Aujourd’hui, le 23 décembre 2015, un jour maudit, l’Algérie dit adieu à l’un de ses meilleurs défenseurs, Hocine Ait Ahmed. Bien que cette triste nouvelle me terrasse littéralement, je tiens, dans la douleur quand même, à rédiger ce modeste hommage à l’homme qui a marqué de son empreinte l’histoire du mouvement national. Pour les militants et les sympathisants, il y aura désormais un avant et un après 23 décembre 2015. En effet, en 70 ans de carrière bien remplie, les historiens sérieux évoquent un engagement sans vergogne pour la cause indépendantiste pendant la colonisation et en faveur de la démocratisation des institutions algériennes après le recouvrement de l’indépendance.
Pour notre génération, marquée de plein fouet par les violences d’octobre 1988, le charismatique chef historique a représenté un espoir incommensurable. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que son enthousiasme a suscité un engouement et son projet aurait pu éviter des deuils et des larmes à l’Algérie si les tenants du pouvoir n’avaient pas placé leurs propres intérêts au-dessus de ceux de l’Algérie.
En tout cas, après la libération de la parole, intervenue certes au forceps, les Algériens font connaissance –le régime a tenté de rayer certains noms de l’histoire – avec les meilleurs fils de l’Algérie que le régime algérien a forcés à l’exil. À ce titre, les éclaircissements de Hocine Ait Ahmed –les projections vidéo à l’université de Tizi Ouzou dans les années 1990 nous ont permis de démêler les écheveaux de la période coloniale et de celle du parti unique – ont été d’une importance capitale. Ils ont notamment permis aux Algériens de se familiariser avec leur histoire, glorieuse dans l’ensemble, mais comme toutes les révolutions a connu des moments moins glorieux.
De toute évidence, ces moments de vérité ont permis aux Algériens de connaitre une réalité : les vrais acteurs du mouvement national ont été évincés par les nouveaux maitres de l’Algérie. Dans le cas de Hocine Ait Ahmed, son engagement remonte à 1943, quand les amis du manifeste et de la liberté (AML) envoient un document aux autorités coloniales demandant la fin du la sujétion coloniale. Deux ans plus tard, Hocine Ait Ahmed devient un dirigeant incontournable du PPA clandestin dans le district de Djurdjura. Sans le contre-ordre de la direction le 23 mai 1945, son groupe aurait déclenché la guerre d’Algérie.
Cependant, après la création du MTLD (mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques), Hocine Ait Ahmed occupe des postes clés. A l’âge de 21 ans, il est élu membre du bureau politique et s’occupe de la trésorerie du parti. Après avoir été adjoint de Mohamed Belouzdad au sein de l’organisation spéciale (OS), issue de congrès de février 1947, Hocine Ait Ahmed lui succède le 13 novembre 1947. En décembre 1948, il présente un rapport documenté, au conseil national élargi de Zeddine, où il prône l’accélération du processus révolutionnaire.
Hélas, la direction du MTLD, à sa tête Messali Hadj, n’est pas prête à assumer cette voie. L’adoption de la motion Rachid Ali Yahia par la fédération de France du MTLD est abusivement exploitée par le duo Messali-Lahouel en vue de vider le parti des partisans de la voie radicale. Bien que les militants kabyles soient les plus exposés aux sanctions, il n’en reste pas moins que plusieurs militants arabophones sont également exclus, à l’instar de Lamine Debaghine, Ahmed Bouda etc.
Malgré ses tentatives de ramener le duo Messali-Lahouel à la raison, Hocine Ait Ahmed est déchargé de ses responsabilités au sein de l’OS au motif qu’il ne condamne pas les signataires de la motion parisienne. Or, pour le visionnaire Hocine Ait Ahmed, le moment n’est pas propice aux récriminations. « Je refuse de condamner mes amis pour quatre raisons : 1- je ne crois pas au complot, 2- je ne partage pas leurs idées sur la culture et la langue berbère, 3- la crise résulte d’un refus de discussion dans les instances du parti, de ces problèmes fondamentaux », répond-il aux reproches de la direction lors de sa dernière réunion du bureau politique, présidé par Messali Hadj.
Pour résumer cette crise, Hocine Ait Ahmed conclut : « Puisque mes camarades et moi n’avons jamais avancé de revendications culturelles et linguistiques berbères, afin de ne pas compromettre le processus révolutionnaire, c’est que nous acceptons plutôt l’Algérie arabe que l’Algérie française. Par contre, j’ai le sentiment que certains préféreraient encore l’Algérie française à l’Algérie berbère. »
De toute évidence, après l’exclusion des radicaux, le parti se coupe de sa frange radicale. Du coup, des hommes, comme Hocine Ait Ahmed, sont tout bonnement éloignés. Bien que Messali fasse appel à lui pour diriger la délégation extérieure du MTLD aux côtés d’autres responsables, force est d’admettre que la marge des activistes se réduit telle une peau de chagrin.
Il faut attendre la grave crise du parti, en 1953, 1954, pour que ces activistes reviennent sur la scène politique en créant, cette fois-ci, leur propre mouvement. Ainsi, le 1er novembre 1954, Hocine Ait Ahmed et huit autres chefs historiques créent le FLN (Front de libération nationale) et l’ALN (armée de libération nationale).
Cela dit, bien que les activistes posent le problème de l’Algérie en portant les armes, ils ne négligent pas pour autant l’action diplomatique. Sur ce plan, l’histoire retiendra que Hocine Ait Ahmed est le premier à représenter le FLN, et par ricochet, la diplomatie algérienne, dans une rencontre internationale, le 15 avril 1955, à Bandung.
Dans la foulée, il ouvre le bureau du FLN à New York au début de l’année 1956. Hélas, en octobre de la même année, la délégation extérieure, dont fait partie Hocine Ait Ahmed, subit le rapt aérien, perpétré par l’armée française. En fait, en allant à la conférence intermaghrébine, l’avion transportant la délégation extérieure est détourné par l’armée française sur Alger.
Et comme le malheur ne vient pas seul, cette période est celle où le FLN vit une crise interne opposant les partisans et les opposants au congrès de la Soummam. Pour rappel, bien que la quasi-totalité des membres de la délégation extérieure s’oppose aux résolutions de la Soummam, Hocine Ait Ahmed est le seul à avoir soutenu sans ambages les orientations définies par les congressistes de la Soummam.
Toutefois, pour que la crise ne débouche pas sur l’explosion du mouvement, Hocine Ait Ahmed propose, dans une étude fort documentée en avril 1957, la création d’un gouvernement provisoire où chaque dirigeant retrouverait sa place. Hélas, encore une fois, la reprise en main du mouvement par les colonels en aout 1957 finit par mettre au placard les hommes et les initiatives politiques. À ce titre, l’assassinat d’Abane Ramdane, que Hocine Ait Ahmed a dénoncé sans complaisance aucune, s’inscrit dans cette logique.
Cependant, vers la fin de la guerre, les cinq chefs historiques emprisonnés à la « Santé » font l’objet de convoitise par l’armée des frontières, devenue le segment le plus puissant et le plus organisé de la révolution. Antimilitariste, Hocine Ait Ahmed se déclare non intéressé par une prise de pouvoir par l’armée.
De la même manière, Mohamed Boudiaf refuse catégoriquement de s’associer au clan d’Oujda. D’où le choix de Ben Bella. De son côté, le GPRA, véritable représentant du peuple algérien en guerre, refuse d’abdiquer. Du coup, l’épreuve de force est inéluctable.
Cependant, au moment où le spectre de la guerre civile se profile, en Algérie, après le referendum d 1er juillet 1962, Hocine Ait Ahmed se démarque de deux groupes. Dans la foulée, il démissionne de tous les organismes dirigeants de la révolution algérienne, le 27 juillet 1962.
Après l’accord du 2 aout 1962 entre le groupe de Tlemcen (Boumediene-Ben Bella) et le groupe de Tizi Ouzou (Krim-Boudiaf), l’apaisement semble à portée de main. Cet espoir est de courte durée. Le 22 juillet 1962, le groupe de Tlemcen proclame unilatéralement la naissance du bureau politique.
Malgré les grenouillages politiques du nouveau pouvoir, des révolutionnaires algériens, à l’instar d’Ait Ahmed, Krim Belkacem, Ferhat Abbas, décident de participer à l’édification des institutions. Ils vont se démener à l’Assemblée nationale constituante en vue de doter l’Algérie de sa première constitution. Un rêve que les Algériens nourrissaient depuis plus d’un siècle d’occupation française.
Or, bien que les nouveaux maitres, Ben Bella et Boumediene, puissent s’appuyer sur une majorité écrasante au parlement, ils décident d’humilier l’Assemblée en confiant l’élaboration du texte fondamental à des « experts ». Dès lors, les démissions s’enchainent. Hocine Ait Ahmed quitte donc l’Assemblée et décide de mener une opposition hors du système.
Malgré la tentative de l’UDRS (union pour la défense de la révolution socialiste) de renouer avec la violence –ce qui aurait impliqué une violence encore plus aveugle de l’exécutif –, la voie préconisée par Hocine Ait Ahmed l’emporte. Hélas, bien que celle-ci soit pacifique, à travers la création du FFS en vue de mener le combat politique, il n’en demeure pas moins que le duo Ben Bella-Boumediene n’entend pas céder la moindre parcelle de son pouvoir.
Et paradoxal que cela puisse paraitre, ceux qui agitaient la menace de guerre civile en juillet 1963 au sein de l’UDRS, à l’instar d’Ali Yahia Abdenour et de Mohand Oulhadj, sont les premiers à rejoindre le régime. Bien que le parti soit amoindri, Hocine Ait Ahmed reste fidèle à son combat.
En dépit de l’indigence de ses moyens, le FFS persévère jusqu’à ce qu’il obtienne la reconnaissance officielle lors des accords du 16 juin 1965. Mais l’enfant terrible de la révolution algérienne, Houari Boumediene, ne voit pas les accords d’un bon œil. Pour lui, le peuple algérien ne peut pas être maitre de son destin. Du coup, pendant le règne de Boumediene, sur les six chefs historiques qui ont survécu à la guerre, deux sont exilés (Ait Ahmed et Boudiaf), deux sont assassinés (Khider et Krim), Ben Bella est emprisonné de 1965 à 1980. Seul Bitat échappe au mauvais traitement en acceptant de jouer un rôle secondaire.
De façon générale, la période du parti unique se résume à la violence, au déni des droits et aux abus tous azimuts. Jusqu’à l’ultime année du règne du parti unique, le FFS et son président restent dans la ligne de mire du régime. L’assassinat d’Ali Mécili, le bras droit de Hocine Ait Ahmed, consiste à punir le FFS pour avoir voulu rassembler toute l’opposition algérienne.
Cependant, après l’avènement du pluralisme politique, Hocine Ait Ahmed rentre au pays, le 15 décembre 1989. Bien que les caciques du régime ne veuillent pas jouer le jeu démocratique, Hocine Ait Ahmed essaie autant que faire se peut de convaincre les Algériens de s’engager. Sa franchise lui vaut alors des soutiens dans les milieux divers et variés.
Et le moins que l’on puisse dire, c’est que son rejet de l’islamisme politique –l’exploitation de l’islam à des fins politiques – et de l’État policier trouve un écho favorable. Et si les réformateurs du FLN, à leur tête Hamrouche et Mehri, n’étaient pas évincés, les élections législatives de juin 1991 déboucheraient sur un gouvernement républicain, dirigé par l’alliance FFS-FLN réformateur.
Malheureusement, les vrais décideurs ont un autre calcul. Ainsi, lors de la victoire du FIS aux élections législatives de décembre 1991, le régime –sous prétexte que le vainqueur ne respecterait pas les principes démocratiques –ferme la parenthèse démocratique. Désormais, la politique cède le pas à la violence. Bien que Hocine Ait Ahmed multiplie les initiatives pour que la situation ne dégénère pas, les parties en conflit campent sur leur position. 23 ans après le coup d’État de janvier 1992, le champ politique reste verrouillé.
Enfin, la disparition du dernier chef historique, symbole de la lutte démocratique, laisse l’Algérie orpheline. Pour honorer sa mémoire, il n’y a qu’une seule chose à faire : continuer le combat jusqu’à l’instauration d’une véritable démocratie en Algérie.