L’ébullition politique, que suscite la situation actuelle, dans notre pays, est normale à plus d’un titre, après des décennies de silence forcé ou plutôt, abreuvé à la seule source du pouvoir, pour la justification des politiques économiques et sociales.
Tout le monde est d’accord pour dire que le Hirak n’est pas responsable de la crise économique et sociale actuelle mais que les signes avant-coureurs étaient présents, depuis de longues années et notamment depuis que les prix de l’énergie ont commencé à chuter en 2014.
Le pacte, non écrit, entre le pouvoir et le peuple était implicite, à savoir, le « pain contre le silence » ou techniquement, la satisfaction des besoins sociaux contre le mutisme politique, sauf pour l’alliance présidentielle majoritaire du pouvoir (FLN, RND, TAJ, MSP, MPA…), qui avait pour mission de l’encenser (1).
Cette politique peut se résumer à travers le concept de « l’achat de la paix sociale », mise en œuvre avec et par la toute puissante centrale syndicale UGTA et ses dirigeants cooptés. Vidée de ses cadres syndicaux sincères, la centrale va être « redressée » par le pouvoir réel, après l’énigmatique assassinat d’A. Benhamouda et son « remplacement » par A. Sidi-Said qui va régner, sans partage, durant plus de vingt ans, après avoir redistribué les « cartes », en son sein, avec la désignation de syndicalistes rentiers (2), professionnels es-sciences prosélytismes.
Ce pacte insidieux a fonctionné, « sans vagues », tant que la manne pétrolière rentière permettait de couvrir les déséquilibres enregistrés sur tous les marchés, avec pour seule variable d’ajustement utilisée, les importations massives de biens, de services et de main d’œuvre étrangère, financée par le FRR (3), véritable « caverne d’Ali-baba » dans lequel le pouvoir pouvait, sans contrôle, puiser et se servir. Dès que cette manne a commencé à se tarir, substantiellement, les revendications socioprofessionnelles latentes ont commencé à émerger sur l’ensemble du territoire national, dont certaine d’une extrême violence et gravité, sans « effet de coagulation » dans un premier temps.
Les changements politiques (4), sensés apaiser le climat social, n’ont en fait que retardé l’explosion sociale, après que la masse critique eut été atteinte, dès 2018. L’étincelle est très certainement provenue de l’annonce de la candidature d’A. Bouteflika, à un cinquième mandat présidentiel (5), alors qu’il était clair, pour tout le peuple algérien, la société civile, toutes tendances confondues, ainsi que les chancelleries étrangères, qu’il était incapable d’assurer cette fonction et que, depuis le quatrième mandat, au moins, son frère Saïd exerçait les prérogatives du Président, à travers une instrumentalisation « extraconstitutionnelle ».
Faute d’un consensus, sur le remplacement du Président, par son frère ou par une autre personnalité consensuelle, l’institution militaire a décidé sa reconduction, dans une désignation élective présidentielle, qui a bien fonctionné durant les quatre précédents mandats, après avoir détricoté la constitution à plusieurs reprises.
La situation économique que vit notre pays, que certain considère comme secondaire, par rapport au volet politique, n’en est pas moins préoccupante et se caractérise par des politiques de fuite en avant, avec le rêve fou, d’un retour à des prix du pétrole autour de 120 US$ le baril, alors qu’ils oscillent actuellement autour de 60 US$ (6).
C’est ainsi que les derniers gouvernements d’A. Sellal, l’épisode d’A. Tebboune et d’A. Ouyahia, avec la complicité d’« experts », se sont fourvoyés dans des politiques économiques « au jour le jour », de « navigation à vue » et de déni de la réalité, pour tenter d’endiguer la crise économique, durablement installée, qui exigeait le recours à des réformes structurelles profondes, en rupture avec les pratiques passées.
Ces politiques économiques loin de régler les problèmes, vont au contraire les approfondir, jusqu’à aller à l’absurde ainsi nommé « le financement non conventionnel ».
L’élection présidentielle du 12 Décembre 2019, a mis un terme au vide institutionnel et aux instruments provisoires, mis en œuvre pour combler ce vide de facto et de jure. Il est donc nécessaire, pour le nouveau Président élu, de voir la réalité en face et de prendre en charge les défis économiques et sociaux qui pointent à court, moyen et long terme.
1-. De la transition politique
Tous les spécialistes, de par le monde, s’accordaient à dire, après avoir salué les marches populaires massives et pacifiques, que vivait notre pays tous les Vendredis depuis le 22 Février, que la « transition politique » devait être la plus courte possible (As soon as possible) ! Quelles que soient le mode et les procédures utilisés, le retour à la légitimité constitutionnelle et donc à la légalité, devenait donc une condition sine qua non, pour la construction d’une « deuxième république », sans effusion de sang et sans trop de déstabilisation de la société.
Ceci d’autant que, le « Hirak » n’était pas le fruit d’une injonction internationale ou d’un quelconque diktat exogène et encore moins des partis politiques nationaux, tous confondus, comme ce fut le cas lors du démantèlement du bloc de l’Est, qui a été « coaché », pour sa mutation, à la fois, par OTAN, pour les aspects de sécurité et de défense et par l’Union européenne pour les aspects institutionnels, économiques et sociaux (7) et par le couple BIRD FMI, pour les aspects économiques et financiers. L’originalité du cas algérien (et peut-être son handicap), tient au fait qu’il est entièrement endogène et les seules réactions extérieures qui lui soient hostiles, se justifiaient par le risque de voir d’autres pays, de la même aire géopolitique, communément appelé le Monde arabe, être influencés par ce mouvement qui aspire, in fine, à la construction d’une démocratie.
Dès lors, seule la rapidité d’exécution de la transition politique, devait lui assurer la victoire, tout retard aurait induit son échec, puisqu’il aurait permis aux forces conservatrices et prédatrices, nationales et internationales, de s’organiser pour imposer un retour à l’ancien régime, légèrement rafraîchi dans ses apparences.
Nous pouvons donc considérer, après l’élection du Président A. Tebboune, que le premier étage de l’édifice, condition sine qua non, a été atteint et qu’il faut passer aux autres, tous aussi importants, sinon plus. Ceci d’autant que la pièce maîtresse de cette construction, le chef d’état-major et vice-ministre de la défense, le général de corps d’armée A. Gaïd-Salah décède quelques jours après la cérémonie de passation de fonction du Président A. Tebboune, ce qui devrait normalement, lui donner plus de marge de manœuvre par rapport à l’institution militaire.
Dans ce cadre, on peut considérer que l’appel, du Président de la république, à un dialogue global et inclusif, avec toutes les composantes de la société, correspond à l’amorce de la construction du deuxième étage. Cet étage passe par la révision de la constitution, pour l’expurger de toutes les intrusions liberticides des révisions antérieures, par l’introduction des contrepouvoirs, des garanties pour les libertés individuelles et collectives (expression, cultes, association, société civile, économique, sociale…), de la représentativité nationale (dissolution du Sénat, pouvoir local et régional, diaspora), de la consolidation et la protection des institutions de l’état et de leurs représentants (formation, salaires, logements…), l’alternance aux pouvoirs (mandats, partis, associations, renouvellement, éligibilité…), séparation claire des pouvoirs législatif, exécutif, judiciaire, monétaire), les déséquilibres régionaux (aménagement et découpage territorial, initiatives et prérogatives locales)… Cette reconstruction constitutionnelle doit se réaliser à son rythme et en associant toutes les bonnes volontés et les composantes de la société, sans exclusif.
La révision des lois et des règlements en vigueur, pour rendre effectif et en cohérence, la révision constitutionnelle, après les élections législatives et celles communales, doit prendre immédiatement le relais, pour parachever l’édifice institutionnel et permettre la concrétisation des réformes en leur donnant corps et pour faire émerger les nouvelles élites et notamment parmi la jeunesse majoritaire dans notre pays, ce qui doit assurer une translation intergénérationnelle, en douceur et sans fractures.
Cette révision doit également prendre en considération les engagements de notre pays avec les institutions internationales multilatérales, bilatérales, régionales et locales, dans tous leurs compartiments politique, de défense et de sécurité, économique et social, écologique, culturel et cultuel, de manière à consolider la place de notre pays dans le concert des nations.
2- Les revendications politiques et celles économiques et sociales
Les revendications hebdomadaires massives et pacifiques ont un caractère éminemment politique et doivent rester confinées dans cette veine et cette organisation pour ne pas générer de confusions permissives. Les revendications socioprofessionnelles qui existaient dans la société, bien avant le Hirak, quant à elles, doivent se cantonner dans les limites des lois et règlements, en la matière, sans que les frontières entre les deux revendications ne soient franchies, dans un sens ou dans l’autre, pour éviter le chaos. Il faut savoir que ces revendications ne vont pas cesser, après l’élection du Président de la république et les changements politiques qui s’opéreront. Bien au contraire, il me semble qu’elles vont même redoubler d’intensité, avec en prime, une revendication d’immédiateté. Quant aux traitements judiciaires, des entreprises liées à des actes de dilapidation, de corruption et de détournement, elles devront faire l’objet d’une instrumentation professionnelle de manière à toujours privilégier, l’appareil économique et sa viabilité, lorsqu’elle existe et permettre les poursuites internationales des personnes physiques et morales, récipiendaires des Fonds spoliés. Les règles juridiques, en l’espèce, existent, il faut les mettre en œuvre avec professionnalisme, expertise et transparence, en évitant les vengeances et autres règlements de comptes.
4- Le marché de l’énergie et ses fluctuations.
Les ressources financières, tirées des exportations des hydrocarbures, doivent être considérées comme une variable exogène qui n’est pas entre les mains de notre pays mais dépendant de facteurs fondamentaux et de géopolitiques, dans lesquels notre pays n’a pratiquement aucune marge de manœuvre. Toutes spéculations oiseuses sur les tendances futures ne font qu’accroitre la confusion, donner de faux espoirs et construire des programmes économiques chimériques, nuisibles aux réformes structurelles nécessaires, à engager avec célérité, lucidité et courage. La seule politique acceptable, dans le secteur, à court et moyen terme, consiste à consolider les contrats en cours d’exécution et ceux en négociation, pour défendre les parts de marché de notre pays. En outre, une révision complète des énormes subventions, qui caractérisent le secteur, doit être entamée avec fermeté et sélectivité, de manière à réduire les gaspillages enregistrés dans la consommation domestique des produits énergétiques. Réduire la dépendance énergétique, de notre pays, consiste également à revoir la politique ruineuse des prix relatifs que nous avons menés jusqu’à présent mais également s’orienter vers le mix énergétique, tant de fois annoncé mais mollement mis en œuvre et notamment dans son volet solaire, doublé d’une industrie automobile électrique avant-gardiste.
5- L’atout de la formidable demande solvable intérieure
L’économie algérienne a un formidable gisement de croissance que tous les pays nous envient, qui est cette énorme demande intérieure solvable et à solvabiliser (crédit à la consommation et immobilier, marché hypothécaire et locatif…) en face de laquelle, nous devons construire une offre de biens et services, dans un rapport qualité prix acceptable (8). La piste la plus prometteuse reste, à n’en pas douter, celle de la MPE PMI, dans une première étape de développement, à côté, de grandes entreprises construites sur des avantages comparatifs avérés, sectorialisés et filialisés avec de grands groupes internationaux reconnus pour leur sérieux et leur professionnalisme. Les nouvelles technologies et notamment dans le secteur de la communication (TIC) peuvent absorber la population de jeunes diplômés (ingénieurs, techniciens…), en encourageant à la création de start-up, par un dispositif de soutiens techniques et financiers appropriés. Enfin, le secteur de l’agriculture et de l’industrie agroalimentaire demeurent sous exploités et nécessitent une attention prioritaire, après avoir résolu le casse-tête de la propriété foncière des ex domaines agricoles, hérités de la colonisation. Cette politique aura pour conséquence, à moyen et long terme, la réduction de notre dépendance alimentaire et celle de la facture des importations, en plus de la création de million d’emplois réels.
6- La coopération internationale
L’économie mondialisée est régie par des règles internationales que personne ne peut ignorer, sans en payant le prix fort. Parmi les instruments qui mesurent et évaluent le risque pays et celui des entreprises, figurent, en bonne place, les agences internationales de notation, que tout investisseur sensé consulte obligatoirement. Ces dernières dans leur livraison récente se contentent de délivrer un « wait and see », qui déjà nous est défavorable dans la mesure où elles conseillent d’« attendre pour voir » plus clair sur l’évolution de la situation politique et son corollaire économique et financier. Tous dérapages et effusion de sang, entraineront immédiatement une dégradation de la note Algérie et fermeront durablement notre économie à l’international (investissements, financements, joint-ventures…) et aux prêts multilatéraux (Marché financier, Banque mondiale, FMI, Fonds européens, arabes…). En outre, la qualité de la signature algérienne (toutes autorités confondues) sera frappée de suspicion légitime et non reconnue ou acceptée après des conditionnalités prohibitives. Améliorer la note Algérie doit être un objectif stratégique, pour le prochain gouvernement, pour lui permettre d’accéder aux marchés internationaux de capitaux à des conditionnalités acceptables, pour financer les projets d’infrastructure nécessaires à notre développement. Car, il ne faut pas oublier que toutes réformes et notamment structurelles, nécessitent des ressources importantes pour sa mise en œuvre et il faut donc intégrer dans son programme la mobilisation de Fonds étrangers de toutes formes (privées, publiques, bilatérales, multilatérales…). Les décideurs économiques et financiers mondiaux nous attendent à cet endroit, il faut savoir leur vendre nos réformes et notre volonté politique d’entrer dans un processus de coopération construit sur des accords gagnants-gagnants.
7- En guise de conclusion
Les défis économiques et sociaux que devra affronter le Président de la république, seront encore plus difficiles qu’on ne le pense, ce qui risque de se retourner contre lui, durant son mandat et ouvrir une période de déstabilisation, guère propice à la construction d’une économie, capable de générer des richesses (biens et services) et de créer des emplois réels.
Il est donc urgent de mener en même temps, la consolidation du processus démocratique et également de veiller à redresser rapidement le volet économique, dans le cadre d’une politique cohérente de développement durable, à moyen et long terme. Toutes les ressources humaines nationales et la diaspora, ainsi que la coopération étrangère, doivent être invités à participer, chacun pour ce qui le concerne, à la construction de ce grand édifice, il y va de l’avenir de notre pays et des nouvelles générations ! Le seul danger qui nous guette, à mon humble avis c’est la gestion du Temps.
Dr Mourad GOUMIRI, Professeur associé.
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(1) Lire nos contributions intitulées « Dans l’antichambre du pouvoir en Algérie I, II, III, et IV» sur el Watan à partir de Mai 2017.
(2) Cet encensement a atteint les sommets du « larbinisme » lorsque le Président, malade et impotent, était représentait, durant les événements politiques et officielles (fêtes nationales, officielles et religieuses…), par son portrait cadré, vieux de plusieurs années !
(3) Il est assez amusant de constater que la plupart des membres du conseil national de l’UGTA ont été « redistribués » dans les deux chambres parlementaires comme député et sénateur.
(4) Le Fonds de Régulation des Recettes a permis un véritable hold-up, du siècle, des deniers publics, puisque que les recettes d’exportations, induites par la fiscalité pétrolière, seront comptabilisées, au budget de l’état, jusqu’à hauteur de 19 puis 39 US$ le baril et le reste sera versé à ce Fonds (compte spécial du Trésor), hors budget et uniquement mouvementé par décret présidentiel, ce qui représente un viol caractérisé du pouvoir législatif et des règles de la comptabilité publique!
(5) L’historien, le Pr M Korso, parle de la «profondeur historique du mouvement du 22 février 2019 », en établissant un lien de continuité entre le Hirak, pour lequel il préfère le mot « haraka » (mouvement) et le 1er novembre 1954, évoquant Ferhat Abbas, le premier président du GPRA qui disait «que l’humiliation était la plus grande motivation pour le déclenchement de la guerre de Libération».
(6) Certains « spécialistes » en acrobaties intellectuelles, pour plaire au pouvoir, prédisent un prix de pétrole de l’ordre de 200 US$ le baril, pour des raisons géopolitiques ! Certes, l’actualité alimente ces thèses (tension dans le Golf persique) mais l’analyse de l’historique des prix du pétrole, ces cinquante dernières années, nous indique clairement que la surdétermination géopolitique, a un effet immédiat à court terme mais que les fondamentaux (exploration, production, consommation, croissance, spéculation, progrès techniques…) reprennent très vite le dessus et imposent leur logique.
(7) Les USA et surtout l’UE ont massivement investis dans les pays du bloc de l’Est, pour les accompagner dans la mutation économique qu’ils leur ont fixé. En outre, l’UE a intégré « politiquement » ces pays en son sein (accords de Schengen et de Maastricht), malgré que, pour certains, ils ne remplissaient à toutes les conditions d’intégration.
(8) Cette politique dite de « substitution aux importations » n’est pas nouvelle, puisqu’inaugurée avec un certain succès, dans les années cinquante notamment en Amérique latine. Les pays qui l’ont adoptée, sont aujourd’hui, parvenus à construire une économie résiliente (les BRIC, capable d’amortir les chocs nationaux et étrangers (taux de croissance, emploi, équilibres macro économiques et financiers) malgré les difficultés rencontrées.