Affaires Sonatrach : mauvaises gouvernances, gabegies, incuries de la partie civile... La justice ira-t-elle au bout de la chaîne ? (contribution) - Maghreb Emergent

Affaires Sonatrach : mauvaises gouvernances, gabegies, incuries de la partie civile… La justice ira-t-elle au bout de la chaîne ? (contribution)

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Par Nasr Eddine Lezzar

Ould Kaddour a, finalement, été extradé ; il répondra des méfaits qu’il a pu commettre. Les communications officielles font état de plusieurs chefs d’inculpation qui, à mon avis, ne peuvent se rassembler dans un seul dossier.

Cela donne l’opportunité de revenir sur ce qu’on appellerait par euphémisme «des hésitations» ou «un manque d’empressement» de Sonatrach (SH) à s’impliquer dans les dossiers qui éclaboussent ses cadres et portent des préjudices colossaux au Trésor public.

Il y a quelques mois on avait annoncé que SH avait décidé de se constituer partie civile dans les affaires impliquant Chakib Khelil. Cette annonce préalablement aux procès, constitue un revirement par rapport aux hésitations et retards qui ont caractérisé, traditionnellement, la conduite de SH dans ces affaires.

Brève présentation des affaires Sonatrach qui défrayent la chronique depuis 2010  

SH 1: 19 personnages, Meziane, ex P-DG, ses deux fils, huit adjoints, un patron d’une filiale d’une entreprise allemande sont accusées de corruption. Quatre entreprises étrangères sont, également poursuivies, pour obtention frauduleuse de marchés publics. C’est le premier volet d’un procès qui devait, dans un second, temps s’intéresser aux pots-de-vin versés par ENI (italienne) à des cadres de SH

SH 2 : Ce dossier arrive en prolongement de SH 1. 20 personnes physiques, 02 personnes morales (Saipem et Orascom Industrie) ont été inculpées.

SH 3 : Les mises sous mandat de dépôt d’un ancien vice-président de SH et d’une directrice d’un bureau d’études privé – déjà mise en cause dans SH 1 – marquent le point de départ d’une nouvelle affaire, liée à un autre métier de la compagnie, le trading.

SH 4 : Avril 2016, une enquête mondiale sur la corruption dans le secteur des Hydrocarbures menée conjointement par le journal australien ‘The Age’ et le HuffPost américain’ pose les jalons de ce scandale.

Affaires qui sont en gestation : – Augusta : Un Mega scandale qui a tardé à muter en dossier judiciaire. La justice s’en est saisie en retard à notre sens. La gabegie entamée en 2017 par l’appel d’offres lancé par EXXON pour la vente d’une raffinerie vieille de 75 ans. L’opération se concrétisera en Décembre 2018 par l’acquisition par SH d’une raffinerie bonne pour la casse. (Ould Kaddour deviendra un conseiller d’EXXON après l’opération) .Cette gabegie avait été dénoncée par des experts alors que le contrat était en préparation.

Les affaires SH et leurs dégâts s’étendent hors des frontières. En Italie SAIPEM et ENIE : Le parquet de Milan a ouvert une enquête sur ce vaste système de corruption entre SH et ses partenaires. Deux hommes sont particulièrement mis en cause : Mohamed Rheda Hamche, neveu de Chakib Khelil, et Farid Bedjaoui décrit comme «le cerveau de la corruption». Des accusations ont été portées contre Chakib Khelil.

Un mandat d’arrêt international est lancé contre lui mais sera annulé pour vice de forme. L’enquête sur la corruption s’étend au Canada et éclabousse le N°1 local de l’ingénierie, SNC Lavalin (Blacklistée par la Banque mondiale), qui est citée dans des contrats douteux en Algérie, notamment, avec SH.

La justice la soupçonnait alors d’avoir eu recours aux services de Farid Bedjaoui. Selon l’accusation, un versement de pots-de-vin avait permis à SAIPEM d’obtenir des contrats (8 M. euros) et à ENI d’avoir l’autorisation de Chakib Khelil, d’acquérir les droits d’exploitation d’un gisement de gaz. Les charges concernaient le versement présumé de 197 milliards euros de pots-de-vin à des responsables publics algériens entre 2007 et 2010. Après une condamnation en premier ressort, le dossier s’est conclu en appel par une relaxe générale.

– Au Liban l’affaire du fuel frelaté: L’instruction ouverte à Alger s’inscrit dans le sillage de l’enquête lancée en avril au Liban sur des soupçons de fuel frelaté livré par Sonatrach, à l’organisme public Électricité du Liban’ (EDL).

Les déboires de la partie civile

Traitant d’une des affaires Sonatrach, un journal écrit: «Aucune partie ne s’est constituée auprès du tribunal de Sidi M’hamed, pour défendre les intérêts de SH dans le scandale qui a éclaboussé ses cadres dirigeants» et ajoute : «Plus de deux semaines après l’inculpation du P-DG et de trois de ses vice-présidents, aucune procédure de constitution de partie civile n’a été introduite auprès du tribunal de Sidi M’hamed». Algeria wath.org .02 /02/ 2010.

Dans une autre affaire, il a fallu que le Trésor public se manifeste et se constitue partie civile. L’avocat mandaté a tenu à préciser au président que «le Trésor public s’est constitué partie civile conformément aux orientations du procureur général près la Cour d’Alger». Mieux encore ou pire encore c’est selon ! Dans SH1 le ministre de l’Energie, Chakib Khelil, avait annoncé la prise en charge par son département de la défense des cadres dirigeants poursuivis, mais lorsque l’affaire a pris des allures de scandale financier, la direction a cédé aux pressions très fortes et la nouvelle direction de SH a changé de position, demandant à ses avocats de se retirer de l’équipe de défense» et en se portant partie civile.

Devant le tribunal de Milan la demande de constitution de partie civile a été rejetée au motif qu’elle n’avait pas été présentée à temps et que SH n’avait pas présenté les documents nécessaires à sa constitution. Comme mauvaise gouvernance on ne fait pas mieux ! Le moins que l’on puisse dire est que la compagnie a agi avec beaucoup de légèreté.

Ainsi depuis l’engagement des avocats de l’entreprise pour défendre les accusés et contrer l’action publique, à une constitution, au stade ultime de la procédure, rejetée par le tribunal de Milan parce que tardive, non documentée et probablement mal préparée, Il nous semble que nous ne soyons pas devant des négligences isolées, fortuites , mais devant une option délibérée. Cette attitude et cette légèreté relèvent de la mauvaise gouvernance, de la complaisance, à la limite de la complicité.

La situation troublante a atteint son point culminant lorsque Chakib Khelil voulait mobiliser les avocats de la compagnie pour la défense des accusés plaçant ces derniers dans un conflit d’intérêt manifeste. Cela revient à ce que des avocats conventionnés avec l’entreprise se constituent pour la défense des cadres soupçonnés et poursuivis pour atteinte aux intérêts de celle-ci.

Il faut préciser que plusieurs entreprises ont introduit, dans leur règlement intérieur, dans leurs conventions collectives et/ou dans les contrats individuels , la règle ou la clause de prise en charge par l’entreprise des honoraires des avocats chargés de défendre les cadres dirigeants poursuivis à l’occasion de l’exercice de leurs fonctions. Il s’agit d’une couverture du risque pénal des cadres par l’entreprise.

Le principe et le procédé sont tout à fait légitimes mais comportent potentiellement des écarts éthiques et déontologiques, pour les avocats. Je m’explique : Un avocat lié à une entreprise par une convention régulière n’a pas le droit de se constituer contre elle. Ainsi l’entreprise qui mandate cet avocat pour défendre un agent accusé de malversations au détriment de l’entreprise crée manifestement, une situation de conflit d’intérêts, irrégulière et anti déontologique.

Il est totalement injustifié qu’une entreprise finance les frais de la défense d’un agent indélicat qui lui a causé du tort. Cependant il est tout aussi injuste que les entreprises abandonnent leurs agents à leur triste sort, devant des dépenses parfois très élevées (honoraires des avocats, déplacements, etc.). Alors que leur salaire est, souvent, suspendu à partir de leur inculpation. C’est d’autant plus injuste que toute personne continue à être présumée innocente jusqu’ à sa condamnation définitive.

La situation devrait donc être gérée en maintenant la règle de prise en charge des avocats par l’entreprise ; mais le défenseur doit être choisi par l’accusé lui-même et doit être choisi en dehors des avocats conventionnés avec l’entreprise et en dehors de tout conflit d’intérêt. En cas de condamnation de l’accusé les sommes avancées par l’entreprise, pour sa défense, seraient intégrées aux dommages –intérêts qu’il aura à rembourser.

La constitution de SH comme partie civile est un point positif dans l’absolu. Son implication sérieuse et responsable dans les futures affaires renforce l’accusation car elle constitue une condition de régularité des poursuites requise par la dernière reforme du code de procédure pénale. En outre l’entreprise victime constitue une source d’informations très importante pour la manifestation de la vérité. Cependant il est à craindre que l’admission, par la justice, de SH en tant que partie civile dans les affaires en instance ne soit pas encore acquise.

Le probable rejet de la constitution de Sonatrach comme partie civile

Il y a de cela un peu plus d’une année (Le 08/04/2020), SAIPEM a indiqué que la Cour d’Alger l’avait informée de l’annulation du verdict du tribunal d’Alger, rendu en février 2016 et l’ouverture d’une nouvelle enquête dans cette affaire et a ajouté avoir pris connaissance, par le biais du procureur, de la constitution du Trésor public comme partie civile. Il me semble, à moins que les choses aient évolué dans un autre sens, depuis une année, que les autorités judiciaires ne soient pas favorables à la constitution de SH comme partie civile.

La constitution du Trésor public qui s’est substitué à SH semble avoir déjà été acceptée et permet de supposer l’appréhension ou, aussi, le souhait d’une défaillance ou d’un non constitution de SH qui est la partie civile naturelle dans ces dossiers qui impliquent ses cadres et son patrimoine. Les affaires SH semblent être un terrain d’affrontement entre clans du pouvoir et SH n’est plus crédible dans la défense des intérêts de l’Etat.

Le mot de la fin : L’extradition d’Ould Kad-dour ne doit pas faire illusion. Il suffit de noter qu’il a repris les rennes de la compagnie /Etat en sortant de prison pour une affaire d’espionnage au profit d’une puissance étrangére. L’immobilisme douteux de SH dans les affaires qui l’ont éclaboussée est le signe de complicités siègeant au niveau le plus élevé de cette compagnie et, aussi, des structures de l’Etat. Ould Kadour, certes, signataire des forfaitures n’est qu’un élément d’une chaîne ascendante, descendante et transversale. Il n’est donc qu’un lampiste, un malheureux comparse, un second couteau. La justice ira-t-elle au bout de la chaine?

Nasr Eddine Lezzar : Avocat

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