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Idées

Tunisie : faux pouvoir de nuisance islamiste, vraie inertie laïciste (opinion)

Par Yacine Temlali
mai 25, 2016
Tunisie : faux pouvoir de nuisance islamiste, vraie inertie laïciste (opinion)

Le principal parti au pouvoir, le parti Ennahda, vient de tenir son congrès, dixième de rang, en une Tunisie désenchantée, livrée pour certains à la nuisance islamiste et pour d’autres à l’inertie de leurs adversaires laïcistes. Qui dirige donc le bateau ivre de Tunisie ? Et comment le mener à bon port* ?

 

 

Il serait faux de prétendre que le parti islamiste dirige la Tunisie. Certes, rien ne se fait sans son assentiment, rarement contre sa volonté, ou alors violentée et avec un forcing américain, soutien aussi nécessaire que décisif pour préserver les islamistes tunisiens du sort de leurs frères égyptiens.

Aussi, au mieux pourrait-on dire que si gouverne ce seul parti au pouvoir qui présente une unité, même de façade, il est loin de gouverner vraiment, ne le faisant au mieux que par défaut. Or, la nature ayant horreur du vide, n’importe qui pouvant le remplir.

Le vrai pouvoir n’est même pas partagé entre Ennahda et le parti qui a nominalement gagné les dernières législatives, dont le chef a remporté la présidentielle. Au demeurant, ce supposé parti laïc existe-t-il encore, est-il même en état de fonctionner, tellement miné par ses rocambolesques  divisions ?

 

Pilotage providentiel

 

La Tunisie n’est dirigée ni par l’un ni par l’autre des deux partis les plus nombreux au parlement. Au vrai, elle n’est pas dirigée du tout ; ou alors par la Providence, étant une terre ardente où le soufisme irrigue la spiritualité d’un peuple qui croit dur comme fer au pouvoir des saints et à leur protection. On pourrait donc dire que la Tunisie est en pilotage providentiel. D’aucuns ont même attribué la cause directe de la révolution à l’imprécation d’un saint soufi !

Trivialement, la Tunisie est gouvernée aujourd’hui par une vraie puissance d’inertie malgré les compétences sincères et avérées dans le pays, souvent démobilisées, écartées ou impuissantes à agir en toute liberté pour une salutaire politique qui soit enfin éthique, au diapason des attentes populaires.

Le chef de gouvernement en sait quelque chose dont le sérieux et l’honnêteté sont unanimement reconnus, mais qui ne gêne pas moins amis et ennemis qui forgent à longueur de journée les plus divers scénarios d’un départ toujours présenté comme imminent et qui finit par relever du jeu de l’Arlésienne.

Ses ennemis ne veulent pas de sa volonté à agir, assainir quelque peu la situation, rendre justice et arrêter les abus flagrants hérités des catastrophiques gouvernements issus des premières élections libres dans le pays. Ses amis lui reprochent non pas son incompétence, mais l’insuffisance flagrante de sa compétence conditionnée par le rapport de forces politiques et l’équilibre instable que cela suppose.

Or, comme le moindre changement est forcément porteur de risque de déséquilibre, on s’en abstient ou on l’interdit. Il ne reste pas moins que le chef de gouvernement a des atouts qui ne sauraient être négligés et son gouvernement, même réduit au service minimum qu’autorise la donne politique et idéologique dans le pays, dispose de pointures à la hauteur de la situation. Cependant, elles ne font encore que la politique de leurs moyens faute d’avoir les moyens de leur politique.

Surtout, M. Essid a l’avantage majeur d’avoir la confiance du président, dont il a fait partie du cabinet quand il était chef de gouvernement au lendemain de la révolution, et de l’homme fort en Tunisie actuellement selon la paix de l’indéfectible ami américain, Rached Ghannouchi, qui vient d’être reconduit à la tête de son parti.

 

En attendant Godot

 

La reconduction de Rached Ghannouchi à la tête de son parti ne s’est pas faite sans grincements de dents ni sans difficulté dans un parti où les plus extrémistes restent actifs et puissants, et qui n’a jamais été aussi proche de l’implosion. Toutefois, le talent de son chef, la tentation du pouvoir, et ses délices surtout, maintiennent encore son unité. Jusqu’à quand ? Car l’après-congrès annonce la nécessité de concessions sérieuses, encore plus sérieuses que ce qu’on a concédé comme trompe-l’œil.

On a par trop glosé sur une mythique séparation du religieux et du politique comme étant la panacée dans le jeu politique vicié en Tunisie ; mais il est clair que ce n’est que pour tromper et gagner du temps ; cela ne trompe, d’ailleurs, personne en Tunisie, sauf qui le veut bien.

On ne s’improvise pas Démocratie islamique si on ne répudie pas la religion du domaine public. Or, la majorité du parti s’y refuse, quand bien même le principe de l’État civil est consacré constitutionnellement.

C’est que la constitution reste lettre morte dans ses dispositions les plus révolutionnaires ; et ceux qui, dans le parti islamiste, avaient déclaré au sein même du parlement qu’elle resterait lettre morte sont encore en bonne place dans les instances dirigeantes du parti. Ce qui revient à dire, sauf mesures courageuses comme celles qu’on évoquera plus loin, que l’aggiornamento supposé et souhaité d’Ennahda relève de l’attente de Godot !

 

Salafistes religieux et profanes

 

Actuellement, la Tunisie est donc gouvernée par une vraie puissance qui est le produit des forces d’inertie se recrutant notamment, aussi surprenant que cela puisse paraître, dans les milieux laïcistes. Effectivement, ce ne sont pas seulement les islamistes qui ont intérêt au maintien de la législation liberticide dans le pays. Ils ne sont confortés dans une telle attitude négationniste que par la pusillanimité de leurs supposés adversaires. C’est le fameux consensus galvaudé à l’extrême.

On l’a vu récemment avec une initiative lancée par un député se disant indépendant prônant l’égalité successorale. Supputant une manœuvre islamiste, ce qui n’est pas totalement faux, le parti Ennahda étant maître dans le jeu de l’esbroufe et la jonglerie, l’initiative n’a pas reçu le soutien des milieux modernistes censés en être les premiers défenseurs sinon promoteurs.

Ainsi, non seulement ces derniers étaient incapables de présenter leur propre projet de loi en ce sens, mais ils se payent le luxe de s’opposer à ce qui va dans le sens de leur combat. C’est à se demander s’ils sont toujours pour l’égalité successorale ou en font juste un prétexte pour pratiquer une islamophobie primaire.

Il en est allé de même pour un autre combat majeur, fort symbolique, celui de la lutte anti-homophobie, ces mêmes milieux, et parmi eux les militants contre l’homophobie, continuant à faire de la stérile incantation tout en se refusant à soutenir le seul projet ayant des chances d’aboutir à l’abolition de l’homophobie en terre d’islam.

Comme les militants féministes, ils ne le font que par laïcisme ; peu leur importe le calvaire des gays qui souffrent plus que jamais de l’homophobie, la mauvaise médiatisation ayant inutilement provoqué les homophobes. Ainsi a-t-on vu ce qui ne s’est jamais fait avant : des campagnes d’exclusion des gays de certains commerces et taxis !

Et les homophobes, comme les opposants à l’égalité successorale, ne sont pas que les salafistes religieux ; ceux-ci ne seraient même rien sans les laïcistes qui leur donnent le prétexte massue de dire qu’ils sont attachés au consensus, et donc veulent éviter les questions sensibles qui divisent. Ainsi a-t-on affaire aussi à des salafistes profanes, des laïcistes aussi extrémistes et intégristes que les plus fous des religieux !

 

Remède de cheval contre l’inertie

 

Il est bien évident que si l’inertie est ainsi honorée par les uns et les autres, c’est qu’elle sauvegarde les intérêts immédiats des puissances d’argent qui se liguent aux islamistes ou auxquels ces derniers se liguent en vue d’un partage du pouvoir ou un business juteux de causes instrumentalisées ; en tout cas, une part du gâteau Tunisie aux dépens du peuple, ses exigences et ses attentes.

Celles-ci n’ont jamais été aussi pressantes. Elles rappellent même la période qui a précédé le 14 janvier finissant par le coup du peuple qu’on connaît, donnant lieu à sa confiscation prestement faite au profit d’élites et d’islamistes, alors que le mouvement populaire n’avait rien d’idéologique, n’étant que soif de libertés, de droits et de dignité.

Une telle soif est plus que jamais présente et pressante dans la société tunisienne toujours en effervescence anomique. C’est pour cela que les capitalistes et néolibéraux, faisant de l’inertie actuelle le levier de leurs bénéfices et plus-values, ont tout au contraire intérêt à faire bouger les choses afin de ne pas faire les frais d’une telle soif irrépressible.

Sur le plan interne, elles doivent agir, pour le moins, sur le plan législatif, veillant à appliquer la constitution, sans plus tarder, dans ses dispositions majeures quant à l’État civil séparant la religion, réservée à la vie privée, du domaine public où il n’est nulle place à la foi. Cela, au reste, correspond à l’esprit islamique véritable.

Ce qui, concrètement, doit se traduire, notamment, par l’abolition des lois scélérates de la colonisation et de la dictature brimant les libertés privatives et les mœurs : égalité successorale, dépénalisation du cannabis — dont la nocivité est moindre que celle du tabac —, liberté sans restriction de la consommation et du commerce d’alcool — y compris le vendredi et durant ramadan —, liberté sexuelle totale entre majeurs consentants quel que soit le sexe, levée de l’anathème sur la nudité, etc.

Sur le plan international, il est de la plus haute importance que les partenaires de la Tunisie reconnaissent enfin le droit à ses citoyens, sa jeunesse surtout, de circuler librement sous visa biométrique de circulation, outil crédible selon les réquisits sécuritaires.

L’Europe, plus particulièrement, ne peut plus refuser à la Tunisie ce droit après avoir levé le visa exigé des Turcs. Elle doit accéder à la demande tunisienne de lier la libre circulation au libre-échange dans le cadre des négociations en cours, réalisant la transformation de l’Accord de libre-échange complet et approfondi (ALECA) en Accord de libre-échanges et circulation complet et approfondi (ALECCA). Ainsi aidera-t-on à détourner les jeunes des rangs de Daech où ils sont les Arabes les plus nombreux.

Les puissances capitalistes en Tunisie, étrangères comme tunisiennes, imaginent-elles donc les retombées bénéfiques et les profits de telles mesures sur leurs affaires dans le nouveau marché de Tunisie ? Assurément, elles seront de nature à donner un coup de fouet à l’économie et au commerce ; et ce dernier, en n’étant plus uniquement réservé aux marchandises, mais d’abord aux humains, se faisant alors commerce amoureux, sera le plus florissant des commerces générateurs de richesses.

Pour ne prendre qu’un seul exemple ici, celui du tourisme sinistré, l’abolition de l’homophobie et la reconnaissance du droit à la nudité seraient en mesure d’encourager un afflux en Tunisie de touristes, tels gays et naturistes ; or, on les sait généralement fortunés.

Certes, on prétextera la religion et le conservatisme de la société pour ne rien oser de pareil. Toutefois, il faut s’inscrire en faux contre ces mythes éculés, car il a été démontré que l’islam correctement interprété ne s’oppose nullement à de telles mesures et que la société tunisienne n’est nullement conservatrice, étant même libertaire dans son hédonisme avéré.

De plus, quand l’intérêt et le salut la patrie l’exigent, doit-on hésiter sur un tel remède de cheval tout bénéfice, y compris pour sortir de l’impasse intégriste qui dilapide les plus sûrs acquis de la Tunisie moderne ?

Il ne faut pas se tromper, en effet : si au sein de la société tunisienne, il existe bel et bien des obscurantistes, ils demeurent bien minoritaires, et il appartient au parti islamiste de les contrôler, les empêchant d’agir ; ce qu’il ne fait pas aujourd’hui.

De plus, les mesures sécuritaires déployées sur les plages doivent être le plus sûr argument pour encourager à ne plus hésiter d’oser les mesures salutaires que nous recommandons afin de sauver la Tunisie, notamment son tourisme en sa saison estivale.

 

(*) Ferhat Othman est un ancien diplomate tunisien. Il a déjà publié Les Accords franco-arabes. Des origines des relations bilatérales à nos jours (Paris : L’Harmattan, 2001). Il anime un site web, Tunisie Nouvelle République.

Nous republions cet article, déjà paru sur Contrepoints, avec son aimable accord.

 

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