Le dernier remaniement ministériel, qui a acté le départ du ministre de la fonction publique et de la gouvernance Abid Briki, montre les limites du pacte de Carthage et de la cohésion gouvernementale. Quel rôle jouent aujourd’hui les formations politiques dans une décision politique et économique prise en tenailles entre bailleurs de fonds et centrale syndicale* ?
Le 13 juillet 2016, neuf partis politiques et trois organisations nationales — l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat (Utica) et l’Union tunisienne de l’agriculture et de la pêche (UTAP) — signaient le pacte de Carthage, relatif aux priorités d’un nouveau gouvernement dit « d’union nationale ». Voulu par le chef de l’État, ce nouveau gouvernement était censé donner un nouvel élan politique au pays.
Désigné pour diriger le gouvernement, Youssef Chahed n’a que 41 ans et manifeste beaucoup d’enthousiasme pour mener à bien la tâche qui est désormais la sienne, en hiérarchisant les priorités : lutte contre le terrorisme, relance de l’économie et développement des régions enclavées. Il affiche également sa détermination à s’attaquer à une corruption qui s’est nettement aggravée et généralisée depuis la révolution.
Au-delà de ces axes, le chantier est immense. Le nouveau premier ministre en donnait lui-même la mesure dans son premier discours, prononcé en août 2016, devant l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) pour obtenir le vote de confiance à son gouvernement. Brossant un tableau sombre mais réaliste de l’économie du pays, Youssef Chahed avait alors souligné la baisse de la productivité des entreprises, les demandes d’augmentations salariales et les grèves qui bloquent les sites de production, constituant de vrais obstacles à l’investissement tout en mettant l’accent sur le sureffectif dans la fonction publique.
La potion amère du FMI
La masse salariale a en effet explosé entre 2010 et 2016, le nombre de fonctionnaires est passé de 600 000 en 2010 à 900 000 en 2016. Plus largement, les dépenses de l’État, nettement supérieures aux recettes, ont creusé le déficit budgétaire, contraignant le gouvernement à contracter un emprunt massif auprès du Fonds monétaire international (FMI). Ce prêt est essentiellement destiné à combler le déficit budgétaire, compte tenu de l’importance de la dette, passée de 25 milliards de dinars en 2010 à 56 milliards en 2016, soit plus de 60 % du PIB. Le premier ministre avait alors précisé que pour éviter les mesures d’austérité drastiques, il fallait nécessairement diminuer les dépenses de l’État en réduisant considérablement le nombre de fonctionnaires, augmenter les impôts à la fois pour les particuliers et pour les entreprises tout en luttant contre l’économie parallèle et contre la corruption.
Si le diagnostic a le mérite d’être précis, la mise en œuvre de ce programme devait s’avérer autrement plus compliquée. Depuis sa formation, le gouvernement éprouve de grandes difficultés à faire rentrer de l’argent dans les caisses de l’État, notamment par la perception des impôts auprès des professions libérales. Une étude réalisée en 2016 par le média Inkyfada met en lumière l’importance de la fraude fiscale des professions libérales, tandis que les salariés, soumis à la retenue à la source, restent la vache à lait du gouvernement. Leurs contributions ne cessent d’augmenter ces dernières années alors que « la baisse des recettes fiscales est de 26 % entre 2014 et 2015, avec une chute brutale du nombre des redevables en règle ». Le gouvernement, qui semble désarmé face au corporatisme de certaines professions — en particulier les avocats —, n’a pas davantage de solutions pour faire face à un marché parallèle toujours hors de portée de l’administration fiscale.
En ce qui concerne la lutte contre la corruption, malgré les mesures annoncées, le gouvernement a jusqu’ici échoué. En septembre 2016, en ouverture du 5e congrès ministériel du Réseau arabe pour l’intégrité et la lutte contre la corruption, Chahed avait déclaré que « la lutte contre la corruption est plus complexe que la lutte contre le terrorisme ».
Mais la principale difficulté du gouvernement est de répondre aux demandes des bailleurs de fonds, essentiellement le FMI, tout en prenant en compte les exigences du principal syndicat, l’UGTT, en matière d’augmentation des salaires et sur la manière de réduire le nombre de fonctionnaires. En février dernier, les représentants du FMI en visite en Tunisie n’ont pas manqué de relever les principaux facteurs qui contribuent à alourdir la dette du pays et à en plomber les finances : les déficits des comptes publics, un budget de l’État qui nécessite un emprunt de près de 25 % de son montant et bien sûr une absence de réformes structurelles relatives à une administration pléthorique. Pour le FMI, « la masse salariale de la fonction publique en pourcentage du PIB est parmi les plus élevées au monde ». En effet, administration et entreprises publiques totalisent 900 000 salariés pour un pays de 11 millions d’habitants.
La crise entre le chef du gouvernement et l’UGTT était latente depuis quelque temps. Dans le conflit qui oppose le syndicat de l’enseignement au ministre de l’éducation Neji Jalloul, l’UGTT souhaite voir le ministre quitter le gouvernement, tandis que le premier ministre ne l’entend pas de cette oreille.
Dégraisser la fonction publique ?
L’autre sujet de tension porte sur la réduction du nombre de fonctionnaires et la manière de « dégraisser » la fonction publique. Abid Briki, le ministre de la fonction publique qui fut cadre de l’UGTT, souhaitait procéder par paliers. Il envisageait un premier temps des « départs volontaires », tout en considérant que la réforme de la fonction publique était nécessaire à terme. Dans un entretien accordé à l’agence Reuters, le ministre déclare que la Tunisie envisage un programme de « licenciements volontaires » qui concernerait 50 000 fonctionnaires, de manière à réduire les dépenses publiques. Il précise que ces mesures doivent être accompagnées par le gouvernement, lequel doit indemniser les fonctionnaires partants (environ deux années de salaire) et leur venir en aide pour obtenir des prêts bancaires afin de mettre en place des projets de petites entreprises.
Tout en annonçant ce programme, Briki annonce par le biais des médias qu’il pourrait présenter sa démission au chef du gouvernement, décision dont il aurait discuté avec deux anciens secrétaires généraux de la centrale syndicale : Abdesselam Jrad et Houcine Abassi. Il fait également savoir qu’il est disposé à en discuter avec le chef de l’État Béji Caïd Essebssi. Tout en égrenant ces discussions qui pourraient s’apparenter à des négociations, Abid Briki contourne allègrement le chef du gouvernement.
Le 25 février, le premier ministre provoque la surprise en annonçant un remaniement ministériel partiel (Ahmed Adhoum est nommé ministre des affaires religieuses et Abdellatif Hmam secrétaire d’État au commerce) par lequel il limoge le ministre Briki. Cette mise à l’écart sonne comme une réponse aux menaces de démission exprimées par le ministre de la fonction publique. La décision aurait été anodine ou tout au moins habituelle si le ministre n’était pas issu de la puissante centrale syndicale, si elle n’intervenait pas dans un climat de grande tension entre l’UGTT et le gouvernement et si les membres du gouvernement n’étaient pas signataires du pacte de Carthage.
Un acteur politique majeur
Par le renvoi de Briki, Chahed feint d’ignorer que la centrale syndicale a toujours joué un rôle central dans l’histoire politique tunisienne. Pièce maîtresse du mouvement national, elle n’a jamais cessé d’être un acteur politique majeur, en s’engageant aux côtés de Habib Bourguiba dans sa lutte contre son adversaire Salah Ben Youssef. Avec plus ou moins de succès, elle a jalousement défendu son autonomie par rapport au pouvoir. Durant la révolution, elle a joué un rôle-clé dans les rassemblements et manifestations qui ont provoqué le départ de Zinedine El Abidine Ben Ali. Par la suite, l’UGTT a opté pour une rupture avec le passé qui passait nécessairement par le refus de la Constitution marquée du sceau de Ben Ali et par la dissolution du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD). Cette lecture orthodoxe de la révolution lui a permis de faire oublier la proximité qu’ont pu avoir certains responsables du syndicat avec le régime de Ben Ali.
La stratégie a réussi et, malgré la reconnaissance de deux autres syndicats après la révolution, l’UGTT a continué de s’imposer sur la scène politique en se substituant aux partis, notamment les formations issues de la gauche, et en donnant d’elle l’image d’un syndicat traditionnellement engagé auprès du peuple, de la société civile et de la rue. Elle renouait ainsi superbement avec sa légitimité historique. En juillet 2012, elle a appelé à la création d’un conseil national de dialogue, réunissant acteurs politiques et composantes de la société pour trouver une issue à la crise politique majeure dans laquelle le pays était plongé. Le prix Nobel de la paix a salué en 2015 cet engagement dans le « dialogue national » qui a permis de sauver la transition politique menacée de sombrer.
À l’été 2016, lorsque le pouvoir exécutif associe étroitement l’UGTT au pacte de Carthage, c’est bien plus qu’un syndicat qui est invité à prendre part à la prise de décision gouvernementale : c’est un acteur politique majeur qui conserve son rôle social. L’UGTT, craignant une privatisation à tout-va de la part d’un gouvernement soumis aux demandes du FMI et mesurant les conséquences sociales de licenciements massifs dans la fonction publique a certainement voulu jouer le rôle politique qu’elle a toujours joué en agitant la menace d’une grève générale et sa démission du gouvernement.
L’esprit perdu du pacte de Carthage
Face à cette méthode traditionnellement employée par la centrale syndicale, Youssef Chahed a choisi de sortir de la négociation musclée en congédiant l’un des deux ministres issus de l’UGTT. Le geste est maladroit à plus d’un titre. D’une part, il s’agit d’une décision prise sans consulter les partis, ce qui enfreint le pacte de Carthage. Et d’autre part, le premier ministre prend la décision de remplacer un représentant de la centrale syndicale par un cadre du patronat (Utica), Khélil Ghariani, pour diriger la fonction publique. Sans surprise, le message est très mal reçu par les syndicalistes, et notamment ceux d’entre eux qui ont soutenu les dernières protestations des syndicats de l’enseignement primaire et secondaire pour demander le limogeage du ministre de l’éducation Néji Jalloul. Mais il est également très mal perçu par l’opinion publique qui découvre, à travers les réseaux sociaux, que Ghariani a un lien de parenté avec le premier ministre Chahed. La toile s’enflamme pour exprimer le désaccord avec un premier ministre sous pression qui croise le fer avec l’UGTT et renoue avec le népotisme de Ben Ali et de Caïd Essebssi.
Si Nidaa Tounès et Ennahda appuient le chef du gouvernement, les autres formations expriment leur étonnement et disent ne pas avoir été consultées ou informées. Face à cette levée de boucliers, Khélil Ghariani finit par revenir sur sa décision première en renonçant à l’offre ministérielle. La fonction publique est désormais rattachée à la présidence du gouvernement.
Même si le chef du gouvernement réitère son attachement au pacte de Carthage, il est évident que cet accord est quelque peu vidé de son sens. Plusieurs formations se sont d’ores et déjà retirées, comme l’Union patriotique libre, Machrou’ Tounès ou encore le Mouvement du peuple. La cohésion gouvernementale semble très fragilisée par la méthode de Youssef Chahed, même si le chef du gouvernement fait mine de prendre en compte les projets de certains acteurs politiques. Dans un discours prononcé devant l’ARP pour obtenir la confiance au gouvernement remanié, Chahed annonce en effet les grandes réformes relatives à la fonction publique, aux entreprises publiques, aux caisses sociales et au régime de retraite. Il annonce également une hausse du salaire minimum interprofessionnel garanti (SMIG) de 5,65 %. Si ces mesures vont dans le sens souhaité par Abid Briki et l’UGTT, elles n’ont pas été prises en concertation avec le partenaire social, tel qu’il a été envisagé dans l’esprit du pacte de Carthage.
(*) Cet article a été publié initialement sur OrientXXI. Nous le publions ici avec son aimable permission.