Dix-huitième vendredi de révolte. Tout le monde s’attendait à ce que la journée soit agitée et elle l’a été. A Alger, la démonstration en a été faite dès les premières heures de la manifestation. Une manifestation au cours de laquelle aucun drapeau autre que l’emblème national n’était toléré. L’injonction en a été donnée, deux jours plus tôt, par le chef de l’Etat-major de l’armée, lui-même.
Aux alentours de dix heures, des manifestants s’étaient présentés à la Grande poste avec, à côté des drapeaux nationaux, des drapeaux amazighs brandis bien haut. Les policiers alignés par centaines fixaient sans bouger ces révoltés venus défier le chef. Minutes après minutes, la foule s’agrandissait et ses slogans devenaient plus audibles, plus audacieux. Le chef de l’Etat-major de l’armée était particulièrement ciblé pour avoir interdit le drapeau amazigh dans les manifestations, car pour les manifestants c’était à ce drapeau qu’il faisait allusion.
Ils criaient leur colère, le poing en l’air face aux policiers en apparence impassibles. La situation était presque devenue ordinaire et on avait oublié la menace supplémentaire qui pesait sur les marcheurs portant des drapeaux aux couleurs trop vives. Brusquement une agitation gagne la foule. Des cris confus, une bousculade et des drapeaux à terre. La police venait de donner l’assaut et des dizaines d’hommes en bleu avaient foncé au pas de charge en direction des manifestants perçant la mêlée, malmenant ceux qui se trouvaient sur leur chemin et arrachant les drapeaux indésirables.
L’action était fulgurante et quelques policiers utilisaient du gaz lacrymogène pour obliger les manifestants à lâcher leurs drapeaux. La foule était désemparée, mais a fini par se reprendre et a répliqué en scandant des slogans reprochant aux policiers d’agir contre des manifestants pacifiques. Le calme était revenu pendant quelques instants. Quelques instants seulement, car les policiers ont lancé un nouvel assaut arrachant sur leur passage des drapeaux et provoquant un nouveau mouvement de panique. Les marcheurs n’ont pas eu le temps de souffler qu’une troisième charge était lancée.
Durant cette matinée, la police a procédé à l’arrestation de plusieurs personnes sur place mais un peu partout au centre-ville si bien qu’aux alentours de 12H30, il n’y avait que le drapeau national qui flottait au-dessus des têtes. A la Grande poste, les policiers étaient revenus à leurs positions scrutant la multitude cherchant du regard un drapeau à arracher. En face, on criait et on répétait des slogans exprimant colère et frustration.
Une demi-heure plus tard et quelques centaines de mètres plus loin, à la Place Audin, un drapeau amazigh est apparu, brandi par une dizaine de personnes. Bientôt, un deuxième drapeau s’élève non loin du tunnel où se tenaient des policiers anti-émeute. Mais ce sont des policiers en civile qui tenteront de confisquer ces drapeaux. Ils commencent par prendre en chasse le premier homme à avoir exhibé son drapeau. L’homme est rattrapé par les policiers, mais ils sont vite encerclés par la foule qui parvient à récupérer le drapeau. Les policiers préfèrent s’éloigner et regarder de loin.
Cet accrochage perdra pourtant tout son sens un peu plus tard, lorsque des milliers de manifestants apparaissent en haut de la rue Didouche Mourad. Une véritable armée d’hommes et de femmes portant des drapeaux nationaux et des drapeaux amazighs. Les personnes qui se trouvaient à la place Audin se sont arrêtées pour regarder ce spectacle. Beaucoup, parmi eux, avaient déjà commencé à filmer la foule dont les slogans étaient encore à peine audibles. On voyait au loin des drapeaux allant d’un côté à l’autre, agités par des manifestants qui voulaient que tout le monde les voit. La masse compacte de marcheurs arrive bientôt à la place Audin avec ses couleurs, ses banderoles et ses chants.
Gaïd Salah, le chef de l’Etat-major de l’armée est particulièrement critiqué. Les manifestants rappellent que le drapeau amazigh est un symbole culturel et non un substitut au drapeau algérien. « Les Algériens sont des frères et personne ne peut les pousser à s’entredéchirer », disaient les slogans, en substance. Arrivée à la Grande poste, la foule immense frôle les policiers anti-émeute en montant vers la rue Pasteur. Les drapeaux amazighs étaient bien présents et quelques-uns ont été accrochés aux façades des immeubles.
Plus tard, un autre drapeau apparait. Il s’agit du drapeau palestinien. Une infraction aux accents levantins, venue s’opposer à l’interdiction du jour. Le retour à la case départ est total avec les deux drapeaux les plus visibles à côté de l’emblème national depuis le début du Hirak.
Pendant les heures qui ont suivi, la rue était en quelque sorte entre les mains des manifestants qui n’hésitaient pas à narguer les policiers. Un jeu qui peut s’avérer risqué. A la Grande poste, deux manifestants ont été happés au milieu de la foule pour être embarqués dans un fourgon. La réaction des manifestants a été immédiate, mais raisonnée. On avait dépêché une sorte de délégation pour négocier la libération des deux jeunes. Les tractations n’ont pas duré longtemps et les deux jeunes gens ont été libérés sous les acclamations des présents.
La même scène s’est produite deux heures plus tard du côté du tunnel des facultés, mais la personne arrêtée par les policiers n’a pas été libérée malgré les efforts de ses amis.
Plus loin, près de la bouche du métro de la poste, une foule s’est rassemblée pour entonner des chants patriotiques. Les participants à ce rassemblement ont ensuite chanté l’hymne national, brandissant drapeaux nationaux et amazighs.
Le message de ceux qui ont marché à la manifestation de ce vendredi était clair. Dans la capitale comme ailleurs, ils ont affirmé que les Algériens étaient désormais liés par quelque chose de bien plus solide que le régionalisme, quelque chose qui les réunit tous sous un même drapeau; le drapeau national.