Pour Ridha Tlili, professeur universitaire de l’histoire de la pensée politique, syndicaliste, et directeur de la revue « Notes Géopolitiques », la nouvelle génération de révolutionnaires a été dépolitisée. Elle sait organiser des manifestations, excelle dans la critique, et mobiliser via les réseaux sociaux, mais ne sait pas transformer cela en valeurs politiques.
Quels sont les nouveaux débats et enjeux sociétaux jadis latents, qui ont surgi après la révolution de 2011 ?
Ridha Tlili : Je souhaiterais tout d’abord clarifier que la révolution tunisienne n’a pas débuté en 2010, comme le pensent beaucoup. Le premier mouvement de protestation sociale était initié en 2008, par les ouvriers du bassin minier de Gafsa. Ce mouvement, qui a duré plus de six mois dans lequel les ouvriers ont investis les locaux du RCD, était le premier qui a brisé la peur face aux autorités. C’est pour cela que deux ans après, la révolution tunisienne de 2011, émanait de revendications purement sociales. Ainsi les « nouveaux » slogans que scandaient les révolutionnaires étaient (travail, dignité, justice sociale et liberté), contrairement à nombreuses autres grandes révolutions idéologiques, politiques ou économiques, comme la révolution iranienne, soviétique, industrielle ou autre. C’est pour cela que les moteurs clés de cette révolution étaient les jeunes, les régions (car on a assisté à l’apparition de projets régionalistes pendant la révolution), suivi du peuple de la classe moyenne, des syndicalistes et de la société civile. Je voudrais souligner ici que pour la plupart des révolutionnaires, ces manifestations dans la rue étaient du jamais vu. Un fait exceptionnel depuis la révolte du pain de 1984, à laquelle la plupart d’entre eux n’ont pas assisté.
Maintenant pour revenir à votre question, après la révolution nous avons assisté à l’émergence d’une guerre ou du moins un conflit politico-identitaire alimenté par trois asymétries. La première est l’opposition entre pensée laïque et Islam politique. La deuxième entre les modernistes et les conservateurs, et la troisième entre les régions du sud (pauvres) et le reste de la Tunisie. Là, il faut se souvenir que ce sont les gens du sud qui ont déclenché la révolution. Je voudrais noter aussi, que ces asymétries, qu’elles soient réelles, virtuelles, symboliques ou imaginaires, se sont concentrées dans les campagnes présidentielles du premier et du deuxième tour.
Considérez-vous qu’il existe dans les discours politiques actuels des volontés de synthétiser ces asymétries dans un holisme national ?
Il existe effectivement un courant nouveau initié par des intellectuels, des universitaires et des militants démocrates tunisiens, qui appelle à un « compromis historique » pour rapprocher les islamistes modérés et les modernistes. Ce courant reprend la philosophie de liberté de conscience. Mais les oppositions de la conceptualisation de l’Etat, dont l’une des plus intéressante – selon moi- est l’opposition de la « Tunisianité » : Ceux qui revendiquent la spécificité de l’être tunisien, avant son appartenance régionale, confessionnelle ou autres. Et les autres, qui ne dissocient pas l’élément tunisien de la communauté confessionnelle à laquelle il appartient. Pour les premiers, on est tout d’abord tunisien, puis maghrébin, arabe, musulman, etc. (pensée symbolisée par le courant progressiste). Puis, ceux qui pensent qu’on est d’abord musulman, on appartient à une Ouma, puis on est tunisien. Une pensée qu’incarne Ennahda.
Quel est l’écho de ce mouvement dans le débat tunisien actuel ?
Il est suivi par l’élite. Mais le compromis n’est pas une concession ni une contrainte, car une société qui vit normalement doit avoir une droite, une gauche et un centre. On doit faire une halte dans l’histoire et faire ce qu’on aurait du faire depuis longtemps. Vous savez, le fait de ne pas interroger et consulter n’aura pour conséquence que la radicalisation des partis exclus. Ainsi, fut l’émergence de l’islamisme en Tunisie après l’élimination en 1964 des conservateurs par Bourguiba, et le surgissement des maoïstes après l’exclusion de la gauche modérée. Idem pour l’Algérie, où Boumediene a exclu les civils et les personnalités non FLN, du paysage politique algérienne, notamment avec la liquidation de Krim Belkacem et Kheider en 1965. Le roi du Maroc Mohamed 5 en a fait pareille en éliminant Ben Barka et dissolvant le parlement dans la même année.
Qu’est- ce qui pourrait selon vous entraver la réussite de ce compromis ?
Un tel compromis ne pourrait être mené sans un esprit démocratique. Or, tous les partis politiques tunisiens ne portent pas dans leurs projets d’origines une pensée démocratique (les Baathistes, les nasséristes, les marxistes, les islamistes…) reposent tous sur des idéologies des années 1960, où le monde était dans l’apogée de la confrontation idéologique. Les projets anti-démocratiques ne pourront pas prétendre à établir une démocratie. La première composante de la pensée démocratique est la libre pensée, on voit que les partis politiques prennent un point saillant de la démocratie comme la liberté d’expression, et investissent dessus, mais comment peut-on nous exprimer librement sans réfléchir librement ? Ce sont uniquement des slogans de la consommation de masse.
Une question sur les élections. D’après un sondage publié aujourd’hui par une radio tunisienne, il y a 30% d’intention vote, dominée pas les plus de 40 ans. Pourquoi les jeunes ne se déplacent plus massivement aux urnes depuis les législatives de 2011 ?
Cette nouvelle génération de révolutionnaire a été dépolitisée. On assiste donc à des personnes qui savent organiser des manifestations, qui excellent dans la critique, qui savent mobiliser via les nouvelles technologies, mais ils ne savent malheureusement pas transformer cela en valeurs politiques. Ils se sont vus ainsi encadrées par une vieille génération qui puisent encore ses pensées des années 60. En face, ces militants révolutionnaires de la vieille génération, composés de militants frustrés, qui ont passé plus de trente années exilés, emprisonnés ou reclus. Pour eux, c’est l’occasion de récupérer les efforts de leurs sacrifices, et non pas de former les nouvelles générations et de leur passer le flambeau, encore moins de s’intéresser à leurs préoccupations. Il y a eu même une méfiance des jeunes, et ça, les jeunes l’ont bien compris.
Selon vous, la Tunisie encoure-t-elle un risque sécuritaire ?
Le risque sécuritaire est omniprésent tant qu’on ne s’attaque pas au fond de ce problème. Je regrette la décision prise en 2013, par le ministre de l’intérieur Ali Larayedh, après les attentats en face de l’ambassade des Etats-Unis perpétré par le groupe Ansar Charia’a. Il a condamné le groupe Ansar Charia’a sans condamner le djihadisme. Alors le groupe s’est dissout et ses membres ont formé d’autres groupes comme Tarik Ben Ziad et Okba Ibn Nafae qui activent dans le mont Chaambi et dans le sud du pays. Il n’a jamais dit tout port d’armes dans une société civilisée est anti-démocratique et condamnable. Je regrette de dire que le ministre de l’intérieur a activé ainsi le djihadisme.