Lettre à Ihsane El Kadi pour son deuxième anniversaire en prison : Radio M et le bureau des légendes - Maghreb Emergent

Lettre à Ihsane El Kadi pour son deuxième anniversaire en prison : Radio M et le bureau des légendes

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Par Saïd Djaafer

Que souhaiter à un ami qui passe un deuxième anniversaire en prison ? J’avoue que je suis en peine d’imagination et encore plus d’avoir à le faire pour la seconde année…  La prison n’est pas faite pour les femmes et les hommes qui défendent les libertés et qui veulent le bien de leur pays. Je l’ai déjà écrit quelque part, on ne peut pas se consoler avec la formule « la prison, c’est pour les hommes ». C’était valable sous l’occupation coloniale, pas aujourd’hui.

Que faire alors ? Me rappeler que c’est aussi l’anniversaire de ta fille, Tin Hinan, une fierté permanente. Même si, pour elle aussi, ce sera un anniversaire tronqué, mutilé, une joie faussée, loin de l’allégresse passée, et nous l’espérons profondément, de l’allégresse future … et le plus tôt possible … Et Djamila qui, je l’imagine aisément, n’est certainement pas dans la joie pour ce deuxième anniversaire de séparation, d’enfermement, de tristesse, mais qui ne baisse pas les bras. Ne pas baisser les bras, je vois bien que c’est ton état d’esprit, splendide, rayonnant sur nous tous !

Que te souhaiter, frère ? La liberté, bien sûr ! Celle que tu as toujours défendue, même pour ceux qui te voient en ennemi. Ta liberté – et celle des autres détenus d’opinion aussi – on ne cessera de la réclamer.

Pourtant, chaque jour qui passe pour le pays, avec ses graves problèmes géostratégiques, de développement contrarié, l’à-peu-près général et le tiri-bark – dixit Nabil Mellah, autre détenu pour crime d’intelligence patriotique, montrent que la liberté d’expression et la liberté de penser sont les premières véritables défenses immunitaires d’une nation. Tu as toujours œuvré à ce que ces défenses immunitaires jouent leur rôle, voilà ton crime !

Chaque jour qui passe dans ce silence contraint imposé au pays – que l’on fait mine de présenter comme signe et preuve de sa stabilité – rappelle ce que tu es : un lanceur d’alerte algérien qui a continué à faire son travail alors que l’air du temps était à “’à-quoi bon”. Toi, tu as continué à le faire avec les moyens du bord.

Une petite radio et beaucoup d’histoires

En 2014, alors que la raison politique était en berne et que le “cadre” du quatrième mandat était imposé, le CPP, Café Presse Politique, était lancé sur une table bancale d’un appartement de la rue Ben M’hidi. On y parlait librement, on abordait les sujets tabous, on s’efforçait de décrypter le clair-obscur. Ceux qui y participaient, évidemment, n’avaient pas raison sur tout, mais leur effort d’argumentation libre apportait d’autres éclairages. Radio M était lancée et elle a produit bien des choses. Elle a bien entendu perturbé le ronron d’une gouvernance sans reddition de comptes. Du coup, cette petite radio que tu as fait naître en cuisine avec quelques collègues a généré bien des histoires… souvent ahurissantes et ridicules.

Les geôliers et les éternels justificateurs t’ont fabriqué une étonnante légende, tu es un dangereux gauchiste doublé d’un affreux néo-libéral, tu as tes entrées chez la CIA, le MI6 et chez tous les méchants sigles du monde. Ils n’ont pas osé le Mossad – à ma connaissance du moins – mais ils ont osé le Makhzen qui pourtant – il suffit de faire une petite recherche sur Twitter pour le constater – n’avait aucun doute sur ton soutien à l’autodétermination des Sahraouis. Et puis, il y a ceux qui ont fait marcher la légende qu’Interface Médias était une machine à sous et que ses actionnaires croulaient sous les dinars, les euros et les dollars. Rien que ça !

Ils ne savent pas, les pauvres, que la réalité est encore plus troublante que les légendes qui te poursuivent. Cette réalité est qu’avec Interface Média tu as pu lancer Maghreb Émergent puis Radio M par pure volonté, par amour du métier, par conviction de leur utilité pour le pays, par devoir civique, et que cela a été fait sans la recherche d’un accord, même tacite – avec le pouvoir. Cela a été fait tout simplement en utilisant ce que la loi permet, tout en gardant à l’esprit qu’il viendra sans doute un moment où cet exercice permis par la loi leur deviendra intolérable. C’est ce que tu as fait en repoussant le plus loin possible l’autocensure dont le synonyme en “algérien” est “ligne rouge”.

De la désactivation des défenses immunitaires

Débattre librement, c’est forcément avoir des avis différents, c’est dévoiler des failles et des contradictions. Insupportable donc. Y compris pour une bonne partie des élites supposément éclairées qui croient qu’il n’y a que des marionnettes et des marionnettistes dans ce pays. Notre chance est que même sous l’unanimisme constitutionnalisé – que l’on se souvienne de la fameuse “unité de pensée et d’action” – il y a toujours eu des Algériens qui ont défendu la liberté et les libertés.

Aujourd’hui, sous cette Algérie censément avoir fait peau neuve, même ceux qui ont véhiculé les fausses légendes sur toi se rendent compte à quel point Radio M et ses débats, aussi limités fussent-ils – manquent dans un pays où les acteurs du régime sont dans l’incantation verbeuse et les médias dans le dithyrambe permanent.

Notre ami Nacer Djabi a posté ceci sur sa page Facebook : “J’éprouve une grande peur pour le pays et son avenir quand je compare notre vacuité intellectuelle et politique avec les débats intellectuels et politiques en cours dans le monde développé qui entendent déterminer l’avenir du monde en notre absence”. Ton emprisonnement et celui des détenus d’opinion, les mesures prises contre Radio M et Maghreb, l’entreprise de désertification intellectuelle et politique participent de cet étrange auto-affaiblissement mené par des détenteurs de pouvoir. Ce sont nos premières défenses immunitaires, les plus importantes, qui sont désactivées.

Pourtant, rien n’est jamais perdu définitivement. Au cours d’une discussion avec Bachir El Kadi, ton père, Allah yarahmou, avant la réalisation d’un entretien publié en deux parties dans le Quotidien d’Oran, il m’avait fait remarquer que les sursauts salvateurs en Algérie viennent après de longues périodes de marasme et de doute. Je veux croire que cette entreprise d’auto-affaiblissement ne durera pas longtemps.

Radio M, sans le savoir et sans être dans un quelconque complot, préfigurait l’avènement du Hirak et le projet d’une Algérie des citoyens. Cette Algérie finira par advenir. Tout comme ta liberté, et la nôtre.

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