Des soupçons de corruption et de favoritisme pèsent sur la vente de quantités de liège brut d’une valeur de 350 mille dinars, à une société algéro-chinoise baptisée «MARWA.T. L», en vertu de contrats de gré à gré signés, le 4 novembre 2016 entre la DGF (direction générale des Forêts) et cette société.
Propriété de l’Etat tunisien, le liège se vend en vertu de l’article 18 du Code des forêts, dans le cadre d’adjudications régies par des cahiers des charges. Pourtant, d’après des documents parvenus à l’agence TAP, les quantités de liège ont été vendues à la société fraichement créée, en appliquant le principe du «dernier arrivé, premier servi» et sans respecter les règlementations en vigueur.
Car, la société n’a pas participé à l’adjudication de mai 2016 et a été la dernière à déposer une demande d’achat de gré à gré pour l’acquisition des quantités de liège dites « lots retirés » de l’adjudication précitée et à laquelle ont participé les représentants des 6 sociétés opérant dans le secteur (SNL-Bouchonneries Tunisiennes-Cortex- STIB- El Khaffef et Liège Aggloméré).
Selon Miloud Smaali, premier responsable de la société Bouchonneries Tunisiennes (BT), les responsables des sociétés de la filière ont fait parvenir, le cachet du bureau d’ordre de la DGF faisant foi, des demandes d’achat de liège de gré à gré, le 1er novembre 2016, soit 4 jours avant la demande de la société MARWA T L, mais leurs demandes ont été refusées et ladite société a signé des contrats de gré à gré, le 4 novembre 2016.
La société «MARWA. T.L» n’a même pas participé à l’adjudication, tout simplement parce qu’elle n’existait pas. Sa création a été annoncée dans le JORT du 16 octobre 2016, arguent les responsables de ces entreprises, qui dénoncent, «la cession de liège appartenant à l’Etat tunisien, à une société fantoche, inexistante en pratique ». Ils ont critiqué des pratiques «d’incitation à la concurrence déloyale » qui nuisent aux entreprises déjà actives en Tunisie et qui emploient environ 4800 personnes d’une façon directe et indirecte.
Des contrats en infraction avec l’article 3 du cahier des charges
Dans son article 3, le cahier des charges régissant les adjudications, conçu par la DGF elle-même et adopté par le ministre de l’Agriculture, exige pour l’achat du liège et pour la participation à toute adjudication, certaines conditions, dont principalement la propriété ou la gérance d’une unité de transformation de liège (c’est-à-dire d’une usine équipée de machines appropriées et de personnel).
Cette usine n’existe pas. A son adresse enregistrée dans le Registre de Commerce (Rue de Plastique Z.I Megrine à Ben Arous), il n’y a qu’un dépôt de collecte de liège qui n’a été approvisionné en cette matière qu’à partir de mercredi matin (8 mars 2017), d’après des témoins. Avant cette date, un journaliste de l’agence TAP s’était déplacé sur les lieux et n’a trouvé aucune trace d’usine ou d’équipements destinés à la transformation du liège dans la même adresse.
Même chose pour le siège social de la société, une journaliste de l’agence TAP s’est rendue, mercredi après-midi, au siège mentionnée dans le registre de commerce (15, AV de l’Environnement Jardins Aouina) et n’a trouvé aucune trace de cette société. Pour équiper l’usine du matériel adéquat, il faut importer de l’étranger. Miloud Smaali, responsable des socités BT et Liège Aggloméré a affirmé que les équipements de transformation du liège n’existent pas sur le marché local et que la procédure d’importation prend du temps.
La participation aux adjudications pour l’achat du liège est aussi, conditionnée par une autorisation du gouverneur (dans ce cas le gouverneur de Ben Arous) et par le respect de l’industriel des conditions nécessaires à l’exercice de la transformation du liège. Cette condition indispensable doit être approuvée dans le cadre d’un constat et rapport de visite sur terrain effectuée par les départements compétents du Ministère de l’Industrie.
Le document officiel qui fixe les conditions préalables pour l’octroi de l’autorisation a été élaboré depuis des années par la Direction des industries manufacturières après maintes réunions avec les professionnels du secteur, lit-on dans des correspondances adressées par le responsable de la société BT, au ministre de l’Agriculture.
Alors que le directeur général des affaires juridiques et foncière au ministère de l’Agriculture, Houcine Othmani, déclare avoir reçu une décision du ministre de l’Industrie d’entrée en production de l’usine de transformation de liège appartenant à la société «MARWA. T.L», le ministère de l’Industrie, a affirmé à l’agence TAP « qu’il a bien reçu une correspondance de ladite société, mais que «le dossier est encore en cours d’étude».
Les industriels dénoncent des «contrats frauduleux» de vente de liège
Les 6 entreprises de la filière, dont certaines sont actives depuis les années 60 en Tunisie, se sont retirées, toujours, selon les documents parvenus à l’agence TAP, de l’adjudication du 15 décembre 2016 et ont exigé «le respect des procédures, notamment, la désignation d’une commission technique du ministère de l’Industrie pour vérifier et rapporter la véracité des informations concernant les équipements installés et la fonctionnalité de chaque usine avant de délivrer toute autorisation d’entrée en production ». Ils ont appelé à l’annulation pure et simple des contrats « frauduleux » de vente de liège et à respecter les règles de la concurrence loyale.
Selon Miloud Smaali, « la filière du liège connait déjà des difficultés liées notamment au manque de la matière, de pareilles pratiques pourraient mettre en péril les activités des entreprises déjà en place et aussi menacer les emplois existants ». La récolte de liège a chuté durant la période entre 2010/2015 à une moyenne de 3800 tonnes de liège de reproduction contre 5700 tonnes durant la période 1997-2009.
Il a ajouté que les industriels ne sont pas contre l’entrée sur le marché de nouveaux investisseurs dans la filière, locaux ou étrangers, «pourvu que ce soit dans la transparence totale et conformément aux règles de la concurrence loyale et l’égalité des chances». Les responsables des 6 sociétés opérant dans la filière du liège, menacent « de saisir les tribunaux compétents pour annuler les contrats frauduleux et aussi l’Instance Nationale de lutte contre la corruption pour enquêter sur le dossier ».
Déjà, le directeur général de la société portugaise Amorim Florestal, S. A, Francisco Carvalho, qui détient la Société Nouvelle du Liège à Tabarka a adressé une correspondance au ministre de l’Agriculture et à l’ambassadeur de Tunisie au Portugal et à l’ambassadeur du Portugal en Tunisie, pour attirer leur attention sur « le manque de matière première et la nouvelle interprétation de la règlementation en vigueur organisant la participation aux adjudications du liège », suite à la vente du liège de gré à gré à la société « MARWA .T. L ». Le Portugal est le premier producteur mondial de liège. Pour la DGF et la REF, les adjudicataires sont de simples dossiers évalués sur la base de leur conformité au cahier des charges
Le directeur général des Forêts, Habib Abid a démenti toutes allégations de favoritisme, affirmant que tout s’est passé dans les règles de l’art et que sa direction a réagi conformément aux conditions stipulées par le cahier des charges régissant les adjudications.
«Le liège collecté généralement en été, est vendu sous forme de quotas dans le cadre d’adjudications. Si des lots de liège ne sont pas vendus, ils sont appelés lots retirés et nous avons, alors, le droit de les vendre de gré à gré au premier venu », a-t-il dit. Et d’ajouter « si nous recevons plus qu’une demande, nous revenons au premier principe de l’adjudication et c’est ce que nous avons fait, nous allons organiser une adjudication le 14 mars 2017 ».
Concernant la nouvelle société entrée sur le marché, Abid estime qu’elle a acheté, par le biais de contrats de gré à gré, «quelques lots d’une valeur dérisoire de 350 mille dinars ». Le directeur général des Forêts avait reçu, des industriels du liège, début janvier 2017, concernant la participation de la société algéro-chinoise. Il leurs avait affirmé, d’après le directeur général de la société BT, que « toute la procédure et les documents exigés jusqu’ici de chaque nouvel investisseur, ne sont qu’un excès de zèle de l’Administration ».
En effet, les responsables des sociétés précitées ont envoyé au ministre de l’Agriculture des correspondances demandant de dépêcher une commission pour visiter l’usine de la société « MARWA», dans la zone industrielle de Megrine (Banlieue sud de Tunis), en vue de s’assurer de l’existence des équipements, du personnel et de la fonctionnalité de l’usine, sans pour autant obtenir un résultat.
Ils sont allés à la rencontre du gouverneur de Ben Arous, qui a affirmé avoir donné à la société « MARWA T. L », une autorisation de conformité administrative liée à la sécurité et l’environnement et non une autorisation d’entrée en production, laquelle ne relève pas de ses prérogatives. En Tunisie, le ministère de l’Industrie est chargé, depuis les années 90, de statuer sur le volet technique (matériel nécessaire et approprié) avant la participation des nouvelles entreprises aux adjudications et en interdisant tout export du liège brut et semi œuvré.
Toujours d’après les responsables des entreprises protestataires, le gouverneur leurs a expliqué que l’autorisation administrative répond à la classification (catégorie 3) de cette entreprise, conformément au code de travail. Fort de cette donne, la direction des Forets au ministère de l’Agriculture a fixé une nouvelle adjudication pour le 14 Mars 2017, adjudication que les industriels de 6 sociétés menacent de boycotter si les contrats avec la nouvelle société ne sont pas annulés.
Une menace pour l’environnement !
Conformément aux normes internationales, une entreprise de transformation de liège doit déposer une étude d’impact sur l’environnement. Elle doit être dotée d’une station de traitement des eaux usées et d’une station de filtrage et de collecte de poussière. Cette société nouvellement créée, ne pourrait remplir ces conditions et se doter de ces stations en un laps de temps très restreint et risque de nuire à l’environnement déjà dégradé en Tunisie
Le ministre de l’Agriculture se prononce sur l’affaire à l’ARP
Mardi, lors d’une plénière à l’ARP consacrée à la question du développement dans les régions du nord-ouest, deux députés ont évoqué cette affaire du liège et les soupçons de corruption et de favoritisme.
Dans sa réponse, le ministre de l’Agriculture et des Ressources Hydrauliques, Samir Ettaieb, a affirmé « nous avons arrêté l’attribution du marché à ladite société parce qu’elle ne disposait pas d’usine de transformation de liège et parce qu’elle ne remplissait pas les conditions du cahier des charges et nous allons organiser une adjudication à la fin de ce mois et tout le monde peut y participer dans la transparence totale ».
Le liège, un trésor national
L’État est le seul propriétaire de l’ensemble de la subéraie tunisienne (chêne-liège). L’Arbre de liège est exploité pour son écorce qui fournit une source importante de revenus pour l’Etat. Les recettes de ce produit forestier, ont atteint en 2015, environ 5 millions de dinars contre près de 8 millions de dinars en 2014. Le liège représente presque 44% des recettes de l’ensemble des produits forestiers en Tunisie.
Les subéraies sont exploitées par la Régie d’Exploitation Forestière (REF), qui est aussi chargée de la vente du liège. La vente du liège se fait sous forme d’adjudication publique aux enchères ascendantes depuis 1994. Les peuplements de chêne liège en Tunisie sont situés principalement dans la région de Kroumirie et de Mogods.