C’est le cri d’angoisse que semble pousser un certain nombre de courants économiques « libéraux » lorsque je proposais depuis plusieurs années maintenant, la mise en place d’un « organisme de planification » capable de projeter notre économie sur le moyen et long terme, de manière à sortir de la navigation à vue qui a prévalu depuis maintenant 20 ans au moins !
Les images frelatées de l’ancien Secrétariat d’état au Plan et celles du Ministère de la planification et de l’aménagement de territoire, me sont brandies comme pour exorciser un retour satanique annoncé.
Ayant vécu personnellement cette période et ayant souffert dans ma carrière pour avoir dénoncé cet instrument poussé à l’extrême (lire mes papiers publiés sur El-Moudjahid et à Révolution africaine, relatives aux réformes économiques), aujourd’hui, je n’ai de leçons à recevoir de personne !
Et pourtant, j’ai toujours considéré qu’il ne fallait pas jeter « le bébé avec l’eau du bain », ce qui signifiait que l’instrument de planification (1) demeurait indispensable aux déroulements séquentiels du développement économique et social durable (2), puisqu’il permet une maîtrise relative du futur avec en prime la bonification des synergies et la cohérence de l’intersectorialité.
Malheureusement, le Ministère a été dissout dogmatiquement et idéologiquement, en même temps que l’instrument et toutes les ressources humaines voire même ses archives si précieuses.
Aujourd’hui, notre économie marche à « l’aveugle avec son bâton blanc », tapotant, tantôt à droite tantôt à gauche, pour se frayer un chemin incertain et parer au plus pressé, sans aucune capacité d’anticipation, ni de politique d’aménagement du territoire précise, créant des poches de pauvreté intolérables, qui incitent à l’exode rural et à la perte de confiance des populations envers les autorités centrales et locales (3).
« Un pays qui n’a pas de capacité d’anticipation est éligible à la recolonisation nouvelle formule », nous prédisait un célèbre stratégiste, lors d’une conférence à l’institut de stratégie globale (4) de passage à Alger ! Il est cependant évident que le bloc « socialiste » des années de la Guerre froide, a usé et abusé de la planification bureaucratique et centralisée durant des années puis a entrepris des réformes structurelles pour glisser vers une planification incitative et décentralisée.
Mais personne ne dit que les pays occidentaux ont également mis en œuvre des outils de planification (Commissariat) pour construire ou reconstruire leur pays et notamment après la Seconde guerre mondiale et jusqu’à nos jours (5) y compris les USA qui la pratique par les autorités fédérales et les entreprises privées multinationales ! La plupart des économies modernes sont des économies mixtes intégrant, à degrés divers, des éléments de marché et de planification.
La planification n’est pas seulement économique puisqu’elle s’étend au social et notamment à la santé (planning familial, démographie), à l’éducation (préscolaire, primaire, secondaire et universitaire), à l’urbanisme (expansion des villes et des villages), au transport (air, terre, mer, fer), à la défense et à la sécurité (anticipation vis-à-vis des menaces intérieurs et extérieurs), aux relations internationales (accords, traités et conventions bilatérales, régionales, multinationales, internationales), à la culture (protection du patrimoine matériel et immatériel, développement des arts), à l’information (les médias, les presses, le numérique, les satellites, les stations terrestres).
Cet outil a été condamné pour sa surdétermination idéologique et politique mais jamais pour son efficacité opérationnelle et comme d’habitude dans notre pays, nous avons dissous le concept et l’outil sans en mesurer l’enjeu stratégique et les dégâts engendrés par son absence. Le résultat est cinglant à l’heure où le gouvernement tente de construire un « plan de relance économique », il se retrouve dépourvu de tous moyens quantitatifs fiables et de toutes visions stratégiques à moyen et long terme, contraint de renouer avec les conférences nationales (6) dont tout le monde sait pertinemment (autorités et participants) qu’elles ne déboucheront sur aucunes solutions concrètes sauf celle d’une autosatisfaction des participants d’avoir accompli leur devoir recensement, en attendant la prochaine réunion !
Il est donc temps de réfléchir à la création d’une institution de planification (7), même en trouvant une autre acception, pour enfin donner au pouvoir exécutif les outils nécessaires à la confection d’une vision stratégique à moyen et long terme, en parallèle aux décisions de court terme indispensables pour répondre dans l’urgence à la crise multidimensionnelle du moment.
Par Dr Mourad GOUMIRI, Professeur associé.
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(1) La planification économique est un mécanisme d’allocation des ressources qui relègue au deuxième rang les mécanismes du marché. Elle se substitue aux facteurs du marché comme une allocation directe des ressources, en contradiction avec le mécanisme de répartition indirecte du marché. Son[] niveau de centralisation de la prise de décision est diversifié selon les pays, de la planification centralisée à celle décentralisée[] []ou indicative.
(2) Dans le langage économétrique on nomme cela « le noircissement de la matrice de Leontief » (Prix Nobel d’économie).
(3) La découverte de « zones d’ombres » par le gouvernement actuel n’est que le fruit de cette cécité absolue en direction de l’aménagement du territoire et des disparités régionales.
(4) L’INESG est complètement absente depuis plusieurs années de l’effort de développement de capacité d’anticipation, se cantonnant à ronronner à la marge des réalités nationales ou en acceptant de jouer des rôles, pour le moins ambigus, comme celui d’organiser, sous la Présidence, par intérim, d’A. Bensalah, une conférence pour le « dialogue nationale » qui a viré, en quelques heures, à un fiasco mémorable.
(5) J. Monnet est un des artisans de la création du Commissariat général du Plan en France (utilisé jusqu’en 2005) et d’autres pays comme le Canada ou le Maroc. Il est l’un des principaux fondateurs de la Communauté économique européenne (traité de Rome de 1957) et du Marché commun européen (1968). Néanmoins, le système de planification était un système économique indicatif et non coercitif. L’idée d’une planification « écologique et sociale » est relancée en 2020 par France Stratégie.
(6) Pour avoir participé à, au moins, une trentaine de « conférences sur le développement », il est temps d’avouer que j’ai été complice de ces mascarades qui n’ont, à mon humble avis, servi qu’à des rencontres de cadres qui n’ont d’ailleurs pas de « cercles » où ils puissent se rencontrer ! (7) Confier au CNES la construction du plan de relance économique est une erreur stratégique qui de débouchera sur aucune solution concrète, sauf à ineptie de type « il y a qu’à » ! Le CNES doit être conçu que comme un contrepouvoir ou être dissous mais certainement pas comme un « bureau d’études » à la solde du pouvoir exécutif.