La seizième grande manifestation du vendredi, première à être organisée après le Ramadhan, est intervenue après le discours du chef de l’Etat invitant les Algériens au dialogue. Pour beaucoup, une nuit de doute durant laquelle on s’était interrogé sur la réaction de la rue.
Durant les premières heures de la journée, quelques personnes ont été interpellées. La police était présente en force à Alger-centre, surtout du côté la Grande poste où, étrangement, les premiers manifestants avaient tardé à se montrer. Ce n’est qu’aux alentours de 11 heures que les premiers groupes d’hommes et de femmes, drapeaux et pancartes brandis, commençaient à occuper les lieux. Mais le doute ne s’était pas dissipé pour autant. On chuchotait dans les rangs des manifestants et dans les ruelles de la ville que cette journée n’allait pas attirer grand monde.
Du côté de Soustara, un commerçant offrait aux passants du couscous à la sauce blanche et, autour de sa table, la politique et le Hirak était les sujets du jour. L’on s’interrogeait surtout sur cette journée, sur le nombre de manifestants qui allaient venir et sur leur volonté. « On le saura à 14 heures, c’est-à-dire dans un peu plus d’une heure », dit un père de famille. Cette journée avait pourtant une importance particulière. La veille, le chef de l’Etat avait appelé la classe politique, la société civile et les personnalités nationales à dialoguer autour des futures élections présidentielles.
Vers 13 heures, la foule qui s’était rassemblée à la Grande poste semblait moins nombreuse que les policiers alignés à côté de leurs fourgons. Le calme régnait sur place jusqu’au moment où un homme décide de faire bouger les choses. Drapeau sur les épaules, il marchait entre les manifestants et les policiers hurlant sa colère contre « le système et ceux qui le protègent ». Un policier outré, n’a pas pu se retenir. Il s’est même oublié en lançant, moqueur, le très algérien « Kiw ». Il n’en fallait pas plus pour enflammer la place. Des mots sont lâchés des deux côtés de la chaussée et bientôt des manifestants et des policiers ont une altercation verbale. Ils sont séparés au bout de quelques instants. Ni les policiers, ni les manifestants ne semblent vouloir aller plus loin. Le calme se réinstalle à nouveau. Mais chacun, dans son coin, mâche des insultes entre les dents, comme un boxeur attendant le round suivant.
Vers 14 heures, les doutes se dissipent et le calme qui planait sur la ville est définitivement rompu. Des milliers de manifestants arrivent. D’abord du haut de la rue Didouche Mourad, puis du côté de la place du Premier mai. La foule n’est pas celle des meilleurs jours du Hirak, mais elle est là, nombreuse, colorée, joyeuse avec ses slogans et des drapeaux à perte de vue. Et la réponse au discours du chef de l’Etat, elle l’adresse au chef de l’Etat-major de l’armée, l’homme fort du moment. C’est un « non » net et tranchant qui est livré. Le système est rejeté en bloc et ce n’est qu’après son départ que le dialogue sera possible. Radical, mais clair.
Les manifestants désormais très nombreux avaient l’esprit festif et l’ambiance de l’Aïd était palpable. Sur quelques pancartes, certains n’ont pas oublié de présenter leurs vœux. Une dame est même allée un peu plus loin, sillonnant les rangs des marcheurs, en offrant des gâteaux de l’Aïd faits maison.
Peu à peu, la manifestation s’est transformée en un véritable spectacle avec des dizaines de jeunes chantant en chœur au rythme d’instruments à percussion et des processions de drapeaux flottant au gré de la brise de l’après-midi qui s’étire. Des moments comme on les aime et qui placent les manifestations algériennes parmi les plus spectaculaires au monde et les manifestants algériens parmi les plus sympathiques. Mais quelque chose de brutal est venu subitement troubler ce spectacle. Des dizaines de jeunes scandant des slogans islamistes sont venus bousculer les marcheurs. Ils ont surgi de nulle part au moment où des manifestants dévoilaient l’un des plus grands drapeaux nationaux de la marche. Les islamistes sont passés sous le drapeau en courant repoussant ceux qui leur faisaient obstacle, appelant à la création d’un Etat islamique.
Le plus virulent d’entre eux, portant une veste et un chapeau de brousse militaires, hurlait « Dawla islamya » à la face de ceux qui lui rappelaient que les Algériens étaient frères. Une nouvelle bousculade s’en suit et des bouteilles d’eau en plastique sont jetées de part et d’autre. Les manifestants ont fini par perdre patience et, au slogan appelant à la création d’un Etat islamique, ils ont opposé le fameux « Algérie, libre et démocratique ». Ils ont ensuite changé de slogan pour crier « DRS dégage », en pointant du doigt le groupe d’islamistes. Une accusation inattendue mais déstabilisante.
Particulièrement agités, les défenseurs de l’Etat islamique sont montés le long de la rue Didouche Mourad créant une sorte de zone de turbulence sur leur passage au milieu de la foule. Mais il s’agissait, vu de loin, d’une sorte de vague orpheline dans un océan de manifestants.
La journée s’est finalement terminée dans le calme. Les animateurs du Hirak ont marché et ont répondu au chef de l’Etat. Globalement, en manifestant avec le sourire et de façon pacifique…à la manière des Algériens.