La tension dans la voix de Rym Allioua est telle que chaque mot qu’elle prononce semble lui infliger une nouvelle peine. Peut-être qu’elle aimerait se lâcher pour parler de son fils en prison, mais elle se retient comme suspendue par une peur muette et spectaculaire. Nouée par l’angoisse, elle finit par dire: “Il dit qu’il va bien. Il ne se plaint jamais Mustapha, il a toujours été comme ça, il veut se montrer solide, il ne laisse pas entrevoir ce qu’il ressent à l’intérieur. Et puis aussi, il ne veut pas me causer de la peine…”
Par Daikha Dridi
Rym Allioua est la mère du journaliste Mustapha Bendjama, 32 ans, rédacteur en chef du quotidien régional de l’est, Le Provincial, arrêté par la gendarmerie le 8 février 2023 dans les bureaux de la rédaction de son journal à Annaba. Mustapha Bendjama a été maintenu en garde à vue pendant 12 douze jours à Annaba, pour être ensuite transféré, le 19 février, à Constantine où il a été placé en détention provisoire à la prison “Abdelhamid Boussouf”.
L’arrestation de Mustapha Bendjama a eu lieu le surlendemain du départ de la militante politique Amira Bouraoui pour la France via la Tunisie, départ mouvementé qui avait suscité une réaction d’irritation spectaculaire du gouvernement algérien et provoqué une crise diplomatique entre l’Algérie et la France. Le journaliste Mustapha Bendjama est accusé d’avoir aidé la militante politique à quitter l’Algérie de manière illégale. Amira Bouraoui avait tenté de quitter l’Algérie à maintes reprises mais elle en avait été empêchée par les autorités.
Le 6 février 2023, elle avait fini par atterrir en France à partir de la Tunisie, mais avant d’arriver en Tunisie, elle avait fait une halte dans la ville de Annaba où elle a de la famille et des amis. Et c’est à Annaba, ville proche de la frontière avec la Tunisie, que les services de sécurité ont effectué l’arrestation du journaliste qui est un ami de la militante mais aussi de son cousin, Yacine Ben Tayeb.
Mustapha Bendjama est “poursuivi dans deux dossiers séparés”, explique son avocat Me Adel Messaoudi, “le premier dossier est lié à l’affaire Amira Bouraoui, il lui est reproché de faire partie d’une association de malfaiteurs dans le but d’exécuter un crime et d’avoir facilité l’émigration clandestine d’Amira Bouraoui dans le cadre d’une organisation criminelle”.
La deuxième affaire qui pèse sur le journaliste, est, selon Me Adel Messaoudi, une affaire qui est la conséquence de la fouille par les services de sécurité du téléphone du journaliste : “Après son arrestation, les services de sécurité ont exploité son smartphone, des discussions et des messages échangés avec ses collègues à l’étranger et avec des ONG, il est poursuivi, dans le cadre du 2e dossier de deux chefs d’inculpation : réception de fonds depuis l’étranger dans le but d’effectuer des actes attentatoires à l’ordre public et publication sur internet d’informations classifiées.”
Maître Adel Messaoudi a été l’avocat du journaliste à Annaba dans bien d’autres précédentes affaires: “Mustapha a été harcelé par les services de sécurité pendant plusieurs années, le harcèlement avait cessé dernièrement parce que le journaliste avait, lui aussi, arrêté ses publications”, dit Me Messaoudi qui explique le peu d’empressement dans les médias locaux à parler du cas de Bendjama par la lourdeur et la nature des accusations cette fois-ci, “ils ont essayé de salir son image”, ajoute-t-il.
L’avocat du journaliste explique également qu’il ne peut pas s’exprimer de manière plus ample sur les affaires qui pèsent sur Bendjama parce qu’il est tenu par le respect du secret de l’instruction qui est toujours en cours. “Je suis confiant que l’on pourra défendre avec succès Mustapha de toutes les charges qui pèsent sur lui, tout est parfaitement défendable”, ajoute Me Messaoudi qui doit faire des déplacements de Annaba où il habite à Constantine où le journaliste est détenu à chaque fois qu’une audition devant le juge d’instruction est programmée. “Mustapha n’est pas seul, je suis son avocat, mais d’autres avocats se sont portés volontaires pour le défendre aussi et ils lui rendent visite en prison à chaque fois qu’ils peuvent. Il sait qu’il n’a rien à se reprocher”, dit encore Me Adel Messaoudi.
L’une de ces avocates qui s’est constituée pour la défense de Mustapha Bendjama est Me Zoubida Assoul, qui a fait le voyage d’Alger à Constantine le 28 février pour aller rendre visite au journaliste en prison: “J’ai dit à Mustapha que j’étais venue exprès pour ne pas qu’il pense qu’il a été abandonné”, dit Me Assoul, qui préfère ne pas discuter du tout des charges qui pèsent sur le journaliste tant que l’instruction est en cours.
“Tant que l’affaire est en instruction nous n’avons pas le droit en tant qu’avocats de divulguer le contenu des charges”, explique Me Assoul qui avertit que les juges d’instruction peuvent décider de re-qualifier les poursuites. “Mustapha Bendjama a été traité avec beaucoup de rigueur pour ne pas dire autre chose de la part de la gendarmerie qui l’a arrêté, ils ont essayé de lui mettre la pression”, dit Me Assoul pour qui il est clair que le journaliste fait les frais d’un “dossier éminemment politique”. Zoubida Assoul connaît bien le journaliste, dit-elle, qui lui avait demandé, bien avant son arrestation du 8 février 2023, de l’aider parce qu’il était soumis à une Interdiction de sortie du territoire (ISTN).
“Mustapha m’avait saisie à propos de l’ISTN qui pesait sur lui. L’interdiction de sortie de territoire est codifiée à la fois dans la constitution mais aussi dans le code de procédure pénal, elle ne peut être appliquée que pendant 3 mois renouvelable une seule fois au cours de l’instruction préliminaire, une fois que l’enquête préliminaire est terminée, on ne peut pas maintenir quelqu’un sous ISTN sauf dans deux exceptions citées dans le code de procédure pénal, lorsqu’il s’agit de terrorisme ou de dilapidation de deniers publics”, dit Me Assoul qui ajoute “c’est pourquoi nous, on dit que les ISTN sont illégales quand elles dépassent 6 mois et qu’elles sont appliquées en dehors des enquêtes préliminaires, ce sont des ISTN irrégulières, illégales, en violation de la constitution et du code de procédure pénal”.
Comme de nombreux autres journalistes ou militants politiques algériens qui ont eu à subir dans les années post-hirak un harcèlement sécuritaire et judiciaire incessant, Mustapha Bendjama avait, lui aussi, une ISTN qui pesait sur lui.
Selon Me Zoubida Assoul, “Mustapha Bendjama qui était sous ISTN n’avait pas pu passer les frontières algéro-tunisiennes, il avait tenté de partir et avait été refoulé trois fois… Comment dans ce cas-là aurait-il pu aider Amira Bouraoui à quitter l’Algérie ?”, interroge l’avocate. L’avocate revient aussi sur le climat répressif qui règne autour du cas de Mustapha Bendjama et tous ceux qui ont été arrêtés dans le sillage de la crise “Amira Bouraoui”: “Quand tu vis dans un système répressif comme celui-là, je crois qu’on ne peut pas demander aux gens l’impossible, tout le monde a peur, y compris les avocats sont rattrapés par la peur”, dit Zoubida Assoul qui a été contactée par l’épouse désespérée du cousin d’Amira Bouraoui, Yacine Ben Tayeb, également en détention à Constantine dans cette affaire.
“L’épouse de Yacine Ben Tayeb m’a dit qu’elle avait frappé à toutes les portes en vain, que tous les avocats à qui elle avait demandé, à Annaba ou Constantine, de se constituer pour la défense de son mari ont refusé… Alors qu’il n’a rien fait! Il a seulement déposé sa cousine à la station de taxis et il se retrouve aujourd’hui sous mandat de dépôt et les avocats ont peur de le défendre.”