Lorsque dans les années 70, était imposées, au niveau international, les politiques économiques de ce qui avait été appelé « l’infittah » (1), version pour les pays arabes de la déréglementation économique, dans le cadre de la mondialisation, qui était considéré comme l’idéologie économique dominante du moment (2).
Notre pays, l’inverse de ce courant, développait une politique de développement dite « autocentrée », construite sur un capitalisme monopoliste d’Etat (3). Avec, pour instruments opérationnels, des entreprises publiques monopolistes, dans tous les secteurs d’activité, à très fort coefficient capitalistique (4), sous la ferrure dictatoriale de la planification bureaucratique et centralisée (5), les décideurs du moment pensaient, avec sincérité pour certain, pouvoir échapper à ce puissant courant idéologique. A coups de plans de développement (triennaux, quadriennaux et quinquennaux) qui structuraient la cohérence global du système, cette logique ne laissera, quasiment, aucune initiative individuelle et notamment au secteur privé, qui était confiné dans le corset, de la Constitution de 1976, qui l’enfermait dans le concept douteux « d’entreprise privée non exploiteuse ».
Le secteur agricole et sa production, quant à lui, s’effondraient après la forme organique imposée de « l’autogestion » (importée et greffée du modèle yougoslave), qui avait pour seule légitimité politique, de ne pas aborder le problème du statut de la propriété foncière et notamment celui des terres agricoles coloniales nationalisées, dès le début de l’indépendance. Les monopoles publics régnaient en maître, dans tous les secteurs et les administrations centrales (ministères et organismes publics), octroyaient des autorisations et ou des dérogations administratives, selon les activités et en fonction des priorités fixées par le système de planification centrale et bureaucratique.
Ce système, apparemment logique, va très vite montrer ses limites et son coût exorbitant (6), pour les opérateurs publics, en particulier et privé, à la marge. Sa remise en cause, nécessaire, après les réformes des années 88, ne va pas se traduire par destruction des monopoles mais par leur transfert du secteur public vers le secteur privé (à travers la Chambre de Commerce, dans un premier temps). Ce choix délibéré (ou imposé ?), malgré les logorrhées et autres galimatias des pouvoirs publics, va être catastrophique pour l’économie nationale, tant pour son approvisionnement, que dans son fonctionnement, ainsi que sur le système des prix relatifs. Pire que cela, des monopoles privés, de facto et de jure, vont donner lieu à des véritables luttes intestines, entre une oligarchie en construction, du fait de l’importance des marges brutes commerciales prohibitives accumulées et « invisibles » fiscalement.
En effet, chaque oligarque va tenter de construire son monopole soit par le truchement de l’exclusivité soit par l’ « éradication » des autres concurrents. Mais ces démarches ont un travers majeur, que l’on semble découvrir aujourd’hui, au fur et à mesure, que la lutte anticorruption nous révèle un certain nombre de dossiers. En effet, la construction des monopoles privés exigent des « protections » solides des autorités politiques et économiques (7), en matière législative (8) et dans le choix des opérateurs « retenus » pour la satisfaction de la demande publique, qui faut-t-il le rappeler, à cet endroit, reste essentielle dans notre économie (9). Les textes législatifs et réglementaires, ainsi que les organismes en charge de créer les conditions d’une concurrence « saine et loyale » et de contrôler, sur le terrain, son efficacité et d’éventuelles infractions, sont, pour la plupart, inefficaces, indigents ou carrément sans moyens humain, matériel et même dans certain cas, réglementaires. Le Conseil national de la concurrence (10) est, à cet endroit, un exemple parfait d’un « organe alibi » qui brille par son absence, sur tous les fronts, législatif, réglementaire, matériel et financier, comme d’autres d’ailleurs, le Conseil National de l’énergie, par exemple !
C’est ainsi, que l’on découvre, aujourd’hui, que tel oligarque possède le quasi-monopole du transport, un autre celui des travaux publics, un troisième de l’agroalimentaire… avec pour tous deux traits communs ; L’émargement à la demande publique et le financement à travers les banques publiques (11), en grande partie. Mais ce processus n’a pu se mettre en œuvre, qu’après avoir contribué à la destruction du secteur public marchand et de certaines entreprises privées concurrentielles et notamment celles petites et moyennes. C’est donc une marque de fabrique que, dans notre pays, on crée des oligopoles monopolistiques qui vont enrichir, de manière exponentielle, leur propriétaire apparents et ceux sou seing privé (12), qui ont fourni les « protections politiques », nécessaires à leur expansion, en marge des lois et des règlements. Mais reproduction du pouvoir, obligent les deux faces, du même système, à développer des pratiques mafieuses (financement des campagnes et des partis, surfacturations, blanchiment, bakchich, narco économie…), afin de perpétuer la rente à eux et à leur famille et de se redéployer à l’international. En effet, les luttes acerbes entre oligarques, les retournements d’alliances et de situation, les désaccords dans le partage des butins… sont autant de facteurs qui militent en faveur, de la constitution d’un « trésor de guerre », hors du territoire national et si possible dans des paradis fiscaux et des économies casino, avec une préférence appuyée pour l’ancienne puissance coloniale (13). Cette pratique va entrainer une véritable saignée en devises étrangères et alimenter un florissant marché parallèle des devises en même temps qu’une violente attaque sur le Dinar. L’« Euroisation » de l’économie nationale est en pleine expansion et gagne de plus en plus d’espace, au fur et à mesure que le taux de changes parallèle (14) s’éloigne de celui officiel et que l’injection monétaire sans contrepartie (financement non conventionnel) a été instituée comme solution à la crise financière qui secoue notre pays, depuis la chute des prix du pétrole, en 2014.
Dr Mourad GOUMIRI, Professeur associé
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(1) Cette politique consistait à « ouvrir » l’économie des pays aux entreprises multinationales qui activaient dans le monde entier sauf dans un certain nombre de pays récalcitrants à la démarche. La déconstruction des arsenaux législatif et réglementaire, a permis leur permissivité et ouvert des marchés fabuleux aux capitaux mondialisés.
(2) Deux personnalités politiques vont développer cette idéologie (M. Thatcher et R. Reagan), soutenue idéologiquement par des écoles de pensée dont la plus célèbre est celle de Chicago, avec son représentant le plus connu M. Friedman (Prix Nobel d’économie en 1976).
(3) Cette théorie a été développée par P. Herzog (économiste de PCF) et P. Boccara et greffée en « laboratoire algérien » par le Pr D. De Bernis, Président de l’université de Grenoble. Très synthétiquement, il s’agissait, en fait « du schéma de reproduction élargi » créé par K. Marx et qui consistait à privilégier la construction de grands monopoles d’état, dans le secteur des industries de base (secteur I) pour consacrer la rupture avec le capitalisme mondial et préparer le « développement autocentré ». Dans les années 60 et 70, les autorités économiques de notre pays se sont très largement inspirées de ce modèle de développement.
(4) Un ministre, qui régnait sans partage au MIE, exigeait, pour chaque projet industriel, un coefficient d’intégration maximum (entre 80 et 90 %), ce qui s’est traduit par l’importation d’usines aux coûts les plus élevés et à passer des contrats pour des usines « clé en main », à « produit en main » puis à « marché en main », accroissant, par la même, la dépendance de notre pays, vis-à-vis de l’étranger (Know how) et espérer l’illusoire processus de « transfert de technologie », que l’on attend toujours.
(5) Un verrouillage strict était initié par la planification, à travers les décisions d’individualisation, suivies de celles de financement, pour tous investissements sur le territoire national.
(6) En matière d’importations, une procédure annuelle, dite autorisation globale d’importation (AGI) encadrait toutes les importations de toutes les familles de produits, sans exception. Les quantités importées ne pouvaient être qu’annuelles, ce qui augmentait considérablement les coûts et obliger à des stocks conséquents pour éviter les ruptures et l’arrêt des activités.
(7) Il est significatif de remarquer, que chaque oligarque, auditionné par la justice, est rejoint pour confrontation, par une personnalité politique, ce qui prouve clairement la complicité des « couples », qui se sont constitués, pour organiser la rapine.
(8) Les différents amendements opérées sur la législation encadrant l’économie, se sont avérées être, en fin d’analyse, un renforcement des monopoles privés et une exclusion, à peine déguisée, de toutes formes de concurrence.
(9) Le code des marchés publics, plusieurs fois « trituré », est un parfait exemple, de cette connivence, entre les autorités économiques et les opérateurs, pour l’élimination de la concurrence et la construction des monopoles, alors que c’est l’inverse qui était proclamé !
(10) Dans une déclaration courageuse, rendue publique (au journal Liberté du 18 Juin 2019), le Président du Conseil de la concurrence, A. Zitouni, après un Audit législatif interne, effectué sur quatre (4) ans, considère que « sur les 114 articles de loi sur la concurrence, au moins cinquante (50) doivent être modifiés, abrogés ou abandonnés car sans utilité » ! Plus grave encore, il ajoute que « des propositions d’amendements de ces dispositions ont été adressés à l’exécutif mais le Conseil n’a pas obtenu de réponses » ! Sans commentaires.
(11) Lorsque A. Benachenhou avait déclaré, en public, « que les banques publiques étaient un danger pour la sécurité nationale », il savait de quoi il parlait, comme ministre des finances… Résultat des courses, il a été liquidé sans ménagement !
(12) Notre pays doit certainement obtenir un record au niveau mondial, pour l’enrichissement dans des temps aussi courts. C’est ce qui fait dire, à nos concitoyens, que telle ou telle personne « n’avait pas rien, il n’y pas longtemps et qu’elle est devenue Milliardaire, en quelques années »… l’Algérie, pays des miracles et des mirages!
(13) Beaucoup d’oligarques ont acquis la nationalité française, pour eux et leurs enfants ou des cartes de résidence pluriannuelles. En outre, ils ont fait enregistrer plusieurs biens immobiliers et autres sociétés à des prête-noms ou à leur conjointe et enfants, afin de les protéger contre toutes procédures judiciaires de restitution nationale et internationnale.
(14) Même le monopole de l’or et des devises, dévolu à la Banque d’Algérie, par la loi 90-10, a été battu en brèche par ces mêmes autorités puisqu’elles ont « permis » au Square Port-Saïd et autres endroits avérés, de pourvoir en devises les citoyens qui en font la demande, aux vus et aux sus, de toutes les autorités ! L’écart entre les deux taux est quasiment, de l’ordre du simple au double et la tendance ne pourra que se creuser davantage avec les politiques monétaires dites « du financement non conventionnel ».