Un euro à 300 dinars en 2019, une politique de subvention insoutenable, une démographie qui change la donne et un informel dominant, le Pr Mebtoul analyse les ingrédients du processus inflationniste en Algérie, une dangereux cercle vicieux, avertit-il.
Depuis janvier 2015, la majorité des produits connaissent une hausse vertigineuse ayant un impact sur le pouvoir d’achat des Algériens. La variation annuelle des prix à la consommation, c’est-à-dire la croissance des prix en janvier 2017 par rapport à janvier 2016, a enregistré une hausse de 8,1%, selon l’Office national des statistiques (ONS) cité par l’APS le 25 février 2017. Quant au rythme d’inflation annuel, il s’est établi à 6,7% jusqu’à janvier 2017.Quelles sont les raisons de ce processus inflationniste et ses incidences socio-économiques ?
S’agissant d’un problème aussi complexe que celui de l’inflation, il me semble utile de préciser que qu’une analyse objective doit tenir compte de la structure et des particularités de l’économie à laquelle ils sont appliqués. Des aspects de structures de l’économie internationale, de l’économie interne résultant de l’option de la stratégie de développement économique, aux schémas de consommation générés en son sein pour des raisons historiques, d’influences socioculturelles et aux composantes des différentes forces sociales pour s’approprier une fraction du revenu national.
La donnée démographique
La donnée démographique me semble stratégique. La population algérienne est passée de 12 millions en 1965, de 34 591 000 le 1er juillet 2008, à 37,5 millions d’habitants en 2010, 39,5 millions d’habitants au 1er janvier 2015, 40,4 au 1er janvier 2016, 41,2 millions d’habitants au 1er janvier 201. Elle s’oriente vers 50 millions horizon 2030 avec une demande additionnelle d’emplois variant entre 350.000/400.000/an qui s’ajoute au taux de chômage actuel.
Le taux d’inflation officiel entre 1989 et août 2016 a été le suivant : 17 87% en 1989 ; 25 88% en 1991 ; un pic de 31,68% en 1992 ; 21,9% en 1995 ; 5% en 1998. En 1999 : 4/2% ; en 2000 : 2% ; 2001 et 2002 : 3% ; en 2003 : 3,5% ; en 2004 : 3,1% ; en 2005 1,9% ; en 2006 : 3% ; en 2007 : 3,5% ; en 2008 : 4,5% en 2009, 5,7% en 2010, 5% ; en 2011, 4,5%, en 2012, 8,9%, en 2013, 3,3%, en 2014, 2,9%, en 2015, 6,7% en 2016 et 8% en janvier 2017.
L’indice global de l’inflation doit être régulièrement réactualisé car le besoin est historiquement daté, les besoins évoluant. Le taux d’inflation officiel est biaisé, devant l’éclater par produits selon le modèle de consommation par couches sociales (fonction de la stratification du revenu national) et surcroît comprimé artificiellement par les subventions sinon il dépasserait les 10%.
La perception de l’inflation est différente d’une personne qui perçoit 200 euros par mois de celle qui perçoit 10.000 euros car ils n’ont pas le même modèle de consommation. Un agrégat global comme le revenu national par tête d’habitant peut voiler d’importantes disparités entre les différentes couches sociales. Une analyse pertinente devrait lier le processus d’accumulation, la répartition du revenu et le modèle de consommation par couches sociales, devant déflater par le taux d’inflation réel pour déterminer le véritable pouvoir d’achat.
Aussi, une interrogation s’impose : comment est-ce qu’un Algérien, qui vit au SNMG, (moins de 190 euros par mois, soit au cours officiel 6,2 euros par jour, et 4 euros/jour sur le marché parallèle alors que le kilo de viande est de plus de 10 euros, la majorité des fruits dépasse 2 euros le kilo, sans oublier les produits de première nécessité comme la pomme de terre), fait face aux dépenses incontournables : alimentation, transport, santé, éducation.
La cellule familiale, paradoxalement, la crise du logement (même marmite, même charges) et les subventions et transferts sociaux mal ciblées et mal gérés qui ont atteint entre 2010/2016, 23/27% du PIB jouent temporairement et imparfaitement comme tampon social.
Cercle vicieux
L’inflation joue comme vecteur de redistribution et de concentration du revenu national au profit des revenus variables et pénalise les revenus fixes. Nous sommes dans un cercle vicieux : l’inflation accélère les revendications sociales pour une augmentation des salaires qui à leur tour en cas de non productivité accélère l’inflation.
La détérioration du pouvoir d’achat accroît l’endettement des ménages ou accélère la déthésaurisation des ménages notamment les couches moyennes qui se paupérisent. En mettant en circulation leur épargne, la masse monétaire enfle. Ce qui accélère en cas de rigidité de l’offre, le processus inflationniste. Lorsque l’Etat a les moyens financiers, l’importation de produits subventionnés joue comme tampon transitoire.
Qu’en sera-t-il avec l’éclatement de la cellule familiale et en cas de chute du cours des hydrocarbures et donc l’incapacité de subventionner ? Un couple avec deux enfants doit percevoir minimum entre 45.000 et 60.000 dinars/mois pour uniquement subsister et éviter un nivellement par le bas. Toute nation ne peut distribuer que de qu’elle a préalablement produite au risque d’aller vers la dérive politique, sociale et économique.
2.-Quelles sont donc les raisons essentielles du retour à l’inflation en Algérie ?
Bien que dialectiquement solidaires, je recense trois raisons essentielles.
-Premièrement, l’inflation provient de la faiblesse de la production et de la productivité interne du fait que 97/98% des exportations sont le résultat des hydrocarbures à l’état brut et semi brut. Ceci en tenant compte des déchets d’hydrocarbures comptabilisés dans la rubrique exportation hors hydrocarbures.
Plus de 95% du tissu économique est constitués de PMI/PME organisées sur des bases familiales, sans management stratégique et inaptes à faire face à la concurrence internationale. Les importations couvrent 70/75% des besoins des ménages et des entreprises dont le taux d’intégration ne dépasse pas 10/15%. La non-proportionnalité entre les dépenses monétaires et les impacts favorise l’inflation.
L’Algérie peut-elle continuer dans cette voie suicidaire de subventions généralisées sans ciblage, de versements de salaires sans contreparties productives, des assainissements répétés des entreprises publiques. Et aussi des recapitalisations répétées des banques publiques contrôlant 80% du crédit global et qui sont malades de leurs clients souvent non bancables. Avec le risque sans relèvement des taux d’intérêt d’une faillite du système bancaire freinant l’investissement ?
Un euro à 300 dinars à Port Saïd en 2019 ?
-La deuxième raison du processus inflationniste, est aussi due à la dévaluation rampante du dinar.
Le taux sur le change du marché parallèle Port Saïd/Alger pour le 24 février 2017, nous avons:
– un Euro vente 187 dinars un Euro- achat 186 dinars un Euro
– un Dollar US –vente 175 dinars un Dollar, vente 173 dinars un Dollar US-
Or, 70-75% des besoins des ménages et des entreprises publiques et privées étant importés et la distorsion entre le taux de change officiel et celui sur le marché parallèle est grande. Et les vendeurs s’alignant souvent sur le cours du marché parallèle.
Cela a des incidences sur le coût des matières premières, des équipements et des biens de consommation importés avec le risque d’une inflation à deux chiffres, en cas de baisse du cours des hydrocarbures inférieur à 50 dollars.
Ce dérapage du dinar officiel voile l’importance du déficit budgétaire, donc de l’efficacité de la dépense publique. On peut établir un coefficient de corrélation entre la cotation du dinar, le niveau des réserves de change provenant des hydrocarbures et l’évolution des recettes des hydrocarbures pour un taux d’environ 70%, 30% étant dues aux phénomènes spéculatifs et aux sections hors hydrocarbures bien que limitées.
Avec une diminution des réserves de change inférieur à 20 milliards de dollars, pouvant tendre vers zéro horizon 2018/2019 au rythme de la dépense publique actuelle, la cotation du dinar s’établirait à entre 200/250 dinars un euro au cours officiel et plus de 300 dinars un euro sur le marché parallèle.
La domination de l’informel
-La troisième raison du processus inflationniste est la dominance de la sphère informelle produit des dysfonctionnements des appareils de l’Etat et le manque de vision stratégique qui bloquent l’émergence d’entreprises productives.
Cette sphère informelle en Algérie contrôle 65/70% des segments de produits de première nécessité auxquels plus de 70% des ménages consacrent presque l’intégralité de leurs revenus (marché fruits et légumes, poisson, viande rouge et blanche, textile et cuir) et sans compter les factures de plus en plus élevées de l’eau et de l’électricité qui absorbent une fraction importante du revenu des ménages pauvres et moyens accroissant leur endettement.
Parallèlement, elle contrôle 40/50% de la masse monétaire en circulation avec une importante intermédiation financière informelle mais avec des taux d’usure accroissant l’endettement des ménages qui s’adressent à cette sphère. Le constat en Algérie est l’absence d’une véritable concurrence (gel du conseil national de la concurrence dépendant d’un simple ministre du commerce alors qu’il devrait être une institution indépendante).
Nous assistons à des tendances monopolistiques dans la sphère informelle faisant que les circuits entre le producteur et le consommateur (les grossistes informels) ont tendance à se rallonger, la marge commerciale pouvant représenter 2 à 3 fois le prix de production (surtout dans le domaine agricole), ce qui ne peut que décourager le producteur immédiat et l’orienter vers des activités spéculatives.
Ainsi, la politique d’encadrement des prix s’avère d’une efficacité limitée, sinon il faudrait des milliers de contrôleurs qui ne changeraient d’ailleurs pas le problème dans la mesure où le contrôle des prix repose sur le détaillant qui ne fait souvent que répercuter ces surcoûts de distribution.
3.-..-Quelles perspectives ?
L’Algérie ne doit pas se berner d’illusion de ses réserves de change qu’elle peut épuiser au bout de 3/4 années en cas d’un cours inférieur à 60 dollars doit faire plus pour diversifier son économie et sortir de sa dépendance vis-à-vis des hydrocarbures.
Dès lors, les mesures du Ministère des finances de vouloir intégrer le capital argent de la sphère informelle au sein de la sphère réelle avec le retour de l’inflation ont eu un impact limité pour ne pas dire nul. C’est que pour se prémunir contre l’inflation, et donc la détérioration du dinar algérien, l’Algérien ne place pas seulement ses actifs dans le foncier, l’immobilier ou l’or. Il achète des devises sur le marché informel.( voir étude du professeur Abderrahmane Mebtoul « Essence de la sphère informelle au Maghreb et comment l’intégrer à la sphère réelle » Institut Français des Relations Internationales – IFRI- (Paris- Bruxelles décembre 2013–60 pages).
Sans une nouvelle gouvernance, une maitrise de la dépense publique et un retour à la croissance qui suppose une vision stratégique reposant sur les véritables producteurs de richesses. Et tenant compte de la pression démographique et des recettes de Sonatrach qui avec un cours de 55 dollars ne dépasseront pas 35 milliards de dollars, (auquel il faudrait soustraire 20% des couts), le retour à l’inflation semble inévitable avec des incidences à la fois socio-économiques et politiques.
La situation serait dramatique avec un cours inférieur à 50 dollars, le prix d’équilibre retenu par la loi de finances 2017. Cela aura également des incidences négatives tant sur le taux d’intérêt bancaire qui devra être relevé, si l’on veut éviter la faillite des banques. Le risque est le frein à l’investissement productif, une spirale inflationniste, selon le cercle vicieux -revendications sociales, augmentation des salaires sans corrélation avec la productivité, inflation et revendications sociales.
Avec l’inquiétude vis-à-vis de l’avenir, l’absence de morale et la faiblesse de la gouvernance tant centrale que locale, avec ce retour accéléré de l’inflation, qui contribue à une concentration du revenu au profit d’une minorité rentière, la majorité des Algériens veulent tous et immédiatement leur part de rente, quitte à conduire l’Algérie au suicide collectif.
Le processus inflationniste que l’on comprime artificiellement par des subventions pour calmer le front social montre forcément ses limites, ne s’attaquant pas aux fondamentaux. Les réserves de change actuelles d’environ 114 milliards de dollars sont une richesse virtuelle provenant des hydrocarbures qu’il s’agira de transformer en richesses réelles.
Ceux qui donnent des leçons de nationalisme doivent savoir qu’à l’avenir l’amélioration du pouvoir d’achat et le véritable nationalisme des Algériens, quel que soit le niveau de responsabilité, se mesurera par leur contribution à la valeur ajoutée interne. Et sans mobilisation de la population, autour d’un large front national tenant compte des différentes sensibilités, supposant une grande moralité de ceux qui dirigent la Cité, condition du rétablissement de la confiance, aucun développement de sortie de crise n’est possible.
(*) Professeur des universités expert international