en 1921 deux subventions (1 620 000 francs et 175 000 francs) qui avaient permis l’achat du terrain utilisé pour l’édification de la Mosquée de Paris. Ce qui était possible en 1921 ne le serait pas en 2015 ?
Mme Anne Hidalgo, ainsi que de nombreux responsables politiques actuels sont influencés par une interprétation idéologique de la loi de 1905. Ils la voient comme une mise en œuvre de principes immanents et intangibles, qui n’a rien à voir avec l’histoire réelle de la laïcité en France. Les collectivités locales ne financent-elles pas le très coûteux entretien des lieux de culte construits avant 1905, une charge parfois difficilement supportable ? L’Alsace-Moselle n’échappe-t-elle pas à cette loi ? L’Etat ne finance-t-il pas l’enseignement religieux ? A chaque étape, et parce qu’elle est le résultat d’un processus politique concret, la loi de 1905 a su s’adapter, tout en conservant son esprit. C’est pour cela qu’elle a résisté au temps.
D’ailleurs, les fastes qui vont marquer l’inauguration de la Grande Mosquée de Paris confirment ce pragmatisme. Le Petit Parisien du 16 juillet 1926 titre « Le Sultan [du Maroc] et le président de la République inaugurent la mosquée de Paris. » Le président Paul Doumergue, raconte le quotidien, est allé chercher le sultan « réparé par un long sommeil des fatigues des journées précédentes » et qui ne s’était « éveillé que fort tard », puis avait pris son bain et « s’était fait masser et oindre ». Le Maroc est alors un protectorat français où l’intervention française a permis il y a à peine quelques semaines l’écrasement de la rébellion d’Abdelkrim, ce qu’on appellera la guerre du Rif. La Mosquée de Paris reflète ainsi l’affirmation de la France comme « puissance musulmane » à vocation coloniale.
Doumergue explique, en présence des plus hautes autorités de l’Etat : « La République française admet, protège toutes les croyances ; quelle que soit la voie que l’être humain se fraye vers son idéal, cette voie nous est sacrée ; nous la respectons et nous entourons ceux qui la suivent d’une égale sollicitude. Cette égalité devant nos lois des consciences humaines et de leurs élans sincères est la marque de notre démocratie. ». Avec cette mosquée, la France confirmait sa vocation de « puissance musulmane » et aussi ses vues coloniales. La seule voix discordante viendra donc du Parti communiste qui s’est mobilisé contre la guerre du Rif. Le 15 juillet 1926, L’Humanité rend compte d’un meeting tenu sous l’égide de l’Etoile nord-africaine, regroupant de « vrais musulmans ». Le meeting « élève une protestation indignée contre la parade d’inauguration de la Mosquée de Paris. Les musulmans nord-africains ne reconnaissent aucun droit aux sieurs bey, sultan et ministre honoraire (…) pour les représenter ». Là, il ne s’agit pas de défendre la laïcité, mais de combattre le colonialisme.
Journaliste et écrivain, Alain Gresh a publié plusieurs ouvrages sur le Moyen-Orient dont nous citerons De quoi la Palestine est-elle le nom? (Editions Les Liens qui libèrent, 2010), Israël, Palestine : Vérités sur un conflit (Editions Fayard, 2001) et Les 100 portes du Proche-Orient (avec Dominique Vidal, Éditions de l’Atelier, 1996).
Cet article a été publié initialement sur le blog de son auteur Nouvelles d’Orient. Il est publié ici avec l’accord de l’auteur.