M A G H R E B

E M E R G E N T

Idées

Terrorisme néo-fasciste islamiste, généalogisme et mondialisation capitaliste (contribution)

Par Yacine Temlali
janvier 9, 2016
Terrorisme néo-fasciste islamiste, généalogisme et mondialisation capitaliste (contribution)

Pour Ahmed Henni*, un blocage culturel et intellectuel fait considérer « les massacres de masse » commis par les islamistes en France « comme des phénomènes étrangers commis par des étrangers mus par une idéologie étrangère même si les services de police estiment que 30% des apprentis terroristes français partis pour le Moyen-Orient sont des Français dits de ‘’souche’’ ». « Les auteurs de la violence indifférenciée, rappelle-il, sont nés et ont grandi au cœur même des pays capitalistes développés et s’inspirent d’une idéologie néo-fasciste, même si elle est colorée au nom d’Allah ».

 

  

Beaucoup d’historiens et d’analystes considèrent que, dans les années 1930 en France, l’apparition de bandes armées fascistes procède de la logique même du système politique, économique et social. Ces bandes, dit-on, ont pu exprimer un mal-être moral ou matériel dans une civilisation capitaliste dominée par un individualisme et un matérialisme excluants. Elles ont pu avoir, disent certains, des accointances occultes sinon prouvées avec les forces les plus conservatrices et autoritaires du patronat et du capitalisme en général. Le lainier du Nord Eugène Mathon était de ceux-là. Analysant la dynamique nazie en Allemagne, un auteur intitule son livre « Fascisme et grand capital »1.

Plus tard, les défenseurs de l’Empire français et du capitalisme colonial ont aussi utilisé la violence indifférenciée et le massacre de masse. Dans les années 1950, la Main rouge était une organisation qui commettait des meurtres et des attentats contre les indépendantistes, aussi bien en Europe qu’en Afrique du Nord. L’Organisation de l’armée secrète (OAS) – 1960-62 – a été plus violente encore. Les membres de ces organisations se réclamaient pour la plupart d’idéologies national-fascistes. Les indigènes en étaient exclus. Des fractions du capitalisme colonial et métropolitain leur versaient des « cotisations ». Un exemple ordinaire : en Algérie, preuve a été faite que la Compagnie d’exploitation pétrolière a versé à l’OAS, 750.000 AF en décembre 19612.

On dit aussi que, dans les années 1960, en Italie, face au regain de puissance des mouvements sociaux, un réseau d’hommes d’affaires, de militaires et de mafieux, s’activant dans la loge P2, aurait commandité le massacre de la Piazza Fontana (1969). Ce qui a été largement prouvé depuis. Ces violences fascistes armées visant le massacre de masse semblent, depuis les années 1980, avoir disparu en tant que bras armé d’une fraction du capitalisme. Seuls des individus isolés semblent en commettre – le fasciste Norvégien Breivik a, en une seule fois, assassiné 77 personnes en 2011. Le capitalisme majoritaire préfère, quant à sa fraction autoritaire, recourir plutôt aux institutions et laisser se développer nationalement et internationalement des stratégies de masse de « choc et d’effroi »3.

Très curieusement, les massacres de masse commis par les terroristes islamistes ne sont jamais reliés à cette phase du capitalisme. Il y a comme un blocage culturel et intellectuel des élites politico-médiatiques, et une majorité d’universitaires, qui les fait considérer comme des phénomènes étrangers commis par des étrangers mus par une idéologie étrangère même si les services de police estiment, par exemple, que 30% des apprentis terroristes français partis pour le Moyen-Orient sont des Français dits de « souche », qui se seraient convertis à l’islam. Les auteurs de la violence indifférenciée et des meurtres de masse exercés en France sont nés et ont grandi au cœur même des pays capitalistes développés et s’inspirent d’une idéologie néo-fasciste, même si elle est colorée au nom d’Allah. Ce ne sont ni des Afghans ni des Ouighours mais, généralement, des individus issus des régions où ils commettent leurs crimes.

Olivier Roy voit davantage en eux une « islamisation de la radicalité » que l’inverse4. Mais, contrairement aux jeunes nervis fascistes qu’a connus auparavant la France, ils ne sont pas considérés comme tels. Bien que Français, ils sont considérés comme des étrangers agissant sous l’effet d’une idéologie extérieure – le salafisme islamique. Ils ne sont pas qualifiés de fascistes mais d’islamistes. En proposant en 2015 de les déchoir de leur nationalité française, les élites dirigeantes socialistes du moment contribuent ainsi à « accréditer le préjugé xénophobe selon lequel nos malheurs viendraient de la part étrangère de notre peuple », écrit le directeur du journal Médiapart. Il ajoute que cette attitude des élites dirigeantes consiste en réalité à « convoquer un imaginaire d’exclusion, de tri et de sélection, où xénophobie et racisme s’entretiennent et s’épanouissent autour du bouc émissaire principal de notre époque, le musulman, de croyance, de culture ou d’origine. la déchéance de nationalité pour ceux d’entre eux qui sont binationaux parce que de parents étrangers, le pouvoir sème le poison de la purification nationale »5.

Le sociologue américain, Howard Becker, avait montré, en 1963 dans un livre intitulé Outsiders6, que certains individus, qu’il préfère appeler déviants au lieu de délinquants, sont considérés comme étrangers à la société, qu’ils considèrent eux-mêmes en retour comme étrangère à eux. Il montre qu’il se produit une interaction réciproque entre la société et l’individu par laquelle, aujourd’hui par exemple, un individu étiqueté comme islamiste, considéré comme nécessairement déviant, va, de ce fait, lui-même se considérer comme tel. Il peut ainsi, au nom d’intérêts étrangers à lui-même, agir, s’engager dans une ligne d’action anti-sociale. La rationalité voudrait que cet individu optimise ses intérêts par une intégration sociale plus poussée, or il fait le contraire et considère la société comme étrangère à lui. Celle-ci l’encourage elle-même. L’État, qui devrait être intégrateur, initie des mesure de déchéance de nationalité visant les binationaux, que tout le monde comprend d’ « origine musulmane ». Les élites dirigeantes elles-mêmes ne conçoivent donc ces déviants que comme des étrangers par nature.

Le haut-fonctionnaire qu’a été Jean-Marie Delarue7 explique en 2015 cette déviance en écrivant que, « depuis trop d’années, les politiques sociales des quartiers populaires ont été affaiblies, limitées principalement au « béton » depuis 2003. Leur recul a conduit de manière certaine aux émeutes de 2005, lesquelles, précisément, avaient conduit à la déclaration d’état d’urgence, du 8 novembre 2005 au 4 janvier 2006. Il faut être aveugle pour ne voir aucun lien entre [cet état d’urgence et celui de 2015]». « Qu’on le veuille ou non, écrit-il, une bonne part de la population d’origine arabe, mais évidemment française, de notre pays se sent victime de discriminations sociales, que la réalité de tous les jours de l’emploi, de l’habitat et des services publics alimente ». Le sentiment d’étrangeté réciproque qui anime la société et ces déviants conduit à l’expression d’une violence souvent meurtrière. D’un côté des tueries de masse criminelles inexcusables et de l’autre des appels au meurtre des musulmans comme à Ajaccio en décembre 2015. «Il faut les tuer!» ont crié des manifestants8. Ce slogan résonne étrangement en écho dans cette histoire tumultueuse de la France et des musulmans. « Exterminons les Arabes ! » proclamait-on déjà en 1830 pour conquérir l’Algérie9. Cette persistance historique montre que le sentiment d’étrangeté réciproque qui produit la déviance s’accompagne souvent d’un silence pesant des élites dirigeantes. Face à ce silence, des intellectuels écrivent en 2015 : « La France [a] bien une sorte d’effort intérieur (djihad) à mener d’abord en son jardin. »10

 

Le romantisme comme méthode d’analyse

 

On commet d’ailleurs une méprise sur le salafisme en le présentant comme mû par une nostalgie des temps anciens, un romantisme. Or, les terroristes veulent agir ici et maintenant pour supprimer ceux qu’ils prennent pour responsables de leur mal-être. Cela ne les empêche pas, comme l’avait fait, pour ne citer qu’un exemple, Mussolini en Italie, de cultiver la nostalgie de l’Empire, ou, comme l’ont proposé certains nazis, d’entreprendre une revivification d’un âge d’or associé à des cultes pré-chrétiens. Or, précisément, dans de nombreuses publications, les auteurs inclinent à adopter une démarche romantique qui n’aide en rien à expliquer le terrorisme d’ici et maintenant et prête aux salafistes l’idée d’un retour à un âge d’or. Lorsque Mussolini invoque le même âge d’or pour Rome, c’est pour aller massacrer les Éthiopiens. Dans un discours de 1936, il déclare que « l’Italie possède enfin son empire. (..) C’est là la tradition de Rome. »11 Ce romantisme est mobilisateur. Les adeptes des sociétés organiques l’utilisent pour fusionner des forces sociales autour de la nostalgie des âges d’or et des idées de grandeur passées du peuple, de la nation ou des croyances. Il n’est qu’idéologie et n’explique rien puisque commun aussi bien à des croisés qu’à des conquérants musulmans, à des fascistes italiens qu’à des patriotes russes ou des faucons américains.

Le romantisme a souvent imprégné la culture révolutionnaire en France. Relevons contradictoirement que le tableau iconique de Delacroix (La Liberté guidant le peuple, 1830), la Liberté avance en enjambant des cadavres. Les soldats de l’an II de Victor Hugo ne sont pas des enfants de chœur. Les nostalgiques de 1789 – un autre âge d’or pour certains – penchent plutôt du côté de Robespierre. Bref, le romantisme révolutionnaire s’abreuve de sang. Les enfants d’ascendance musulmane ou non passés par les écoles françaises n’échappent pas à cette association romantique des moments de grandeur, de gloire et de sang.

Aujourd’hui, face au sang versé, c’est l’islam qui est devenu le fétiche et qu’on agite comme un chiffon rouge. Or, toutes les religions monothéistes sont missionnaires et ont appelé ou appellent à liquider les mécréants et les hérétiques. Arnaud Amaury, abbé de Poblet, de Grand Selve, puis de Cîteaux (1200-1212), archevêque de Narbonne (1212-1225), chargé de réprimer l’hérésie cathare durant la Croisade des Albigeois, résume bien la culture hiérarchique des croyants monothéistes passés ou présents. Lors du sac de Béziers, il aurait dit à des soldats qui l’interrogeaient comment distinguer les bons fidèles des hérétiques : « Tuez-les tous ! Dieu reconnaîtra les siens. » On attribue au théologien musulman Malik (711-795), fondateur du rite majoritaire au Maghreb et en Afrique, le principe de la légitimité de l’extermination, pour le salut de la communauté, du tiers d’une population. On n’en finirait pas de citer les leaders religieux chrétiens, musulmans ou juifs qui ont appelé à une épuration religieuse. La Bible raconte que lorsque « Moïse vit que le peuple était livré au désordre, et qu’Aaron l’avait laissé dans ce désordre, exposé à l’opprobre parmi ses ennemis. Moïse se plaça à la porte du camp et dit: À moi ceux qui sont pour l’Éternel (Exode 32,25). Moïse appelle alors à la liquidation des hors-la-loi. Et, précisément, Moïse d’ordonner:… « que chacun tue son frère, son parent » (Ex 32,27).

Ce ne sont pas ces textes et citations qui expliquent les actes criminels d’épuration commis aujourd’hui. Ils sont utilisés comme mode de légitimation de leurs actes par des éradicateurs actuels bien engagés, eux, dans des tensions, antagonismes et conflits contemporains ayant trait à des styles de vie différents, des intérêts opposés, des situations politiques et sociales inégalitaires, etc.

Que ce soit en Serbie, en Israël ou en Syrie, les textes religieux ne servent que de caution à la liquidation des indésirables. Ils n’expliquent rien. Exemple : En 1958, face à une rébellion anti-monarchique dans le massif marocain du Rif, le futur roi Hassan II dirige, une opération de « pacification », considérée davantage comme une succession de massacres indifférenciés qu’une réduction de combattants rebelles. Les ulémas marocains légitimeront cette impitoyable répression par le recours à l’imam Malik. En 1994, le président serbe Milosevic se félicite du « succès de l’épuration ethnique » et déclare : »Sur le territoire de la République serbe, il est difficile de trouver un seul Musulman »12. Comme le montre Ilan Pappé (Université d’Exeter (Angleterre), auteur d’un livre sur Le Nettoyage ethnique de la Palestine (2007)13, les colons d’extrême droite israéliens appellent quotidiennement à une épuration ethnique. En 2014, pour se tailler un califat, l’auto-proclamé Imam-Roi de l’Organisation de l’État islamique, néo-führer purificateur, ordonne l’extermination des « mécréants ».

Ces exemples montrent que les idéologies religieuses n’expliquent pas la poursuite de ces buts terre à terre (défense du pouvoir et des hiérarchies inégalitaires, conquête de territoires, etc.) mais sont utilisées par les différents acteurs pour justifier et légitimer leurs forfaits par des motifs sacrés qui transcendent les hommes et ne peuvent prêter à discussion. Le plus navrant est que les analystes et, souvent, universitaires, relayent ces discours, prennent les livres religieux pour des manuels de sociologie et les théologiens pour d’éminents scientifiques en matière de sciences sociales et historiques. Ne les voit-on pas parader dans les émissions de télévision ?

Or, une large fraction de la pensée politique musulmane ne se nourrit depuis le 12ème siècle environ que de platonicisme. L’islamisme politique actuel s’inscrit dans cette vision d’un monde transcendé par l’Imam-Roi et gouverné par les principes imaginés par Platon dans sa République. Le fascisme européen a puisé à la même source. C’est en cela que si, formellement l’ajout d’Allah fait une différence, les visions sont les mêmes et ont une profonde parenté programmatique que seuls des racialistes peuvent nier. La pensée politique musulmane majoritaire n’a pas encore fait son aggiornamento aristotélicien. C’est en cela qu’elle se sent acculée par l’occidentalisation marchande, consumériste et inégalitaire des sociétés musulmanes qui porte avec elle l’individualisme et le surgissement de Sujets historiques quand les islamistes voudraient des fidèles.

Le terrorisme islamiste n’est que l’expression des soubresauts de ce que j’appelle une phase agonisante de certains islams. Les sociétés musulmanes souhaitent majoritairement s’occidentaliser tout en conservant, certes, une certaine tradition spirituelle. Or, au lieu de leur proposer un individualisme libéral et marchand, même inégalitaire, porteur de laïcité et de droits de la personne, l’islamisme politique les appelle à un communautarisme organique faisant d’eux plus des fidèles d’une Église que des Sujets historiques. C’est pourquoi dans le jeu d’élections plus ou moins libres, les partis islamistes ne sont pas, en général, majoritaires en voix. Les électeurs, dans les pays d’islam, expriment ainsi qu’ils veulent être citoyens avant d’être les fidèles d’une Église habillée en parti politique.

Le point de départ du terrorisme islamiste actuel est la légitimation par l’Imam-Roi Khomeyni du meurtre comme arme géopolitique. En édictant le 14 février 1989 une fatwa ordonnant d’assassiner Salman Rushdie, il réédite la pratique du Vieux de la Montagne, chef de la secte de ceux que nous appelons les Assassins, et traite ainsi les musulmans du monde entier en soldats à ses ordres. Il s’inscrit simultanément hors d’un territoire et d’une nation, définissant le monde entier comme champ d’action, suivant inconsciemment en cela les pratiques mondialistes nouvelles qu’initie le capitalisme au même moment. Depuis, le terrorisme islamiste s’est amplifié sous la conduite d’imams-rois de moindre envergure et continue d’engendrer d’épouvantables guerres et violences. Avant de s’effacer, le fascisme européen l’avait fait. Le terrorisme islamiste connaîtra le même destin. Tout s’effacera devant l’occidentalisation portée par le marché et à laquelle aspirent les peuples musulmans. D’ailleurs, étant un islamisme de marché, l’islamisme politique creuse sa propre tombe.

 

Le terrorisme islamiste européen est un néo-fascisme

 

Les terroristes issus de pays européens, convertis ou d’ascendance musulmane, pensent comme de jeunes fascistes européens, animés que ceux-ci étaient, selon les termes de Zeev Sternhell, d’une « aversion pour une civilisation individualiste et bassement matérialiste »14. Plus éclairant encore, cet auteur restitue les débuts d’un mouvement parallèle de croyants autour de la revue Esprit, animée par Emmanuel Mounier, et qui cherche à conjuguer autoritarisme, anti-matérialisme, et renouveau spirituel catholique. Alexandre Marc, écrivant dans la revue, est béat d’admiration vis-à-vis des jeunes nazis allemands : « Devenir national-socialiste, c’était, pour un jeune Allemand, faire preuve d’indépendance par rapport au désordre établi. C’était condamner un monde sans grandeur livré aux lâches compromissions du libéralisme et à la tentation matérialiste. C’était affirmer hautement les vertus d’une discipline librement acceptée dans un monde corrompu et dégénéré. Les jeunes national-socialistes étaient mus par un besoin sincère de grandeur spirituelle (..) ils voyaient dans une organisation militaire la possibilité d’une exaltation héroïque et d’une éducation collective. »15 C’est cette même idéologie à laquelle les islamistes néo-fascistes ont simplement ajouté Allah.

D’une manière générale, l’islamisme politique, même dans sa version parlementariste, se situe à droite. Il propage une idéologie conservatrice et libérale, favorable aux intérêts capitalistes qui, pour certains, en financent l’organisation. Relayant historiquement les fascismes occidentaux, il est fondamentalement hostile à la démocratie de type libéral. Sa devise pourrait être Religion, ordre, autorité et morale, communauté. Comme les fascistes, il dénonce la « pourriture » et la « décadence » des mœurs. Il professe une idéologie, réfractaire au pluralisme, remettant en cause l’individualisme, non des fortunes et de la propriété, mais des opinions et des mœurs. Il préconise une société organique de la communauté des fidèles, offrant une perspective intégrative à ceux qui se sentent exclus, et, parfois, au nom de la morale, dénonce les formes les plus criantes de l’injustice sociale. À part l’ajout d’Allah, c’est une copie conforme des fascismes historiques européens.

« Nous nous trouvons, dit Roland Gori, confrontés à deux sortes de « fascismes » : celui du système technico-financier et celui des « théofascismes ». Comme la nuit et le jour, ces deux fascismes s’engendrent l’un l’autre. Bourdieu en avait eu l’intuition dès 1995 lorsqu’il mettait en garde contre l’émergence d’une violence terroriste, à travers l’irrationalisme du désespoir, et, aujourd’hui, la « tribalisation » d’un monde « globalisé »16.

Lorsqu’il se convertit à la violence armée, l’islamiste « théo-fasciste » ne la dirige jamais contre les intérêts capitalistes ou les patrons. Outre les victimes indifférenciées qu’il massacre, le terrorisme islamiste nourrit de ce fait même une répression qui étouffe toute expression libérale et toute contestation sociale. Là où il se manifeste apparaissent les autoritarismes et les dictatures. C’est un allié objectif des régimes politiques en place et des intérêts capitalistes qu’il n’attaque pas. Les peuples, ainsi neutralisés, au lieu de songer à défendre ou conquérir de nouveaux acquis sociaux, sont embrigadés dans d’interminables croisades religieuses qui durent depuis 2001 et dont on ne voit pas la fin. Pendant ce temps, le capitalisme se porte de mieux en mieux.

Or, les jeunes terroristes islamistes français ne sont pas considérés comme des fascistes français mais comme des éléments venus d’ailleurs. Il pourrait y avoir là une part de cécité. Mais pas seulement. La vision qu’on a d’eux diffère de celle qu’on a eu pour la bande à Bonnot ou Action directe. Est-ce du aux mutations économiques et sociales qu’à connues la société française depuis les années 1980 et qui font voir le monde autrement ? Est-ce du à la différence entre une société industrielle capable d’absorber les chocs de ses déviants et la nouvelle société consumériste et rentière qui ne recherche que la sécurité de sa jouissance ?

Certes, il manque aux jeunes terroristes français actuels le culte de la patrie. Mais le capitalisme mondialisé actuel cultive-t-il encore le culte de la patrie quand une grande partie des jeunes occidentaux se voudraient plutôt Américains ? Ne pas qualifier les terroristes de fascistes mais d’islamistes les transforment ipso facto en étrangers. On occulte ainsi les liens qui peuvent exister entre terrorisme islamiste et mondialisation consumériste en circonscrivant le terrorisme à un conflit religieux ou de « civilisation ». L’islam est en cause, pas un capitalisme « désastreux » qui, outre l’exclusion, abrite des actions institutionnelles de choc et d’effroi et des réseaux en liaison avec les terroristes islamistes. Il suffit de renvoyer le terrorisme islamiste à une généalogie étrangère pour prétendre l’avoir expliqué tout en taisant ou occultant ses liens avec ce qui fait le monde d’ici et maintenant. On apprend qu’un trafiquant d’armes d’extrême-droite français aurait vendu les armes aux auteurs des massacres de janvier 2015. Une connexion qui ne laisse pas de surprendre les « racialistes » qui, eux, voudraient créer une frontière étanche entre des islamistes « bronzés » et des fascistes ou affairistes « blancs ». L’approche généalogiste et « racialiste » du terrorisme absout toute explication alternative qui mettrait en cause le fonctionnement même du système économique et social mondialisé actuel.

Il n’est pas nouveau que même des esprits illustres se contentent de répéter ou d’adhérer aux visions dominantes, souvent tronquées. En octobre 1968, après l’intervention militaire soviétique à Prague, Aragon, face à certains aveuglements, a utilisé en son temps l’expression « Biafra de l’esprit ». S’étonnera-t-on donc que des esprits civilisés, cultivés que des esthètes aussi brillants que lui aient pu répéter la propagande stalinienne sans mot dire, ou que von Karajan, chef d’orchestre prestigieux, ait pu adhérer au parti nazi ?17 C’est comme cela que des visions tronquées deviennent hégémoniques et qu’on les propage comme on dit machinalement bonjour.

 

Réactualisation du généalogisme comme mode d’explication et de gouvernance

 

Dans la mise en place en France des méthodes d’analyse sociale, la modernité fait son entrée avec les travaux de l’école physiocratique et ceux, notamment, du docteur François Quesnay. Dans son Tableau économique de la France (1758), il rompt avec la tradition généalogique. Il inaugure un nouveau système de classification qui ne rattache plus les individus à une succession naturaliste, biologique et parentale mais les identifie à une fonction sociale (économique ou politique). Chacun d’entre eux appartient à une classe d’humains selon qu’il soit producteur paysan, artisan, fermier ou souverain. Quesnay inaugure une tradition qui libère l’Histoire de son côté naturaliste et plus ou moins incestueux rattachant chacun à une lignée de parents seulement en leur attribuant des parcours glorieux. Dorénavant, l’individu s’appartient. Son destin n’est plus conditionné par une lignée généalogique mais par son activité économique, sociale ou politique propre. Ce sera le credo de la modernité.

Cependant, les tenants de la classification généalogiste naturaliste ne désarment pas pour autant. Depuis lors, nous aurons donc en France deux courants qui alternativement occuperont le devant de la scène : d’un côté un ensemble d’auteurs reproduisant inlassablement des visions et des analyses généalogistes naturalistes, fondatrices des conservatismes et des nationalismes, et, d’un autre côté, un mouvement moderniste, souvent porté par des courants dits de « gauche », qui affirme, après Kant, la nécessité de libérer l’individu de la domination de toute instance tierce, d’une lignée généalogique par exemple, ou qui le replace dans son utilité sociale (Saint-Simon) sinon sa stricte fonction économique (les bourgeois et les prolétaires). L’Histoire des mouvements d’opinion et d’analyse va ainsi balancer de l’un à l’autre selon les circonstances et la nature des forces dominantes au pouvoir ou dans les médias.

Lorsque, par exemple, sous le Second Empire, face à une Angleterre plus industrielle, les nécessités du développement économique et technique du pays occuperont les esprits et les politiques, ce seront les « modernes » individualistes, industrialistes, qu’ils soient capitalistes ou socialistes, qui porteront les visions dominantes. Mais lorsqu’en 1870 se produit le désastre militaire de Sedan puis l’annexion par l’Allemagne triomphante de l’Alsace-Lorraine, c’est un courant « revanchiste » nationaliste qui occupe le devant et devient même hégémonique. Ce courant remet à l’honneur les visions généalogistes, naturalistes, sinon, racialistes, de l’Histoire. Ce mouvement de balancier semble se reproduire aujourd’hui où, après des Trente glorieuses où même la « droite » devient moderniste avec un président comme Giscard d’Estaing, ce sont les visions nationalistes qui reprennent le dessus avec les transformations socialement régressives du capitalisme depuis les années 1980, assimilées par certains à des défaites face à une puissante Allemagne dominant économiquement l’Europe. S’ajoutant à cela, le terrorisme islamiste, le fait de descendants d’allogènes, vient surdéterminer vision et analyses par un référent généalogiste.

Après la défaite de 1870, la vision nationaliste se déplaça du domaine économique et social au domaine patriotique et militariste. Dans ce climat, l’esprit généalogiste refit surface, marqué à l’approche du 20ème siècle par l’affaire Dreyfus, accusé de trahison parce que d’ascendance juive (1894). L’apparition simultané d’un terrorisme anarchiste (décembre 1911) fut, cependant, traitée différemment18. Son instituteur dira simplement de Jules Bonnot qu’il était « il était paresseux, indiscipliné, insolent ». Nul référent généalogique mais une caractérisation criminelle exprimant plus une révolte anti-capitaliste qu’un atavisme naturaliste. Cela ne pesait pas lourd face à l’imprégnation nationaliste-généalogiste qui étendait son hégémonie jusqu’aux élites dirigeantes et aux institutions. Se positionnant à contre-courant, Jaurès fut assassiné (juillet 1914) et les crédits de guerre votés haut la main.

Les visions généalogistes, en honneur hier et aujourd’hui, marient le culte des lignées et le culte des morts. C’est ainsi que des initiatives privées furent à l’origine de l’érection de monuments aux morts (900 environ entre 1870 et 1914), inaugurées lors de fêtes mémorielles19, devenues banales aujourd’hui où le système médiatique n’a pour informations nouvelles à transmettre que la commémoration des événements passés. L’école de la République utilisait les célèbres manuels d’Ernest Lavisse véhiculant l’image naturaliste d’une France éternelle à qui l’on doit un amour absolu. Lavisse écrit en 1912 : « En défendant la France, nous défendons la terre où nous sommes nés, la plus belle et la plus généreuse du monde. En défendant la France, nous nous conduisons comme de bons fils. Nous remplissons un devoir envers nos pères, qui se sont donné tant de mal depuis des siècles pour créer notre patrie. »20 Pierre Nora qui cite ce passage ajoute que le maître à penser de Lavisse n’était autre que Michelet qui en 1846, déjà, écrivait dans Le Peuple: « Le jour où se souvenant qu’elle fut et qu’elle doit être le salut du genre humain, la France s’entourera de ses enfants et leur enseignera la France comme foi et religion, elle se retrouvera vivante et solide comme le globe. »

Ce modèle, centré autour de l’idée d’une filiation naturelle entre les citoyens, réactualise la vision qui existait dans l’ancienne Rome. Celle-ci, écrit Françoise Thelamon, se pensait « plus comme une cité de parents que comme une cité de frères21». Or, en adoptant pour devise la liberté, l’égalité et la fraternité, les fondateurs de la République française avaient voulu marquer, face à l’aristocratie de sang bleu, que la France n’est pas une société de parents inégaux mais en une société de frères, libres et égaux. Ils substituaient ainsi l’idée citoyenne du semblable à l’idée naturaliste du même.

Le patriotisme revanchard est, lui, fondé sur des généalogies naturalistes qui doivent assurer religieusement la fusion des individus dans un seul Corps, physiquement et idéologiquement. Mais cette répétition liturgique des souvenirs du passé repose aussi sur la peur et la méfiance de l’étranger, aujourd’hui de l’individu d’ascendance allogène. Ce que ne manquent pas d’exploiter les politiques. Paul Déroulède avait fondé en 1882 une Ligue des patriotes, ancêtre des partis nationalistes, et qui va soutenir la campagne populiste du général Boulanger. La Ligue appelle au militarisme et au patriotisme, bientôt suivis d’un anti-parlementarisme antisémite et xénophobe.

On sait que cet appel à la renaissance d’une grandeur perdue a conduit à entreprendre une série de conquêtes coloniales, en compensation a-t-on dit à la perte de l’Alsace-Lorraine. Ce réflexe renaît aujourd’hui où l’impuissance dans la mondialisation a conduit à montrer sa grandeur face aux bandes armées du Mali par exemple.

Aujourd’hui encore, le modèle généalogique et le recours à la filiation naturelle des citoyens à leur terre (Français de souche), s’est d’abord inscrit dans des visions par en bas : mode des recherches généalogiques familiales, valorisation des terroirs, identification aux équipes sportives nationales, etc. Il s’est ensuite propagé dans les pratiques institutionnelles dont la plus récente – la déchéance de nationalité pour les binationaux – vient du sommet de l’État. On a aussi habitué la population à certaines pratiques associant dans les esprits criminalité et liens de parenté (parents de criminels convoqués par la justice – épouse, époux, frères et sœurs, etc.) comme on a pris l’habitude de faire croire que le président de la République qui s’auto-proclame « père de la Nation » défendrait tout Français, même assassin, arrêté à l’étranger. Écrivant sur la pratique romaine, Françoise Thelamon estime que : « Le recours au modèle de parenté place d’emblée la relation qui doit s’en inspirer au sommet d’une hiérarchie des devoirs, et dans une sphère où l’ordre social se confond avec un ordre « naturel »22. Aujourd’hui les descendants d’allogènes en seraient exclus. Mieux : elle cite un exemple où, pour Cicéron, celui qui, n’étant pas lié par le sang mais seulement par la coutume ou le droit, viole cette pseudo-filiation devient « un portentum, un être hors norme, qui doit être expulsé loin de toute société humaine, tout comme les monstres biologiques (androgynes, etc.) ou sociaux (parricides) ».

Tel est le cas des jeunes terroristes islamistes français. On considère qu’ils n’ont pas pour Tout majuscule la société française, mais une généalogie étrangère. Cependant, même si cela était, cette généalogie s’inscrit, comme la société française, dans un monde nouveau, celui du capitalisme mondialisé qui devient le Tout majuscule d’aujourd’hui. Hier, le capitalisme industriel se voulait compatible avec la Nation. Aujourd’hui, au moment même où le gouvernement français inaugure une dispute sur la déchéance de nationalité, on apprend, écrit le journal Le Monde23, que « l’année 2015 restera dans les annales comme celle où trois groupes du CAC 40 – Lafarge, Alstom et Alcatel-Lucent – seront passés sous contrôle étranger », et de conclure : « Une première dans l’histoire du capitalisme français ».

De gré ou de force, la mondialisation consumériste actuelle dissoudra les identitarismes aussi bien nationaux que religieux. C’est elle qui fascine les peuples, progresse et s’universalise. Voyez les transformations de style de vie en Chine ou dans les pays musulmans. Cela n’ira pas sans inégalités et injustices ni soubresauts guerriers et terroristes, ni phases barbares peut-être. Dans cette marche vers l’hégémonie mondiale consumériste, ce capitalisme laissera de nombreuses victimes. La plus oubliée, peut être, sera la modernité.

 

 

(*) Ahmed Henni est professeur d’économie à l’Université d’Artois, en France. Il a notamment publié Syndrome islamiste et les mutations du capitalisme (Non Lieu, Paris : 2007) et Le Capitalisme de rente : de la société du travail industriel à la société des rentiers (L’Harmattan, 2012).

 (**) Les intertitres sont de Maghreb Emergent.

 

Lire également du même auteur sur le site : 

– Le pétrole, la face cachée d’une prétendue fracture sunnites/chi’ites

– Algérie – Election présidentielle ou « dynastisme » collectif de la « famille révolutionnaire » ?

 

Notes

           

1. Daniel Guérin, Fascisme et grand capital. Italie-Allemagne, Éditions de la révolution prolétarienne, 1936.

2. Voir Olivier Dard, Au cœur de l’OAS, Librairie Académique Perrin, 2005.

3. Naomi Klein, La Stratégie du choc : Montée d’un capitalisme du désastre, 2008, tr. fr. Actes Sud, 2010.

4.in « Le djihadisme, une révolte générationnelle et nihiliste », Le Monde, 24 novembre 2015.

5. Edwy Plenel, Médiapart, 24 décembre 2015

6. Tr. fr., 1985, Éditions Métaillé, 2012

7. Contrôleur général des lieux de privation de liberté de 2008 à 2014 puis président de la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité de 2014 à 2015, dans une tribune dans       le journal Le Monde, 22 décembre 2015

8. http://www.slate.fr/story/111947/ajaccio-les-slogans-anti-musulmans-atteignent-des-sommets-de-haine.       

9. In L’Afrique française de Pierre Christian , Éditions A. Barbier, 1846, p. 126. 

10. Vacarme,17 décembre 2015.      

11. Œuvres et discours, Flammarion, t. XI. 1938.

12. Cité par le journal Le Monde, 4 octobre 2010.   

13. Tr. fr., Fayard, 2008.

14. Ni droite ni gauche, l’idéologie fasciste en France, Éditions du Seuil, 1983, p. 304.  

15. Esprit, 1er février 1933, cité par Sternhell, op. cit., p. 307.

16. http://colblog.blog.lemonde.fr/2015/09/13/roland-gori-lindividu-ingouvernable/        

17. Le chef d’orchestre avait adhéré dès le 8 avril 1933 au Parti nazi (NSDAP) avec la carte numéro 1.607.525 comme le démontre l’historien autrichien Oliver Rathkolb http://www.wukali.com/le-nazisme-et-les-musiciens-h-von-karajan-w-furtwangler-r-straus         

18. Voir les extraits de presse dans Pierre-Robert Leclercq, Bonnot et la fin d’une époque, Les Belles Lettres, avril 2012.  

19. Laurence Turetti, Quand la France pleurait l’Alsace-Lorraine (1870-1914 : Les « provinces perdues » aux sources du        patriotisme républicain), La Nuée Bleue, 2008.      

20. Cité par Pierre Nora, Ernest Lavisse. Son rôle dans la formation du sentiment national, Revue historique, juillet–septembre 1962.

21. Françoise Thelamon, Aux sources de la puissance : sociabilité et parenté, Presses Universitaires de Rouen, 1989, p. 41.

22. Ibid.

23. 25 décembre 2015.

 

 

ARTICLES SIMILAIRES

Actualités Idées

« Ihsane, privé de ta liberté, tu restes un homme libre » (Saïd Djaafer)

Cher Ihsane, Notre complicité humaine et professionnelle qui remonte à loin ne nous a pas mis devant la question délicate de savoir s’il faut souhaiter un “joyeux anniversaire” à quelqu’un… Lire Plus

Actualités Idées

Cinq pistes économiques sur lesquelles devraient réfléchir le futur gouvernement légitime (Contribution)

L’ébullition politique, que suscite la situation politique actuelle, dans notre pays, est normale à plus d’un titre, après des décennies de silence forcé ou plutôt, qu’à la seule source du… Lire Plus

Idées

Avec Gaïd Salah, le régime décrépit ne marche plus que sur un pied, le sécuritaire

Le dispositif répressif a connu une escalade de plus dans la capitale pour ce 19e vendredi, alors que la semaine a prolongé le désert politique du côté du régime. Impasse intégrale ?… Lire Plus

Contributions Idées

Crise politique en Algérie : urgence de dépasser l’entropie actuelle par le dialogue productif

Comme  je l’ai souligné dans plusieurs contributions parues au   niveau  national/ international, une longue période de transition ne peut que conduire le pays à l’impasse économique et politique, d’où l’urgence d’un… Lire Plus

Actualités Idées

Nabni lance un chantier autour de la liberté de manifester et de s’exprimer en Algérie

« La liberté de rassemblement et de manifestation : Se réapproprier l’espace public reconquis le 22 février 2019 », est le troisième « Chantier de refondation » du Think-Tank NABNI.